VIIPhilippe et Jacques revinrent sur leurs pas et se dirigèrent vers la bordure du navire. Comme ils se penchaient pour s’y accouder leurs yeux se rencontrèrent, et leurs visages un moment contractés par la réflexion, se dilatèrent du même coup dans un mouvement de maligne gaieté.
– Oh ! nous allons, je crois, en voir de drôles, s’exclama Philippe en éclatant.
– Nous en verrons de toutes les couleurs, répondit Jacques. – As-tu remarqué ce que le commissaire nous a dit et propos de la belle madame Listor ?
– Comment sais-tu qu’elle est belle d’abord ?
– Je m’en doute un peu, d’après l’attitude du commissaire. Dis-moi. J’ai cru déjà comprendre que la pratique de l’union libre fait partie des nouvelles mœurs matrimoniales. As-tu remarqué ce détail ?
– Cela ne m’étonnerait pas, répondit Philippe… Dès lors que le divorce a été admis, j’entends un divorce facile, pas trop cher, pas trop compliqué et pouvant bientôt résulter du simple consentement mutuel, c’en devait être fait du mariage, je veux dire de l’indissolubilité et de l’unité du pacte matrimonial… Les Français, aujourd’hui comme jadis, ne s’arrêtent pas sans doute à mi-chemin. Qu’il s’agisse de religion ou de famille, ils sont toujours hommes à aller d’un extrême à l’autre. Oh ! ce ne sont pas eux qui, en matière de dogme, auraient jamais su se fixer à point nommé, à la halte commode du protestantisme. Ils n’ont pas dû, j’imagine, s’arrêter non plus en matière d’association conjugale, à la barrière artificielle du divorce judiciaire… Croyance complète ou incrédulité absolue ; indissolubilité matrimoniale ou liberté entière. – C’est simple, élémentaire comme conception et comme raisonnement ; mais pour être logique, c’est logique… Reste à savoir comment ils se sont accommodés en pratique de cette innovation plus que téméraire.
– Voyons, Philippe, répliqua Jacques, les hommes ne sont pourtant pas des animaux, pour s’accoupler ainsi au hasard de leurs impulsions naturelles et sans souci bien arrêté de leur progéniture. Créés par Dieu pour devenir des anges après leur vie mortelle, rachetés par lui du péché originel et doués d’une âme divine, ils ne sauraient s’abandonner à l’amour, sans faire intervenir à côté du représentant de la loi civile, le représentant de la religion.
– Évidemment, dit Philippe, en élevant la voix. Ah ! je suis bien de ton avis…
Il partageait effectivement en cette matière toutes les convictions de son compagnon. Et pourtant en lui-même il ne pouvait s’empêcher de penser qu’entre les hommes et les animaux, il subsiste en définitive quelque analogie ; que cette analogie se remarque dans les tendances et les nécessités de leur vie. – L’amour demande-t-il impérieusement à être précédé ou accompagné de formalités pieuses ou légales ? – Les jeunes gens ne s’aiment-ils en réalité qu’en vue de se procurer des enfants ? – Si Philippe avait voulu aller au fond de sa conscience, il y aurait peut-être trouvé quelques doutes sur tous ces points.
La mer était fort belle. Nos jeunes cousins se laissèrent aller un moment à en contempler l’azur infini. – Au loin des poissons volants apparaissaient de temps à autre, faisant des ricochets au-dessus de l’eau. Dans le sillage du navire, de grands oiseaux gris trempaient leurs ailes, accompagnant leurs mouvements de cris plaintifs. – La brise était à peine sensible malgré la vitesse du navire. – Partout, dans l’alentour, régnaient une lumière intense et un silence profond.
Au bout d’un moment ils se mirent à aller et venir sur le pont.
À chacune des extrémités du navire, il y avait une tente.
– Celle de l’avant était pleine de population noire ; c’étaient des nègres, des négresses et des négrillons, le tout entassé pêle-mêle. Cette catégorie de passagers avait dans l’entrepont un quartier spécial pour manger et dormir. L’abri sous lequel ils étaient étendus à l’extérieur, leur servait seulement à prendre l’air. – Les deux cousins ne furent nullement étonnés de la présence de ces naturels africains, dont les congénères tiennent une grande place dans la population du royaume de Bourbon.
Sous l’autre tente, à l’arrière, étaient quelques passagers de race blanche. Jacques et Philippe allèrent bientôt s’y asseoir. – Par un heureux hasard, les voyageurs qui s’y trouvaient réunis étaient presque tous des Français. – Il est vrai que le paquebot avait levé l’ancre à Tamatave et n’avait encore fait d’autre escale que celle de Saint-Denis. Le fait n’avait donc rien d’étonnant.
Ces passagers, à première vue, semblaient tous appartenir au s**e fort. Leur costume se composait indistinctement d’une large vareuse, d’une culotte bouffante et d’une paire de jambières. Cependant, en observant certains visages qui se retournaient vers eux, en remarquant mieux les attitudes et les tournures des assistants, Philippe et Jacques ne tardèrent pas à constater qu’un certain nombre de femmes se trouvaient mêlées à l’assistance. Celles-ci portaient seulement des étoffes un peu plus claires ; et leur coiffure était plus compliquée, chez celles au moins qui avaient les cheveux longs, car quelques-unes d’entre elles semblaient les porter assez courts, à l’instar des hommes.
Les sujets du roi de Bourbon ne purent s’empêcher, tout en faisant ces remarques, d’échanger entre eux un sourire. En même temps pour se donner une contenance, ils s’emparaient des journaux déposés sur une table, vis-à-vis d’eux.
– Des cantinières, mon cousin… il n’y a plus que ça, dit Philippe à voix basse en se penchant vers Jacques, la bouche dissimulée derrière une gazette.
– Ni hommes, ni femmes, répondit Jacques, tous Annamites.
Et ils se mirent à parcourir les feuilles publiques. Justement l’un et l’autre étaient assez friands de journalisme. Jacques était même propriétaire, dans le district de Saint-André, où il avait une résidence, d’une petite feuille hebdomadaire. Dans cette feuille qui s’appelait l’Étendard de Saint-André il soutenait avec ardeur, contre les premiers fauteurs du libéralisme renaissant, les principes du droit divin et de la monarchie autoritaire.
Les premiers journaux qui passèrent sous leurs yeux étaient de Madagascar. Nos jeunes gens comprirent de suite que cette possession, après avoir été longtemps gouvernée comme un pays conquis, était sur le point d’arriver à cette période de développement où les colonies s’administrent elles-mêmes, ne conservant avec la métropole d’autres relations que celles qui résultent de l’affinité des races et de la communauté des intérêts.
Ils avaient hâte d’arriver aux journaux français. – Dès l’abord ce qu’ils remarquèrent, ce fut leur volume et aussi leur étendue. Nos amis n’avaient aucune idée de ces fascicules à pages nombreuses, sous la forme desquels la plupart de nos feuilles quotidiennes se présentent aujourd’hui en public. Ce qui les frappa tout autant, ce fut leur bas prix. Au numéro, ils ne coûtaient presque rien et, à l’a********t, encore bien moins.
« Évidemment, se dit en lui-même Jacques de Vertpré, les journalistes français travaillent sur le velours ; ils vivent de leurs insertions et peut-être distribuent-ils gratuitement leurs épreuves humides au coin des rues ; les nouvelles, les cancans et les réflexions n’ayant plus d’autre but sans doute que de servir de véhicule aux réclames largement payées. »
Tout en parcourant ces papiers divers, ils cherchaient l’un et l’autre à mettre la main sur quelques-unes des publications qui existaient au moment de l’émigration et dont les récits de leurs pères leur avaient parlé. Ils n’en trouvaient pas. – Tous titres nouveaux, insignifiants ou bizarres, empruntés le plus souvent à une profession ou à une localité.
Jacques allait entamer la lecture méthodique de l’Express, grand journal de Paris, quand, sous une revue à couverture ponceau, qui n’était autre que la vieille Revue des Deux-Mondes, il avisa un simple feuillet jaune clair, d’un format moyen, dont le titre commençait par un F.
Il s’efforça de soulever la Revue quelque peu, et les quatre lettres : F i g a apparurent à son regard curieux. À n’en pas douter, il avait devant lui le Figaro, si cher aux fondateurs de la colonie de Bourbon, et dont quelques numéros, légèrement expurgés, se trouvent déposés au musée de Saint-Denis. – Il réussit enfin à déplacer l’imposante Revue. – Effectivement, c’était le Figaro, avec un sous-titre toutefois : Figaro, journal sans réclame.
« Ah ! il y a donc, se dit Jacques, deux sortes de journaux, le journal de simple publicité sans doute, et le journal d’informations… Tiens, tiens, et le journal de propagande et de vulgarisation, qu’en fait-on ? la profession de journaliste serait-elle devenue purement commerciale ?… Et les apôtres, ceux qui de droite et de gauche semaient la bonne parole, sincère et désintéressée, comment opèrent-ils maintenant ? »
Le journal le Figaro était donc désormais un simple bulletin de nouvelles. Très léger, très court. On en servait trois éditions par jour.
– Eh là ! un article en grosses lettres. Qu’est-ce donc ?… « Derniers détails sur la chute à plat du ballon le Zénith… » Jacques de Vertpré se disposait à parcourir rapidement les diverses péripéties de cette catastrophe, d’un genre tout nouveau pour lui, lorsqu’une certaine sensation se produisit tout à coup sous la tente.
Nos deux amis durent en même temps cesser leur lecture.