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I(Ce livre est censé être écrit au commencement du XXIe siècle.)
Les fêtes qui furent célébrées par toute la France à l’occasion du premier centenaire de 1789, excitèrent, comme chacun le sait, un enthousiasme extraordinaire. Dans les grandes comme dans les petites villes, les manifestations publiques revêtirent un double caractère de patriotisme et de fraternité, comme on n’en avait pas constaté depuis la fête de la Fédération au siècle précédent.
Il fut évident, à partir de cette époque, que la France était définitivement conquise aux idées qu’on appelait encore alors les idées modernes. Tous les habitants du pays, même les plus aveugles, en eurent la perception bien nette, et ce fut un fait acquis pour le monde entier.
Il restait néanmoins sur le sol national bien des gens, qui s’étaient maintenus en dehors du courant général, et qui étaient fermement décidés à y rester toujours. On les avait appelés, suivant les époques, légitimistes, aristocrates, réactionnaires ou cléricaux. Ils étaient alors, si nous ne nous trompons, connus sous le simple nom de « dissidents ».
C’étaient, pour la plupart, des personnes fidèlement attachées ? l’ancienne religion du pays, qui souffraient avec amertume d’une organisation sociale, conçue en dehors de leurs dogmes essentiels : la divinité du Christ et la certitude d’une seconde vie. Ces particuliers s’étaient confirmés de génération en génération dans leurs sentiments d’opposition, grâce à la liberté politique dont on commençait déjà à jouir en France, par intervalles au moins, au XIXe siècle.
À côté d’eux, mais en petit nombre, se tenaient également sur la défensive, quelques individualités, éprises encore de privilège et de supériorité. Celles-ci ne pouvaient se plier à des lois, à des mœurs, jalouses avant tout d’établir et maintenir l’égalité civique.
À vrai dire le groupe des dissidents avait fini par se cantonner presque exclusivement sur le terrain religieux, dans l’idée catholique.
Et comme l’enthousiasme et la joie provoquent assez habituellement des sentiments de bonté tolérante, la majorité des citoyens français ne pouvait se défendre, au milieu des solennités par lesquelles elle fêtait le souvenir de son émancipation politique, de considérer avec un intérêt tout particulier, cette classe de compatriotes qui restait ainsi à l’écart, drapée dans une noble et respectable intransigeance.
Ceux-ci de leur côté comprirent à ce même moment que tout espoir de restauration chrétienne leur échappait. Ils se demandèrent ce qu’ils allaient devenir, sur cette terre de France si aimée toujours, s’ils étaient condamnés, eux et leurs enfants, à y vivre comme des étrangers.
Alors il arriva ce qui se produit habituellement quand les complications sont arrivées à leur état aigu. La solution qui jusque-là était restée voilée, à peine entrevue par quelques esprits clairvoyants, apparut à tous dans sa clarté et s’imposa.
Les dissidents devaient émigrer. – Le gouvernement devait faciliter leur émigration.
Cette double idée se fit jour tout d’abord dans la presse républicaine, et fut bientôt acceptée par la presse conservatrice tout entière.
On se rappela dans le parti religieux, comme un exempte digne d’être suivi, la résolution héroïque des puritains d’Écosse, fuyant, à la suite de Guillaume Penn, l’intolérance de leurs compatriotes, et allant fonder en Amérique une nouvelle pairie.
Pendant plusieurs mois ce projet agita le pays.
Précisément, à cette époque, le Parlement s’occupait détendre sur l’île de Madagascar, le système des protectorats.
Il avait fait appel aux habitants de l’île voisine, – l’île de la Réunion, – pour aller coloniser cet immense territoire : et ceux-ci entraînés par les avantages considérables qui leur étaient concédés, avaient déserté en masse leur domicile, si bien que l’ancienne de Bourbon était pour ainsi dire abandonnée.
Le gouvernement fit savoir par une agence d’informations officieuses, qu’il ne serait pas éloigné de mettre cette vieille possession française à la disposition exclusive des dissidents, et qu’il se chargerait même de les y transporter sur les vaisseaux de l’État.
Aussitôt des listes d’inscriptions furent mises en circulation dans toute la France, par les soins d’un comité d’action, composé de prélats en renom, de quelques députés de l’extrême droite et d’un certain nombre de journalistes.
En même temps, on avisa aux moyens de réaliser sans dommage sensible, les fortunes de ceux qui allaient ainsi s’expatrier. Sur ce point encore, la Nation se montra généreuse. Le gouvernement, s’appuyant sur un mouvement d’opinion qui ne pouvait laisser de place à l’incertitude, s’offrit à reprendre, à leur valeur réelle et actuelle, tous les capitaux, meubles ou immeubles, qui seraient abandonnés par les émigrants, se réservant de les rendre à la circulation en temps opportun, de manière à éviter une crise au marché national.
En quelques mois les dispositions furent prises ; et en 1891, à l’ouverture de la session annuelle du Parlement, les listes d’inscriptions furent jointes à une pétition, par laquelle plusieurs milliers de citoyens majeurs, demandaient, en leur nom et au nom de leur famille, que les représentants du pays voulussent bien sanctionner les promesses faites par l’administration centrale.
Le vote ne donna lieu à aucune difficulté. La ratification des avances gouvernementales fut décidée par acclamation, et pour la seconde fois le « milliard des émigrés » fut inscrit à notre budget. Les Français qui allaient se séparer pour toujours de la terre natale n’étaient pas des frères ennemis. Leur divorce s’opérait par consentement mutuel, pour incompatibilité dûment constatée de croyances et de principes.
Quelque temps après, un premier départ eut lieu à Marseille. Une flotte appareilla dans le port de la Jolliette, emmenant, tout d’abord, l’état-major de l’émigration.
C’étaient : un général portant fièrement un nom héroïque, un prédicateur de Notre-Dame, un grand nombre d’évêques portant la crosse et la mitre ; tous les survivants des zouaves pontificaux ; des moines et des religieux de tout costume et de tout ordre. – Au milieu d’eux, l’héritier des Bourbons d’Espagne, nouveau Joas, qui allait là-bas retrouver une couronne.
Le pape avait envoyé sa bénédiction aux voyageurs. – Ceux-ci levèrent l’ancre en chantant des hymnes, et en saluant de leurs longs adieux la terre de leurs ancêtres. – Le drapeau blanc flottait en haut de tous les grands mâts.