VIÀ peine à bord du bateau, les deux cousins se heurtèrent contre une succession d’étonnements de tout genre, qui, pendant un temps assez long, produisirent dans leur cerveau, un effet pareil à celui du rêve.
Accueillis par les passagers et par l’équipage, avec des témoignages bien marqués d’intérêt, ils ne s’en trouvèrent pas moins quelque peu embarrassés tout d’abord, au milieu de cette population flottante qui les considérait avec curiosité, tout en leur souriant d’une manière bienveillante.
La première chose qui les frappa, c’est que le bateau était mû par l’électricité. Ils ne voyaient plus au-dessus de la coque du navire ces énormes cheminées bruyantes et fumeuses qui caractérisaient l’ancien bâtiment à vapeur. Les mâts eux-mêmes et la voilure avaient disparu, les marins au long cours ayant perdu l’habitude des anciennes manœuvres.
La cérémonie des adieux s’était prolongée jusqu’à l’extrémité de la jetée. Longtemps encore après le départ, Philippe et Jacques appuyés sur le bastingage, avaient envoyé à leurs parents et à leurs amis, d’affectueux saluts. Au moment où ils perdirent la terre de vue, leur cœur, faut-il le dire, se serra dans un court moment d’angoisse.
Quand ils se retournèrent, le navire filait à plein courant ; et déjà le pont avait pris son aspect ordinaire de place publique, silencieuse et ennuyée. Au même moment ils se trouvèrent en face du commissaire qui, la main à sa casquette, venait s’entretenir avec eux des conditions de leur voyage et leur fournir les renseignements dont ils pouvaient avoir besoin.
– Où allez-vous messieurs ? leur dit sur un ton bref et pourtant fort poli, l’employé galonné.
– Nous allons à Marseille, répondit Jacques de Vertpré… De là nous voudrions gagner la Normandie par mer et débarquer aussi près que possible de Saint-Lo.
– Très bien, messieurs, la chose est des plus simples. Encore trois semaines, et vous serez dans la capitale de la Provence. Trois jours après vous pourrez accoster à Granville ; et de là, il n’y a pas bien loin pour aller par terre à Saint-Lo.
– Oh ! les bateaux vont bien vite maintenant, dit Philippe Martinvast.
Puis, après avoir réfléchi un instant.
– Toutefois, trois jours pour aller de Marseille à Granville par mer, cela me paraît un peu court. Ai-je bien entendu, monsieur le commissaire, vous avez dit trois jours ?
– Oui, trois jours.
Malgré cette affirmation, les jeunes gens ne paraissaient pas convaincus, et restaient très perplexes. Alors le commissaire, s’avisant de l’ignorance dans laquelle ils étaient restés sur les évènements récents, leur dit :
– Ah ! c’est vrai. Vous ne le savez sans doute pas. Nous avons maintenant le canal des Deux-Mers.
Ici nouvelle secousse chez nos voyageurs. – Nous en faisons encore une fois mention en passant, mais nous prévenons le lecteur, qu’à l’avenir, nous ne nous arrêterons plus à noter chacun de leurs tressaillements. À la longue, d’ailleurs, ils apprirent sans sourciller les choses les plus extraordinaires.
– Eh quoi ! s’écrièrent-ils l’un et l’autre, il est donc fait ce fameux canal ?
Et Jacques de Vertpré ajouta :
– Est-ce le grand Ferdinand qui l’a créé ?
– Comment, le grand Ferdinand ?
– Je veux dire Ferdinand de Lesseps :
– Non. C’est la Confédération.
– Quelle Confédération ?
– Mais la Confédération française, parbleu !
Silence des deux amis. – Ceux-ci ne se rendaient pas bien compte de ce que pouvait être la Confédération française. Néanmoins ils ne voulaient pas, à peine embarqués, importuner leur interlocuteur par de trop nombreuses questions.
Celui-ci, se doutant de leur état d’esprit, continua :
– Eh bien ! voici, pour que vous le sachiez, dès à présent, comment nous sommes organisés là-bas. La République, en un certain nombre d’années, nous a amenés à l’état fédératif… Nous avons commencé par ce qu’on appelait le socialisme d’État. L’État faisait tout. Il instruisait, fabriquait, construisait, faisait le commerce, etc… Ce fut le beau temps de la bureaucratie… Mais ce régime ne dura pas. Il était trop complexe. Le niveau qu’il faisait peser sur tous les échantillons de la race, sur toutes les parcelles du territoire, était tyrannique et étouffant.
Par réaction contre la centralisation, on alla à l’émiettement. À la grande unité de l’État on substitua la petite unité de la commune, et à son tour ce fut la commune qui fit tout. Au lieu d’un joug unique et national, les Français eurent à supporter un joug communal, le plus souvent vexatoire et arbitraire.
Mais les communes elles-mêmes se trouvèrent très mal de cette omnipotence. Les municipalités citadines opprimèrent les municipalités rurales, et entre les villes il y eut souvent des guerres, soit fiscales, soit même à main armée.
Avec le temps, nous sommes arrivés à une sorte de transaction entre ces deux systèmes. – Il n’y avait pas lieu de s’opposer à la prédominance des villes sur les campagnes. Par l’effet des communications faciles et rapides, les villes augmentaient, se remplissaient… Paris surtout devenait colossal… Les villages au contraire se vidaient. Il y avait bien encore dans la plaine des chantiers, soit industriels, soit agricoles, mars plus d’agglomérations vraiment sédentaires… C’est des villes aussi, que venait, en toutes choses, l’impulsion, le mot d’ordre… Comme dans une entreprise industrielle dont les constructions sont quelquefois très vastes, l’intelligence et la volonté, se trouvent concentrées dans un étroit bureau, d’où émanent le commandement et le contrôle ; de même dans chaque région, la vie commerciale, administrative et mondaine se concrétait et s’accumulait dans des chefs-lieux naturels, ces chefs-lieux convergeant eux-mêmes vers un centre plus important. En un mot, la vie se raréfiait à la périphérie du corps social et devenait plus intense dans les centres organiques.
Ce mouvement sans cesse grandissant mit en évidence des inconvénients auxquels il fallut bientôt chercher un remède. La plupart des communes rurales, à cause de la petitesse de leur territoire et du nombre restreint de leurs habitants, n’offraient plus un champ assez vaste pour une association désireuse de prospérer. D’un autre côté les intérêts d’une localité étaient presque toujours mêlés à ceux d’une localité voisine. Cette complication était fertile en embarras… On résolut, pour y parer, de supprimer l’autonomie communale, et la première unité sociale, le premier degré de la hiérarchie administrative, fut le canton. C’est au chef-lieu de canton que se trouvèrent fixés les agents actifs de tous les services d’utilité publique, police, arbitrage, instruction, force armée, assistance, contribution sociale, voirie, santé, incinération, etc…
En même temps le principe de l’égalité était absolument méconnu entre les anciennes communes. On comprit que ce principe, si cher aux habitants pris individuellement, devait, sous peine d’inconséquence grave, être appliqué aux groupes locaux. On conçoit en effet sans peine, qu’un citoyen faisant partie d’un groupe sans importance, n’est plus sur le pied de l’égalité avec un citoyen appartenant à un groupe considérable, riche et influent. On ne pouvait songer pourtant à établir entre les cantons une égalité mathématique et permanente… L’identité, qui est l’idéal de la démocratie, ne saurait évidemment être absolument réalisée, non plus pour les êtres sociaux que pour les individus… En règle générale, la loi de l’égalité ne peut trouver qu’une application restreinte et relative dans la détermination d’un maximum. C’est ce qui eut lieu pour le canton.
On fixa un maximum d’habitants assez élevé… vingt-cinq mille, si je ne me trompe… passé lequel, le canton devait être partagé en deux… De plus on tint compte, dans la nouvelle carte administrative qui fut dressée, du rapport de la densité de la population avec l’étendue du territoire habité. Et le maximum légal s’éleva en proportion de la densité, si bien que dans les grandes villes, le maximum cantonal peut monter, je le crois bien, jusqu’à cinquante mille habitants et même plus haut.
Le commissaire en était là de ses explications, quand un matelot du bord vint lui dire qu’on demandait à lui parler au salon des dames.
Il s’excusa auprès de ses auditeurs.
– Pardon, dit-il, je sais, qui m’appelle. C’est Mme Fanny Listor, une Parisienne, venue il y a quelques mois à Madagascar, en compagnie d’un négociant avec lequel elle avait contracté un engagement conjugal. La vie commune ayant cessé de lui plaire, elle se rapatrie avec ses deux enfants, aux frais de son dernier époux, et il ne se passe pas de jour qu’elle n’ait quelque chose à me demander.
En disant cela, le commissaire ne pouvait s’empêcher de sourire. « Les femmes, avait-il l’air de dire, vous le savez bien, il faut toujours qu’on s’occupe d’elles… »
– Mais je reviendrai bientôt, ajouta-t-il, et nous recauserons.
– Très volontiers, répartit Philippe, car jusqu’ici franchement nous ne voyons pas bien encore comment fonctionne la Confédération.
– Nous en reparlerons, soyez tranquilles, fit le commissaire.
Et, entraînant avec lui les deux jeunes gens dans la direction de l’escalier :
– Qu’il vous suffise pour le moment de savoir que la France actuelle est avant tout un faisceau de cantons, une association formée entre des groupes d’habitants, dont l’effectif est limité par la Constitution elle-même. Sur ce, à bientôt.
Et il disparut dans l’escalier de fer qui conduisait au salon, laissant nos deux amis assez incertains du jugement qu’ils devaient porter sur ce qu’ils venaient ainsi d’apprendre.