VLes chapitres qui vont suivre ne constituent point pourtant, nous devons le dire dès l’abord, un travail purement sociologique. Nous n’avons pas la prétention de nous renfermer dans le domaine de ce que les hommes graves du passé appelaient gravement l’économie politique. – C’est un roman que nous avons surtout en vue, c’est-à-dire une histoire d’amour. Nous verrons, en la contant, la place que les nouvelles mœurs ont laissée au premier des sentiments et des mobiles humains. – Si par hasard, dans le cours du récit, quelque détail apparaît, dont nos devanciers auraient pu jadis s’offusquer à bon droit, nous l’imputerons au changement que le temps apporte dans les conceptions morales, et nous n’en continuerons pas moins notre observation, en spectateurs que la curiosité, même la plus large, ne saurait empêcher de rester bien intentionnés.
Pour commencer, nous avertirons le lecteur que Philippe et Jacques étaient, au moment où ils partirent, assez novices à l’égard de la passion masculine. – Philippe avait eu peut-être en garnison quelques légères aventures, car le diable n’était pas, comme on le pense bien, sans avoir retenu une petite place à Bourbon ; mais il n’avait tout au plus senti l’amour qu’à fleur de peau. – Jacques, de son côté avait eu, si nous ne nous trompons, vers l’âge de dix-huit ans, une grande passion ; oh ! purement spirituelle, qui avait bien duré deux mois… pour une jeune cousine ornée de seize printemps… une passion malheureuse, car la jeune cousine resta, d’après ce qu’on nous a raconté, indifférente à ses tendres dispositions. – Il n’était pas non plus, comme on le voit, entré fort avant dans la voie amoureuse.
Pour tous les deux, l’avenir était bien simple, quant au sort réservé à leurs sentiments intimes. Au retour de leur voyage, ils se marieraient à des jeunes filles de leur condition ; puis ils deviendraient pères et mettraient leur bonheur à vivre jusqu’à la troisième génération. Il en était ainsi partout au temps des patriarches, disent les vieux livres ; et sans remonter si loin, il en était encore assez généralement de même en France, au moment du premier centenaire de la Révolution.
Ainsi l’un et l’autre perpétueraient leur race, en la croisant avec une autre race, analogue de tempérament et d’aptitude : leurs enfants porteraient leur nom ; et après leur mort, on verrait, dans la chapelle funéraire du comté de Vertpré, leur statue de marbre, couchée à côté de celle de leur unique et inséparable épouse.
C’est dans ces conditions d’esprit et d’expérience, qu’ils allaient affronter le monde actuel. Philippe était plein de confiance et d’audace. Il n’avait aucune prévention contre la France transformée. Le désaccord aigu qui, un siècle auparavant, avait donné lieu à l’émigration, n’avait laissé dans son esprit aucune trace. – Du reste, il faut le dire, avec le temps, le ressentiment des Bourbonnais en général, s’était considérablement adouci.
Cet héritier des Martinvast avait été en réalité élevé dans l’amour et la contemplation de l’ancien pays de ses pères. Tout lui en avait parlé, les livres, les tableaux, les récits de famille. Quand, en sa présence, la conversation revenait sur ce sujet, c’était toujours avec une note d’attendrissement et de regret. – « Ô France ! disait-il souvent lui-même, chère grande France, quel que soit aujourd’hui ton sort, je t’aimerai toujours. »
Et sa pensée, toute pleine de souvenirs patriotiques, volait, des épopées gauloises aux splendeurs fastueuses des derniers temps de la monarchie. – À partir de la Révolution, l’histoire détonnait sensiblement à ses yeux. Cependant, à travers les évènements du dix-neuvième siècle, il s’ingéniait à retrouver encore la trace des anciennes traditions historiques, et il la retrouvait. Il était fier du rôle que son pays avait joué dans le monde, et en même temps, confusément, il regrettait de ne plus faire partie d’un grand peuple. – Depuis un siècle, que s’était-il passé ? et quel était désormais le rôle de son ancienne patrie ? – Il l’ignorait ; mais des pressentiments lui donnaient à penser que la nation n’avait point décliné, et que, sous le vocable d’idées nouvelles, elle avait encore fourni une brillante carrière.
C’était un fier et beau garçon que Philippe Martinvast. Grand, bien campé, l’œil franc, les cheveux noirs, le teint rosé, il rappelait assez exactement ces Français du Sud-Ouest dont le type s’épanouit si bien à Toulouse et à Bordeaux, dans ce pays qui est toujours celui du bon vin, de la chaude gaieté et du franc-parler. Sa mère d’ailleurs était d’une famille originaire du Béarn.
Jacques de Vertpré était plutôt un échantillon des races du Nord. Ce caractère se reconnaissait à ses yeux bleus, à ses cheveux châtains, presque blonds, à sa carnation fraîche et délicate. C’était une nature sérieuse, mais sensible à l’excès. – Sa mère, devenue veuve assez jeune, l’avait gardé longtemps auprès d’elle, car il était son unique enfant ; et il était resté au fils, de cette éducation maternelle trop prolongée, quelque chose de féminin dans les allures, les préférences et le caractère. Toutefois, cette tendresse de complexion morale était habituellement voilée chez lui, sous des dehors virils, empruntés plus tard à la fréquentation de ses camarades. La réserve ordinaire de son attitude et de son langage contribuait aussi à la masquer. – À tout prendre, Jacques était, ainsi que son cousin, un parfait gentleman, comme on disait autrefois, d’une distinction aisée, simple et séduisante.
Lui non plus n’avait pas, à proprement parler, de prévention contre le nouveau monde qu’il allait découvrir ; mais il était sans enthousiasme. Et au fond de sa pensée, il ne pouvait se défendre absolument d’un sentiment de rancune tenace contre tout ce qui s’était passé chez nous depuis la Révolution. En un mot il n’avait au sujet de la France ni regret, ni aspiration. Heureux dans son île, s’il la quittait, c’était avec le désir d’y revenir au plus tôt.