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1497 Words
XRosa Myrtil pouvait avoir de vingt-deux à vingt-quatre ans. Elle appartenait à une troupe lyrique qui avait été donner des représentations à Tananarive. Son engagement terminé, elle avait fait dans un yacht, un voyage de circumnavigation autour de Madagascar, en compagnie d’un jeune créole ; et maintenant elle revenait seule en France, se dirigeant vers Paris. Depuis quelque temps déjà elle cherchait, comme nous l’avons vu, à prendre part à l’entretien engagé entre le capitaine et nos deux cousins. Aussi s’empressa-t-elle de saisir au vol l’occasion qui lui était offerte d’y intervenir. – Nous ferions mieux en effet, dit-elle tout d’abord, de mettre ces messieurs au courant de ce qui a trait à l’art, au théâtre et à la condition des femmes ; ce serait plus amusant, il me semble, et nous pourrions dire notre mot. – C’est aussi mon avis, dit de son côté Mme Listor. Il y aurait là vraiment un service à rendre à nos aimables compagnons. Jacques de Vertpré observa en souriant qu’ils ne demandaient pas mieux, son cousin et lui, que d’avoir sur ces différents sujets quelques notions préliminaires. – Déjà nous croyons savoir, ajouta-t-il, que le mariage n’est plus dans les mœurs, n’est-il pas vrai ? – Non, plus du tout, répondit Mme Myrtil en élevant la voix. Le mariage tel qu’on l’entendait jadis n’a même plus d’existence légale… Il avait été imaginé surtout, il faut le dire, dans l’intérêt des enfants. Or, aujourd’hui, le sort des enfants est réglé à part ; il est complètement assuré en dehors de la famille. D’un autre côté l’ancien mariage se combinait avec un système de succession qui a également cessé d’exister. Ces messieurs qui sont à vos côtés pourront vous dire les changements qui ont été apportés au droit de propriété et à sa transmission. Ce qu’il y a d’essentiel à savoir, c’est qu’on ne reçoit plus rien gratuitement d’autrui que par donation ou par testament. Pour en revenir au mariage, ou plutôt à ce qui remplace le mariage, voici maintenant ce qui se passe : Les relations conjugales sont absolument libres… absolument, vous entendez bien… et le contrat matrimonial est une convention comme une autre. – Quand une femme attend un enfant, elle en fait la déclaration à l’officier municipal, et se trouve dès lors soumise à la tutelle médicale. Si elle est absente de son domicile, elle doit autant que possible le réintégrer ; et là elle trouve à sa disposition une Maternité confortable de et tranquille, À partir de cette époque, elle abandonne ce costume presque masculin que nous portons, nous autres, qui n’avons pas encore eu l’honneur d’être mères ; et elle revêt pendant un temps plus ou moins long l’habit féminin traditionnel. – Elle ne quitte la Maternité qu’un an environ après la naissance de l’enfant. La mère reprend alors son entière liberté et l’enfant, auquel on a évité les formalités superstitieuses de l’ancien baptême, formalités pénibles toujours et souvent dangereuses, l’enfant, dis-je, passe successivement par la crèche, l’école, le collège, le lycée, où il est partout élevé en commun, avec les autres enfants de son âge, aux frais du canton. Jacques de Vertpré n’entendait pas sans un profond déplaisir cette exposition d’un système, digne de Lacédémone, et empreint à ses yeux d’une véritable cruauté. « Comment, se disait-il en lui-même, comment a-t-on pu se laisser entraîner à une aussi monstrueuse extrémité… arracher l’enfant à sa mère… C’est encore bien plus grave que l’atteinte à la liberté du père de famille sur laquelle on a tant disserté jadis. » Il continuait pourtant à manger et à boire, sans mot dire, gardant pour lui ses réflexions. Philippe, de son côté, ne paraissait pas trop désorienté. Il demanda si toutes les femmes étaient astreintes à ce régime général ; s’il n’y en avait point parmi elles, qui, aidées par des ressources personnelles suffisantes, obtenaient de rester dans leur maison en pareille occurrence, de manière à garder leurs enfants près d’elles et de leurs époux. – Il y en a bien quelques-unes, dit Mme Listor, et j’en suis un exemple. Je n’ai pas d’époux pour le moment, mais je garde cependant mes enfants. – C’est vrai, reprit Mme Myrtil, le régime dont je vous parle n’est pas obligatoire. Il est cependant suivi par la généralité de nos concitoyennes… Bien peu de personnes sont en position de faire ce que fait Mme Listor… D’autre part les Maternités sont organisées de manière à satisfaire les femmes d’une délicatesse au-dessus de la moyenne. À quoi bon se procurer par d’onéreux sacrifices ce qui est offert gratuitement ? Enfin, madame Listor me permettra de dire que, par suite des mœurs, il s’établit entre les enfants qui ont été élevés par leurs parents et ceux qui ont été formés dans les établissements publics, une séparation morale qui n’est pas toujours à l’avantage des premiers. – Oh ! cela est contestable, ma chère dame, interrompit Mme Listor, mais passons… – Soit, passons, répondit Mme Myrtil. Jacques restait frappé de l’assurance aisée avec laquelle la jeune artiste expliquait toutes ces choses. – En résumé, madame, dit-il, je le vois, la famille a cessé d’exister. Il n’y a plus en France, me semble-t-il, que des ménages. – Il n’y a plus que des ménages, c’est bien cela, s’écria Mme Myrtil en riant. Et en même temps elle se mit à chantonner : La vie est un voyageQu’on ne fait bien qu’à deux.– Mais encore, ces ménages, reprit Philippe à son tour, sur un ton un peu affecté de gaieté ; ces ménages, tout en étant libres, comme vous le disiez tout à l’heure, se forment-ils au moins devant M. le maire ? Ici toute l’assistance éclata, et Philippe se trouva, lui aussi, entraîné dans l’hilarité générale. – Oui, on en voit encore se former ainsi, repartit Mme Myrtil, qui se renversait sur sa chaise et pouvait à peine se contenir ; mais c’est au théâtre. De votre temps,– ah ! je me trompe – du temps de vos parents, au théâtre, c’était toujours le notaire ou le tabellion qui faisaient les mariages. Dans la réalité c’était M. le maire ou M. le curé… Eh bien ! la mode est renversée. Aujourd’hui c’est au notaire, non au maire, qu’il faudrait réellement s’adresser dans la pratique, si nous n’avions pas pris l’habitude de faire nos actes nous-mêmes. C’est-à-dire que quelques femmes prudentes stipulent par écrit certains avantages personnels, ou bien encore quelque indemnité en cas d’abandon intempestif ou anticipé. Mais, à vrai dire, presque tous nos engagements d’amour sont faits de vive voix. Ici Mme Myrtil reprit son sérieux ; elle tenait à rentrer en possession d’elle-même, comme pour achever dignement ses explications. – Ces engagements, ajouta-t-elle, durent ce que dure l’amour lui-même, parfois quelques jours, parfois toute la vie. Le côté grave de la question matrimoniale venait ainsi d’être abordé. Si l’on continuait à parler dans ce sens, il était à craindre qu’on en vint à tomber dans des considérations ennuyeuses, ou bien encore que l’on aboutit à une discussion fâcheuse. Philippe, un peu inquiet, tournait de temps à autre les yeux vers son cousin qui avait cessé de prendre part à la conversation. Il se rendait compte de la signification de son mutisme, et il craignait de le voir en sortir avec éclat. Comment faire ? – Il ne fallait pas laisser le silence succéder aux dernières paroles de Mme Myrtil, – Aussi, brusquement, sans transition, il se mit à porter l’entretien sur un autre sujet. – Ces nouvelles mœurs, observa-t-il, n’ont pas été, j’imagine, sans avoir quelque retentissement dans l’art théâtral. – En effet, monsieur, répondit Mme Myrtil, le fond des comédies et des drames n’est plus le même. L’adultère, cette source inépuisable d’intérêt pour les honnêtes gens du siècle dernier, l’adultère n’existe plus. Il est mort naturellement avec le mariage… D’autre part, la notion de l’honneur s’est modifiée, la pudeur s’est évanouie ; le sentiment du patriotisme est considéré désormais comme relativement étroit. Tout en un mot, tout est changé dans les conventions scéniques… Et cependant le goût du public pour les représentations est toujours le même. La comédie, en particulier, continue à être fort bien traitée dans la maison de Molière, malgré l’abrogation, déjà fort ancienne, du décret de Moseau. Je vous préviens seulement qu’elle est devenue tout à fait sincère. Ce genre a rompu absolument avec les restes de pruderie qui surnageaient encore à l’avant-dernier siècle… Nous sommes revenus à Aristophane… Vous en voilà bien avertis. Le repas touchait à sa fin. Le capitaine demanda à la jeune artiste si elle ne consentirait pas, pour donner un échantillon de l’art musical actuel, à chanter l’un des morceaux de son répertoire. – Tous les passagers, ajouta-t-il, vous en seraient reconnaissants. – Très volontiers, répondit Rosa Myrtil… Et pourquoi pas ?… Je dirai même, capitaine, que je vous sais bon gré de votre proposition. Le chant est pour moi un besoin… Depuis que je suis embarquée, je souffre de ne pouvoir déployer ma voix… Je la sens prisonnière, là, dans ma gorge… Vrai ! j’ai des envies folles de mettre en branle cette masse silencieuse d’ondes aériennes qui nous entoure, superposée à la masse incommensurable des ondes liquides… Mais, pour cela il conviendrait d’être sur le pont. – Oui, sur le pont, s’écrièrent ensemble tous les assistants… Allons sur le pont. Chacun se leva… Il y avait dans un coin du salon un harmonium d’un déplacement facile. – Tenez, portez-moi ça là-haut, dit le commissaire en s’adressant à deux serviteurs de la table d’hôte. Et en quelques instants toute la société se trouva réinstallée, non loin de la tente dont nous avons parlé. L’heure était déjà assez avancée, et pourtant le crépuscule commençait à peine à estomper le ciel. – Quelques lames empourprées, se dégageant de l’onde à l’horizon, montraient la place où le soleil venait de s’éclipser. – Les cris d’oiseaux avaient cessé. – La mer, doucement remuée par un léger vent d’ouest, prenait des mouvements de berceuse, sous le navire rapide et indifférent. – En même temps, elle soulevait devant sa proue, comme pour le retenir, de longs replis chargés d’écume, et ceux-ci, en se brisant, remplissaient l’air d’une fraîcheur amère. Le commissaire posa ses mains sur le clavier, et ce fut dès lors un véritable concert.
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