XI

1467 Words
XIDes sons légers et harmonieux, sortant de l’orgue, s’élevèrent insensiblement au-dessus du silence, apportant aux oreilles attentives la sensation insinuante et recueillie d’une volupté qui commence. Ce furent d’abord des vibrations vagues et discrètes, pareilles au bruissement du navire qui marche, à la plainte du vent, au vol des oiseaux, aux sourds bouillonnements que le soleil provoque dans sa course. L’instrument se mettait au diapason du milieu ambiant. Peu à peu la tonalité s’éleva ; des mélodies succédèrent aux longs accords, et la musique humaine se mit à résonner franchement dans l’imposante solitude, prenant en quelque sorte possession de l’immensité vide. À ce moment Rosa Myrtil chanta. D’une voix émue et chaude, elle entonna la grande mélopée, si connue de nos jours, dans laquelle on exalte le charme et le prix de la vie. … Qu’est-ce que l’homme ? un peu de matière animée, un organisme mis pour quelques jours en mouvement par un balancier… Tant que dure le souffle qui le soutient, et tant que le balancier oscille, l’homme vit et existe ; il pense, il sent, il agit. La nature, pour obtenir de lui ce qu’elle désire, le retient ou l’entraîne par l’alternative de la souffrance ou du plaisir. D’où vient la vie ?… Pourquoi la vie ?… Mystère… L’homme l’a reçue, il la transmet et il l’aime… Il l’aime instinctivement, jeune ou vieux. C’est son seul et unique bien… Il s’y attache, même malheureux ; car souffrir c’est encore vivre. « Quelle est donc la mission de l’homme ?… Vivre… Son idéal ?… Vivre longtemps, vivre beaucoup… Sa règle ?… Vivre sagement. » Rosa Myrtil avait une de ces voix communicatives qui vont droit à la sensibilité des auditeurs et dont le seul son est attendrissant. C’était comme la vibration de tout son être. – De même que la contexture intime d’un instrument musical se révèle par son résonnement ; de même, la jeune artiste, par ses accents passionnés et troublants, donnait l’intuition de sa nature propre, avec son caractère, son tempérament et sa constitution physique. Jacques de Vertpré n’était pas le moins impressionné parmi ceux qui l’entendaient. Il commençait à trouver que la jeune doctrinaire, dont les discours tout à l’heure lui étaient si déplaisants, ne manquait pas d’une certaine flamme, qu’il y avait même beaucoup de sentiment dans son chant. Rosa Myrtil continua. Elle énuméra les joies de la vie. Pour la femme où est le bonheur ?… dans la maternité… Pour l’homme ?… Dans l’amour… Pour tous, à un moindre degré, il est dans la santé, dans la tranquillité de l’esprit, dans la communion avec la nature, dans le travail et dans le succès… Le travail n’est pas un châtiment, c’est une diversion qui sauve de l’ennui, l’écueil de la civilisation… C’est un exercice qui entretient nos forces… Il y a les joies nécessaires, communes à tous les humains et les joies accidentelles ou superflues. Les premières seules sont les joies réelles. Elles consistent dans la satisfaction de nos légitimes instincts… Ces joies sont simples. La première, la plus vive, s’obtient au prix d’un b****r… Dans toutes les sociétés bien réglées elles sont mises à la portée de chacun. Le bonheur est égal pour tous ; chacun en a sa part… Quelquefois il s’étend également sur toute une existence. Quelquefois il se condense en une heure de félicité… Le pâtre sur sa montagne n’a rien à envier aux puissants ni aux riches, car il n’a pas d’ennemi qui vienne empoisonner ses jours de sa haine… Le chagrin, l’envie, la crainte, les remords, le spleen qui mettent la t*****e au sein des positions les plus brillantes lui sont inconnus… « Rien ne sert de chercher le bonheur. Il se dérobe presque toujours à ceux qui le poursuivent, tandis qu’il va au-devant de ceux qui n’y pensent point… Que l’homme évite la souffrance, et qu’au surplus le simple contentement de vivre lui suffise. Heureux les inconscients ; ils ne souffrent, ni ne jouissent ; ils possèdent la véritable vie. » Ces strophes, magistralement récitées par la jeune artiste, donnaient à nos deux jeunes amis une idée assez exacte de la disposition générale de nos esprits à l’heure actuelle. Jacques écoutait, séduit par le charme de la musique. Pourtant des révoltes intimes se soulevaient dans son être, et les mots de « païen », « paganisme » sortaient sourdement de sa bouche. Ce mot de « païen » semblait dans son esprit contenir l’irrémissible condamnation de tout ce qu’il entendait. – À Bourbon, si on avait émis en sa présence de telles théories, il aurait sûrement protesté avec violence. – Mais il n’était pas chez lui et il comprenait qu’il devait se retenir. Quant à Philippe, il était moins combattu. Il se laissait aller sans contrainte au plaisir d’entendre une belle voix se déployer dans un air absolument libre. « Quelle que soit la manière dont on comprenne la vie, pensait-il en lui-même, le but des conducteurs de peuple est toujours à peu près le même, et les résultats obtenus ne diffèrent pas essentiellement d’une civilisation à une autre, à égalité de latitude terrestre. Néanmoins, il y a loin, de ces théories vagues et relâchées, à nos antiques croyances, si belles et si claires. » La troisième et dernière strophe énumérait les différentes formes de la vie ; elle célébrait les beautés de la vie végétative, la grandeur de la vie sidérale. Elle disait comment ces deux organismes se rattachent à l’organisme animal, et comment un même mouvement anime tout ce qui exista. Rien n’est stable dans la nature. Celle-ci ne s’arrête jamais… elle se renouvelle par des changements incessants. La personne humaine varie suivant le temps, l’âge, la saison, l’attitude, l’heure du jour, le froid ou la chaleur… La terre elle-même se modifie… Les astres entraînés dans l’infini, changent chaque jour d’orbite… Et l’homme reste inquiet devant cette palingénésie continue, au sein de cette agitation infinie… Il s’en vient alors comme un enfant, sur le seuil de son ignorance, et, appliquant à l’immensité de l’espace et du temps les idées du cerveau humain, il demande : À quelle heure ces globes lumineux ou obscurs ont-ils été façonnés ? Qu’elle est main qui les a mis en circulation ?… À quoi servent-ils ?… Et combien de temps vont-ils durer ?… À moi-même, qu’elle est mon origine ? suis-je sorti de l’humus, de l’éther ou de l’eau ? Ai-je commencé par être un germe ? Suis-je le produit d’une fermentation fortuite ? Ou bien ai-je apparu tout d’abord à l’âge adulte sous le ciel ?… Insensé, qui ne veut pas s’arrêter devant l’abime de l’inconnaissable. Tout ce qu’il dit, tout ce qu’il pense à ce sujet, ne peut jamais être qu’erreur. « La terre est le siège de la vie humaine, mais elle est aussi notre prison. Nous y sommes rivés comme la plante, et notre esprit ne peut, sous peine de vertige, dépasser son horizon… Prenons garde. Si nous percions le mystère de la vie, le charme en serait aussitôt rompu… Pour l’homme, c’est un bonheur d’ignorer l’avenir comme aussi d’oublier le passé. » Le navire continuait sa marche, et la nuit était descendue. À travers le bleu de l’atmosphère, les planètes apparaissaient maintenant comme des clous d’or. L’orbe cuivré de la lune se détachant dans toute sa netteté, semblait suspendu à quelques encablures seulement du bateau. Tous les assistants, les hommes du bord et même les nègres écoutaient dans le plus profond silence. Leurs regards, pareils aux rayons des étoiles, convergeaient tous vers la chanteuse. Celle-ci termina ses récitatifs d’une voix lente et basse. Les yeux plongés dans l’infini, les bras étendus dans un geste ample et grave, elle ressemblait aux prêtresses des évocations sybilliques. – Dans la pénombre bleuâtre, sa forme se profilait tout entière. – On eut dit le génie de l’impénétrable. Un court moment de silence succéda à cette incantation. Puis changeant de thème, Rosa Myrtil entonna successivement d’autres morceaux de son répertoire théâtral. À son tour, Jacques de Vertpré, sollicité par l’auditoire, fit entendre quelques airs du royaume de Bourbon. – Au moyen d’une chanson descriptive d’un tour très original, il présenta à l’imagination des assistants, les rades profondes de l’île, ses pics volcaniques, ses villes bâties en amphithéâtre qu’entourent des cocotiers, ses orages terribles, enfin ses bosquets de bambous qui rendent sous la caresse du vent des sons pareils à ceux de la lyre. Puis il entonna le cantique national de son pays : L’ombre de l’erreur est descendue sur notre grande patrie, nous avons fui, emportant le flambeau de la foi… Le Maître du Monde qui nous a façonnés à son image porte le nom de Dieu. C’est un être personnel… il a créé l’homme pour en faire un habitant du Ciel… Cette vie n’est qu’une épreuve… La vraie vie est au-delà, heureuse ou malheureuse… Cette vie-là est éternelle… L’homme y arrive tel qu’il était au dernier jour de sa vie terrestre. Dieu a formulé lui-même la loi morale. Il en a précisé les règles d’une façon définitive lorsqu’il est venu, il y a vingt siècles, passer trente ans sur la terre… Les évêques inspirés par lui sont ses ministres. Le premier des sacrements, c’est l’Ordre qui fait les prêtres ; le second, c’est le Sacre qui fait les rois. Un roi sacré par un évêque, est inviolable. Il est maître absolu de tout ce qui est en dehors de la Religion. Les catholiques seuls peuvent faire leur salut… C’est pour se garantir, à eux et à leurs enfants, la faculté d’arriver à une heureuse éternité que nos pères ont pris la voie de l’exil. « Dieu est bon ; il condescend aux vœux de ceux qui le prient… Un jour viendra où il rendra la lumière à son peuple de prédilection. Et Israël rentrera au berceau de ses aïeux… » L’heure était déjà assez avancée. – Après quelques félicitations mutuelles sur le bon emploi de cette belle soirée, chacun descendit à sa cabine. Au bout de quelques instants, on n’entendit plus, à travers le silence de la nuit, que la saccade monotone de la vague, et, de temps à autre, les brèves injonctions de l’officier de quart au timonier.
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