IX

1544 Words
IXLe capitaine Tropez n’était pas un loup de mer. C’était un officier instruit, très bon manœuvrier, qui, une fois descendu de sa passerelle, était le plus aimable et le plus liant des hommes. Son bord était à ses yeux comme un salon de famille doit il devait être le trait d’union ; et nous devons dire qu’il s’acquittait de cette mission avec beaucoup de tact et d’esprit, mettant dans ses explications sur les choses de la mer autant de bonne volonté que de précision, s’intéressant sincèrement d’autre part aux récits et aux observations des passagers. Aussi les repas qu’il présidait étaient-ils ordinairement agrémentés par une franche cordialité. Les conversations y étaient suivies par tous les assistants ; et, à la fin, il n’était pas rare de voir régner parmi eux une heureuse gaieté, ce qui aurait pu faire penser que les convives étaient des amis, se connaissant de longue date. Ce jour-là, l’entretien roula principalement sur l’état actuel des différents pays de l’Europe. Chacun se prêtait à l’envi à mettre les deux Bourbonnais au courant de ce qui s’était passé depuis un grand siècle, et à les préparer ainsi aux spectacles qu’ils allaient avoir bientôt sous les yeux. Ceux-ci ne posaient guère de questions, mais ils accueillaient avec tant de curiosité et de reconnaissance ce qu’on leur disait, que les autres allaient au-devant de leurs interrogations. Le capitaine les avait gracieusement placés à ses côtés, de sorte qu’ils ne perdaient pas un mot de ce qu’il disait. En face du capitaine était le commissaire, ayant à sa droite Mme Listor, et à sa gauche une autre dame, celle-ci habillée suivant la forme masculine, teint mat, regard fort intelligent et très mobile, expression un peu inquiète. Le souper était fort bien servi par des noirs. – Il ne faudra pas vous étonner, dit le capitaine, si vous trouvez en France beaucoup de nègres et de Chinois. Actuellement, presque tous les emplois domestiques et les travaux de corvée sont entre leurs mains. Vous en verrez sur les quais des ports, aux abords des gares de chemin de fer, dans les couloirs des hôtels, dans les demeures des particuliers, dans les mines de houille, partout où se rencontre une tâche ingrate, indigne d’un citoyen électeur. Il s’est formé, ajouta-t-il, des sociétés d’émigration qui nous amènent en quantité suffisante d’Afrique et d’Asie, le personnel servant dont nous avons besoin. Le groupe noir que vous avez remarqué à l’avant du navire, n’est rien autre chose qu’un essaim de serviteurs, dirigés vers un bureau de placement de Lyon. L’État contrôle et subventionne ces sociétés. Il les contrôle dans l’intérêt des principes humanitaires, pour que le personnel ainsi importé ne soit pas soumis à de mauvais traitements. Il les subventionne, car il a trouvé dans leur trafic une garantie de paix intérieure. Sa subvention affecte la forme que vous retrouverez dans toutes les entreprises fonctionnant avec le concours de l’État. Celui-ci garantit un certain revenu et prend une certaine part dans les bénéfices, quand il y en a. Les « coolies » – c’est le nom général sous lequel nous désignons aujourd’hui ces étrangers, Chinois et autres, – les coolies, dis-je, doivent à leur transporteur le prix de leur aller et de leur retour. Cette dette acquittée, ils disposent librement de leur personne et de leur pécule. Toutefois ils ne peuvent jamais devenir citoyens français ; et, en cas de nécessité, c’est-à-dire s’ils se conduisent mal ou s’ils sont trop nombreux, ils peuvent être rapatriés d’office. Jacques et Philippe écoutaient avec beaucoup d’intérêt les paroles qui sortaient de la bouche du capitaine. – Je comprends bien, dit Jacques qu’on refuse à ces étrangers le titre de citoyens français, car une nation, pour être homogène, doit autant que possible se composer d’individus de même race, de même constitution physique, et vous ajouteriez sans doute, vous capitaine… de même cerveau… Or, entre un Soudanais et un Poitevin, par exemple, il y a un abîme que plusieurs générations de Soudanais vivant en France ou de Poitevins vivant au Soudan, ne suffiraient pas à combler. – Mais supposez par hasard qu’un n***e très éduqué ou un Chinois exceptionnellement lettré, vienne s’asseoir au foyer de la France, et lui demander d’être admis dans sa nationalité, les repousserez-vous ? La petite dame habillée en homme, qui était à la gauche du commissaire, voulait prendre la parole pour répondre ; mais le capitaine, la prévenant d’un geste rapide, exposa que dans ce cas, la naturalisation ne serait pas refusée. – Tous les étrangers, continua-t-il, qui viennent en France à leurs frais, peuvent demander et obtenir la nationalité… Toutefois, je dois le dire, les conditions qui leur sont imposées sont différentes, suivant leur origine. Il y a une échelle pour la naturalisation, comme pour bien d’autres choses. Plus l’affinité de race est grande entre les Français et la nation à laquelle appartient le candidat, plus la naturalisation est facile… En outre il y a des cas de naturalisation exceptionnelle, basés sur le mérite individuel de l’étranger qui demande à être Français. – Fort bien, dit Jacques, mais pour ne parler que des émigrants de race noire, ou de race jaune, que faites-vous des enfants qui leur viennent pendant leur séjour en France ? – Nous faisons ce que nous pouvons pour que ces étrangers se reproduisent entre eux ; et leur descendance suit le sort qui leur est fait à eux-mêmes… À cette fin, les sociétés d’immigration doivent amener à peu près autant de femmes que d’hommes… Arrives en France, les coolies trouvent des lieux de réunion organisés spécialement dans leur intérêt, des maternités, des crèches, des écoles et des hôpitaux qui leur sont réservés. En fait, chers messieurs, il y a fort peu de métis, les mœurs étaient tout à fait contraires au mélange de sang. Ceux qui naissent dans cette condition sont comme les bâtards de la nouvelle civilisation. Ils sont Français, mais ils ne jouissent que d’une considération restreinte. Jusqu’à présent ils ne représentent heureusement dans la population qu’un élément insignifiant, et on peut dire, qu’au point de vue de l’influence, ils ne comptent pas. Il se peut, qu’avec le temps, nous voyons s’élever chez nous des questions comme celles qui divisent les républiques d’Amérique, je veux dire des questions de couleur, questions plus ardues encore que les conflits auxquels sont exposés les partis politiques ; mais nous n’en sommes pas là jusqu’aujourd’hui. À ce moment Jacques reprit la parole. – Je vous avoue, observa-t-il, que cette intrusion d’hommes jaunes ou noirs au beau pays de Gaule me gâte à l’avance un peu mon horizon. J’y vois comme une nouvelle invasion de barbares, opérée par la voie des chemins de fer et des steamboats, avec la complicité de l’envahi. Et je me demande ce que vaudront à la longue, dans l’esprit de ces nouveaux venus et de leurs descendants, le souvenir de Vercingétorix ou de Jeanne d’Arc, la légende architecturale de nos vieilles cathédrales et de nos palais, la gloire de nos savants, de nos saints et de nos héros. Le capitaine remarqua avec satisfaction que son interlocuteur, tout en faisant ainsi des réserves, considérait néanmoins la France comme son propre pays, et qu’il n’avait en aucune façon répudié sa part d’héritage, dans le patrimoine commun des traditions enregistrées par l’histoire. – Il est certain, répondit-il, que sous ce rapport notre pays a beaucoup changé. Nous ne sommes plus au temps où les Parisiens ne connaissaient d’autre n***e que celui du faubourg Saint-Denis, et où le colonel Tchenkitong ébahissait nos compatriotes en leur montrant qu’un Chinois pouvait avoir de l’esprit. Il y a eu depuis lors entre les peuples un véritable chassé-croisé. Et nous, le croirez-vous, nous sommes devenus voyageurs, colonisateurs, polyglottes… Les deux cousins écarquillaient leurs yeux, ils n’en pouvaient croire leurs oreilles. Leur étonnement était si bien peint sur leur visage, que le capitaine s’arrêta un moment. – Et pourquoi pas ? continua-t-il. Il y avait une là nouvelle habitude à prendre, une mode à implanter. Ce fut vite fait, je vous assure, grâce à l’impulsion donnée par l’État, par l’Université, par les villes, et par les associations… Aujourd’hui nous nous approchons de l’Angleterre pour l’importance du commerce extérieur, et nous avons hors de la métropole plusieurs millions de nationaux. L’emploi que nous avons fait des étrangers pour nos services inférieurs, a été précisément l’une des conséquences du grand essor donné aux communications internationales. Nous y avons trouvé, vous ai-je dit, une garantie d’amélioration sociale… En déchargeant les citoyens de l’accomplissement de professions pénibles et humiliantes, nous avons haussé le niveau du corps électoral, c’est-à-dire de la nation, et diminué l’écart inévitable qui sépare encore parmi nous, les plus élevés des plus humbles… Ces derniers ont déjà tout lieu de n’être pas mécontents… Ceux que la fatalité force accidentellement à déchoir, tombent moins bas désormais. La paix, la cordialité, le sentiment de la solidarité se maintiennent ainsi plus sûrement dans le pays légal. Ce n’est pas à dire, ajouta en souriant le capitaine, que les membres de notre démocratie soient tous devenus des gentilshommes, comme vous, messieurs les Bourbonnais. Ils sont néanmoins tous très policés, et d’autre part on peut affirmer, qu’à tout prendre, ils ont lieu d’être satisfaits de leur sort. La meilleure raison en est que chacun, en règle générale, est employé suivant ses aptitudes naturelles et travaille selon son goût. – Ah ! vraiment, et le service militaire obligatoire qu’en faites-vous ? – Le service militaire ! la conscription ! il y a belle lurette que toutes ces corvées du Moyen Âge n’existent plus, mon cher monsieur. On n’est plus marin, ni soldat malgré soi aujourd’hui… Mais il y en aurait trop long à vous dire sur ce sujet… N’est-il pas vrai Madame Myrtil ? En terminant, le capitaine se retourna vers la petite dame qui déjà avait voulu, comme nous l’avons dit, intervenir dans la conversation. Cette jeune femme avait suivi assez longtemps le colloque avec intérêt ; mais elle commençait maintenant à prendre un certain air ennuyé qui ne pouvait échapper au capitaine. Il était bon, pour elle d’abord, et sans doute aussi pour les autres convives, d’opérer une diversion. Voilà pourquoi le capitaine jetait ainsi brusquement la balle à la voisine de gauche du commissaire.
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