III
La maison où avaient failli entrer Maurice et Richard était, au premier abord, d’assez triste apparence ; mais, en la voyant si bien fermée, en apercevant derrière un jardin dont les murs étaient dépassés par des sorbiers à fruits rouges, en entendant des voix joyeuses et un peu confuses, on ne pouvait s’empêcher de songer au bonheur de ses habitants, de se figurer leur vie simple et modeste qui ne dépassait pas, même par les désirs, l’enceinte de la maison et du jardin, cette vie close, ce bonheur que ne défloraient pas les regards des profanes.
Cette maison renfermait pour chacun le passé et l’avenir, et les douces affections, car il y était né, il devait y mourir ; chacun des pauvres meubles était un monument où étaient inscrits bien des souvenirs d’enfance, des souvenirs de joie et d’autres de chagrins ; mais la mémoire est une si bonne chose que même les souvenirs tristes ont du charme, – le souvenir a son prisme comme l’espérance, c’est l’éloignement.
C’est un grand bonheur qu’une vie resserrée, on n’a pas à se diviser en mêmes fractions ; on se donne entier à quelques amis, et cette large part d’affection qu’on leur accorde, on la peut attendre d’eux.
C’est dans cette maison qu’était rentrée la jeune fille dont la voix, en préoccupant Maurice, avait causé le triomphe de Richard.
On la nommait Hélène, elle avait à peine seize ans. Hélène était presque encore un enfant ; ses longs cheveux blonds commençant à brunir, et qu’un ruban qui les attachait ne pouvait tous retenir, tant ils étaient touffus et inégaux, cachaient son front et ses yeux noirs, et quand elle parlait, de sa petite main elle les écartait et les rejetait en arrière.
Son existence avait coulé calme et limpide ; si sa jeune imagination, si riche d’avenir, avait daigné regarder le petit nombre de jours laissés en arrière, à peine eût-elle retrouvé deux ou trois chagrins dans toute sa vie.
Un jour, son frère avait écrasé une linotte apprivoisée, c’était une jolie linotte dont la tête et la gorge étaient richement empourprées ; – mais on oublie si vite les amis morts !
Une autre fois, dans une invasion au fruitier, faite de complicité avec le même frère, il l’avait hissée sur la plus haute planche de l’armoire où étaient les noix ; mais, comme elle allait charger ses poches de butin, les maudites noix roulèrent et tombèrent une à une sur le plancher, en produisant un perfide retentissement ; le frère s’était enfui, et les grands-parents avaient trouvé la coupable tapie en un coin sur les planches, d’où elle était trop petite pour descendre seule.
Souvent, pour entrer dans l’étang cueillir des nénuphars, dont la fleur blanche parfumée s’épanouit sur ses larges feuilles d’un vert sombre et luisant, elle n’avait plus retrouvé la haie où elle avait caché ses souliers et ses bas, et il avait fallu revenir nu-pieds à la maison.
Quand on a dépensé une partie de ses jours, quand la vie n’est plus qu’une de ces fleurs tardives qui ont survécu au printemps, et languissent pâles, décolorées, sans odeur, on s’afflige de la prodigalité avec laquelle l’enfance jette en riant ses jours exempts de soucis, sans les regretter, sans leur dire adieu ; on est surpris comme ce voyageur, dont parle un conte arabe, qui vit des enfants jouer au palet avec des rubis, des émeraudes et des topazes, et s’en aller sans songer à les ramasser.
Comme Éloi et sa femme Marthe, chacun à un coin de la cheminée, Marthe tricotant, Éloi fumant, parlaient de choses et d’autres.
De la flamme qui, vive et scintillante, annonçait du froid ;
De Henri qui serait bientôt un bon garde forestier, quand lui, Éloi, ne serait plus bon qu’à fumer sa pipe au coin du feu ;
D’Hélène qui devenait grande fille, et qui, jolie comme elle était, ne saurait manquer de trouver un bon parti.
Au fond de la chambre, le frère et la sœur faisaient, à voix basse, leurs projets pour le lendemain.
– Écoute, Hélène, nous nous lèverons de bonne heure, et nous irons au clapier prendre des lapins aux lacets.