II
Où l’on tue un préjugé
Allons danser sous ces ormeaux.
J.-J. ROUSSEAU.
Comme nous venons de parler de danses, de jeunes filles, il nous vient une crainte en l’esprit ; c’est qu’on ne se représente nos jeunes filles dansant sur la fougère ou sous la fougère, ainsi que font baller les filles, les écrivains citadins.
Depuis le jour où les philosophes se vantèrent de porter la hache dans la forêt des préjugés, ce qui les fit accuser par une femme d’esprit de débiter des fagots ; tout le monde s’est mis à détruire des préjugés, à renverser des abus, à briser des jougs.
On a fait, à ce sujet, ce que font les chasseurs auxquels une licence de chasse dans les forêts de l’état, permet de tuer « les lapins, les lièvres, les oiseaux de passage et les animaux nuisibles ; » et qui par catachrèse, considèrent comme animaux nuisibles, les daims, les cerfs et les chevreuils.
Chacun a voulu avoir son abus ou son préjugé tué sous lui, quand on a eu tout détruit, brisé, renversé : l’abus, le joug, le préjugé n’existant plus, il a fallu en inventer pour les détruire, les briser et les renverser ; il y a tel homme aujourd’hui qui s’occupe activement de renverser le préjugé de la politesse, et de briser le joug de la chemise blanche.
C’est pourquoi nous saisissons avec un empressement facile à concevoir, l’occasion qui se présente à nous, de détruire aussi notre préjugé.
Nous attaquons la fougère.
La fougère est une plante arborescente qui, à sa plus grande hauteur, ne dépasse guère deux pieds ou deux pieds et demi ; on ne peut donc danser ni sur ni sous la fougère, pas plus que sur ni sous la coudrette ; la coudrette signifiant le coudrier ou noisetier, et le noisetier étant branchu depuis le bas jusqu’en haut ; pas plus que sur la bruyère, qui jetterait les filles par terre, ou au moins leur mettrait les jambes en sang.
Les erreurs, depuis longtemps accréditées dans les romances et dans les livres, proviennent – de ce que l’homme qui écrit n’a pas le temps d’aller à la campagne, – de ce que l’habitant de la campagne n’a pas le temps d’écrire : de sorte qu’une condition nécessaire pour parler d’arbres ou de fleurs est de n’en avoir jamais vu ; comme on fait foi au livre que nous avons sous les yeux, livre dont l’auteur veut absolument tresser, pour sa bergère (la bergère est un préjugé qu’il n’est plus permis d’avoir), une couronne de roses odorantes et de chrysanthèmes ; – or, le chrysanthème ne fleurit qu’à la fin de l’automne, et jamais, par conséquent, ne s’est rencontré avec aucune espèce de rose odorante.