IV
Comment Maurice écrivit à son père, quoiqu’il en eut l’intention
Le même soir, Maurice et Richard, assis devant un bon feu, après avoir bu et mangé convenablement, allumèrent leurs pipes et devisèrent.
– Mon ami Richard ; dit Maurice, voici déjà fort longtemps que nous passons notre vie à étudier beaucoup sans apprendre grand-chose, à fumer, à boire de la bière et à tuer des chevreuils et des lièvres. Ne te semble-t-il pas qu’il serait temps de jeter là cette vie, après l’avoir pressée comme un limon, et d’aviser à nous en faire une autre ? Le chevreuil ne s’obstine pas à brouter les bourgeons déjà broutés ; – quand l’écureuil a mangé une noix, il en jette les coques et en prend une autre ; – les grives laissent les vignes vendangées, et vont chercher pâture ailleurs.
Pourquoi serions-nous comme ces chèvres qu’on attache au pied d’un arbre, et qui, après avoir tondu l’herbe dans le cercle que leur corde leur permet de parcourir, la retondent une seconde fois d’aussi près que leurs dents le peuvent faire ; puis quand elle est coupée rase ainsi que du velours, s’efforcent encore de la brouter, puis se couchent et ruminent ? – Ne serait-il pas plus sage, ami Richard, de changer de temps en temps sa vie, son séjour, ses habitudes, ses relations et ses amitiés, quand on a retiré tout, ce qu’il y avait de bon à prendre ? Resserrer ainsi sa vie dans quatre lieues de pays, entre huit ou dix personnes ; rester toujours sous le même ciel, sous le même degré de latitude, n’est-ce pas renoncer niaisement à ce que Dieu a fait pour nous ? La terre tout entière n’est-elle pas à chaque homme ? Pourquoi, habitant d’un grand palais, se confiner dans une seule chambre ? Pourquoi, membre d’une nombreuse famille, ne connaître que quelques individus ? Pourquoi tourner dans le même cercle, comme un cheval qui tourne une meule ?
– Est-ce à dire, répliqua Richard, que tu veux voyager ?
– Pas encore ; mais jusqu’ici je n’avais eu d’autres besoins que la faim, la soif, l’exercice, le grand air, – auxquels je joindrai celui de te tourmenter un peu de temps à autre : – depuis quelque temps, je sens de nouveaux besoins ; ma tête et mon cœur ont comme faim, et je ne sais que leur donner à manger. Quand je vois une femme, il me semble que j’ai quelque chose à attendre d’elle, que ce qu’elle peut me donner est un bonheur céleste auprès duquel tout ce que j’ai goûté jusqu’ici me paraît de grossiers et vils plaisirs. Il me semble qu’il y a en moi quelque chose de grand, de nobles, de divin emprisonné dans mon corps, et qui ronge les barreaux de sa prison ; c’est la sensation qu’éprouveraient les fleurs, quand la sève se précipitant au sommet des rameaux, tend à jaillir en fleurs éclatantes, et à les rendre, d’herbe inaperçue, verte, uniforme qu’elles étaient, de riches cassolettes, d’où s’exhalent les plus suaves parfums. – Il me semble que tout ce que j’ai été, ce que j’ai senti jusqu’ici étaient l’existence et les grossières sensations de la chenille et de l’informe chrysalide, et qu’aujourd’hui, le papillon remue dans la coque, et que le regard d’une femme, comme le soleil de mai, va lui donner l’essor, et lui permettre de déployer au soleil ses brillantes ailes, encore plissée par la prison, et de s’élever au ciel, abandonnant sa misérable dépouille sur la terre.
– Tu es amoureux.
– Non, auprès des femmes, je suis gêné, timide, et je ne pense qu’à les fuir. Ces idées nouvelles ne m’agitent que dans la solitude ; alors mon âme parle un langage sans mots, qui n’est pas fait pour les oreilles, mais pour l’âme ; un langage qui, si je pouvais le traduire, montrerait éloquemment à une femme le trésor d’amour qu’il y a dans mon cœur pour celle qui m’aimera.
Je ne suis pas amoureux, car je n’ai jamais vu celle dont l’image me poursuit ; c’est une image légère et frêle, comme si elle était faite de vapeurs condensées ; tellement que, lorsque mon imagination exaltée, fiévreuse, réussit à me la montrer par une hallucination extatique, il me semble que le vent de mon haleine va la faire disparaître, que le moindre bruit va la faire évanouir. Cette image est plus poétique qu’aucune femme que j’aie vue. Il y a en elle quelque chose de divin, qui semble ne pas appartenir à la terre.
Cependant, quand je songe que moi, qui ne suis qu’un homme, depuis que mon âme est ainsi éclose en moi, je me sens aussi une nature céleste, qui fait que je ne me trouve pas indigne de l’objet de mes rêves, et que je me crois avec elle une sorte d’affinité et de sympathie ; je pense conséquemment que ces jeunes filles qui, toutes belles qu’elles sont, paraissent encore tenir à la terre, si je pouvais féconder leur âme comme la mienne a été fécondée, trouveraient comme moi une autre nature, un autre vie, et que leur âme, s’élevant comme la mienne, pourrait se joindre à elle, se confondre avec elle, aussi intimement que deux parfums ou deux gouttes de rosée, et que ce serait là ce bonheur mystérieux dont je suis altéré.
Richard laissa un sourire errer sur ses lèvres.
– Écoute, Richard, continua Maurice, si tu n’as à me dire que des paroles qui me désenchantent, ne me parle pas ; si tu veux arracher à mon âme les ailes qui la portent au ciel, laisse-moi ; car j’ai une sainte vénération pour cette âme qui s’est éveillée en moi. – Il me semble que c’est une portion de la divinité, et que le reste de moi doit l’adorer. – Si je pouvais avec des mots humains peindre des choses célestes, tu respecterais comme moi ce qui te fait sourire.
Il se leva, prit Richard par la main, et le conduisit près de la fenêtre :
– Tiens, vois cet amandier, ses branches nues, noires, mortes : voilà ce que tu es, voilà ce que j’étais.
Représente-toi ce même arbre, au printemps, vivant, couvert de jeunes feuilles et de fleurs blanches et roses, et parfumant d’une fraîche odeur le vent tiède qui jouera dans ses branches ; voilà ce que je suis devenu. Ne doit-on pas respecter cette sève mystérieuse, cette vie qui fécond le bois mort ?
– Alors, je n’ai rien à te dire, Maurice, si ce c’est que nous sommes convenus d’écrire ce soir à nos parents, et que tu parais n’y plus songer.
– Tu es un homme maudit, Richard, tu me fais lourdement retomber sur la terre ; mais cependant tu as raison. Allons, continua Maurice, prenons tous les deux une plume et du papier, et écrivons. C’est une affaire de huit minutes.
– Pas pour moi, car je ne sais que leur dire, ni par où commencer.
– Ce n’est pas difficile.
Comment fais-tu ?
Je mets en haut de la page : Mon cher et honoré père.
– Après.
– Après ?
– Oui.
– Après, je mets une virgule, et je recommence à l’autre ligne.
– Alors, voilà mon commencement trouvé.
– Comment ?
– Je mets comme toi, mon cher et honoré père, virgule, et à la ligne.
– Ne me parle pas ; sans toi j’aurais déjà fini.
Maurice se mit à écrire rapidement, pendant ce temps, Richard remplit sa pipe, et se versa un verre de vin.
– J’ai fini, dit Maurice.
Je suis moins avancé que toi, dit Richard. Je n’ai encore trouvé que : Mon cher et honoré père. Lis-moi ta lettre, cela me donnera des idées.
Mon cher et honoré père,
Au milieu des plaisirs que je goûte à la campagne, je n’oublie ni vous ni vos bontés pour moi, et c’est au retour d’une chasse aux canards, les habits encore humides de brouillard, que je vous écris pour vous remercier de ces plaisirs que je vous dois, et en même temps pour vous donner des nouvelles de ma santé, sur laquelle vous êtes quelquefois assez bon pour prendre de l’inquiétude, et m’informer de la vôtre qui m’est plus chère que je ne le saurais dire ; veuillez me donner aussi des nouvelles de ma bonne mère ; et lui présenter le souvenir de cœur de son fils. Mon ami Richard me charge de vous présenter ses respects. »
« P.S. Si vous me permettez de rester encore ici quelque temps, je vous serais obligé de remplir un peu ma bourse. »
– Mais c’est très bien, Maurice, c’est précisément tout ce qu’on peut dire, et étant juste dans les même rapports et les mêmes circonstances ; je ne sais que dire pour ne pas dire la même chose. Attends, donne-moi ta lettre.
Quelques minutes après.
– J’ai fini, dit Richard. Écoute, Maurice.
Mon cher et honoré père,
Au milieu des plaisirs que je goûte à la campagne, je n’oublie ni vous ni vos bontés pour moi, et c’est au retour d’une chasse aux canards, les habits encore humides de brouillard que…
– Mais c’est ma lettre !…
– Exactement, sans oublier le post-scriptum, seulement j’ai eu la précaution de mettre « mon ami Maurice, » au lieu de « mon ami Richard. »
Quand le messager fut parti porter les deux lettres, Maurice dit :
– Te souviens-tu qu’il y a quelques années, au collège, il t’arriva, un jour de composition pour les prix, d’élever entre toi et moi une haute muraille de livres, afin, disais-tu, que je ne pusse te copier.
– Oui, et je copiai mot pour mot ton devoir.
– C’est-à-dire que, sans dessein, tu corrigeas une faute en copiant mal un mot mal écrit, et que tu eus le prix.
– C’était fort bien à moi de corriger.
– Oh ! mon Dieu ! Richard, s’écria Maurice, je gage que tu as fait la plus ridicule bévue.
– Comment ?
– Qu’as-tu changé à ma lettre en la copiant ?
– J’ai changé ce qu’il était nécessaire de changer pour la vraisemblance.
– Réponds : qu’as-tu changé ?
– Je te l’ai dit ; j’ai mis « mon ami Maurice », au lieu de « mon ami Richard, » et je gage que tu n’aurais pas eu et cette prudence.
– Tu n’as rien changé de plus ?
– Non. À quoi bon ?
– Tu es sûr ?
– Très sûr.
– Eh bien ! ami Richard, vous pouvez vous vanter d’avoir fait la plus grosse, la plus ridicule, la plus funeste sottise qu’un homme puisse faire.
– Que veux-tu dire ?
– Rien, homme prudent, si ce n’est que vous demandez des nouvelles de votre mère, morte, il y aura sept ans, au mois de mars prochain.
Richard ne répondit rien, il se précipita hors de la chambre à la poursuite du messager ; mais le messager montait le seul cheval qu’il y eût dans la maison, et il fallut se résigner aux conséquences de sa maladresse.