Chapitre 2-2

2002 Words
— Tu sais… réussit-elle à articuler, j’ai beaucoup aimé ton père… Colette eut une moue dubitative. Que venait faire son père dans cette histoire ? Mort depuis près de dix-huit ans à présent, emporté par une lame de fond alors qu’il pêchait, cet homme bon avait perdu de sa consistance pour Colette. Même si les souvenirs d’enfance, amusants ou tristes, étaient encore vivaces, il avait rejoint, avec le temps, ces figures d’icônes auréolées d’un nimbe mordoré, à qui l’on prête toute vertu. — Bien sûr, maman. Papa et toi formiez un couple très harmonieux. Mais… Et alors ? Nerveuse, Thérèse Herblain martyrisait un haricot vert qui, trituré et disséqué, laissait sa sève humidifier la pulpe des doigts de la vieille dame. — Et alors… reprit-elle, en hésitant ; peut-être pourras-tu comprendre que, même à mon âge, je me suis sentie seule. Colette, placide, attendait la suite. — Voilà, se décida enfin Thérèse. J’ai rencontré un homme. — Mais c’est formidable ! trépigna Colette. Quand vas-tu nous le présenter ? Le fait que sa mère eut employé le mot « homme » et non « monsieur », augurait pour Colette une belle histoire où l’amour l’emportait sur la raison sociale. — Pourquoi prends-tu cet air de chien battu ? ajouta-t-elle. Où est le problème ? — Là… répondit Thérèse Herblain en se levant. Elle sortit du tiroir du buffet une lettre pliée en quatre et la tendit à sa fille. J’ai reçu ça il y a deux jours. La moue dégoûtée que prit Colette à la lecture de la lettre rendait inutile tout commentaire. — Tu lui en as touché un mot ? Qu’en pense-t-il ? Thérèse Herblain secoua la tête, désolée. — Non… je ne lui ai rien dit. J’ai trop honte… Et si c’était vrai ? Je ne veux plus lui parler. — Écoute, maman, tu exagères ! Cet Henri… puisque « Henri » il y a, a le droit de savoir pour quelle raison tu boudes le téléphone. Parce que c’est lui qui téléphonait, pas vrai ? Colette Le Fur fouilla dans son sac et, péremptoire, flanqua son portable dans la main de sa mère. — Va dans le jardin, tu y seras plus tranquille. Tu l’appelles et tu lui lis ce torchon ! Tiens, prends-le. — Inutile, répondit Thérèse, en ébauchant un sourire. Je connais par cœur le contenu de cette lettre. Tandis que Thérèse, un peu ragaillardie, obéissait à sa fille, celle-ci relut la missive. « Ma chère Thérèse, N’as-tu pas honte, à ton âge, d’exhiber tes chairs molles devant un homme, tous les mardis soirs, chez toi ? Si tu crois que ça ne se sait pas ! En plus, ma vieille, tu es aussi ridicule que cocue. Ton Henri Goasmeur n’en veut qu’à ta retraite. Il a une autre liaison à Douarnenez. Elle s’appelle Martine Delplace et n’a que 50 ans. À ta place, avant d’être la risée de Plogonnec, je romprais. Conseil d’ami. » En reposant la lettre sur la table, Colette Le Fur se réjouit d’habiter une grande ville comme Brest. Si la vie citadine présentait bien des inconvénients, du moins on échappait à ce genre de désagréments archaïques. * Pour se rendre chez Thérèse Herblain, Garance coupa par le cimetière. Elle emprunta ensuite la longue allée sablée qui le reliait à la rue du Centre. Elle aimait la perspective qu’offrait cette voie ourlée de chaque côté d’un feston d’hortensias. Un peu plus avant dans la saison, on aurait dit une onde modulant ses bleus céruléens ou se noyant dans l’outremer. À présent, des massifs protégés par l’ombre des tilleuls, surnageaient quelques rares têtes azurées. Les autres, privées de sève, avaient déjà pris leurs teintes automnales et ces inflorescences gris-vert, pétrifiées, s’humiliaient pour épouser la nuance passe-muraille des talus de pierres sèches contre lesquels elles s’endormiraient. Au milieu de l’allée, Garance croisa l’une de ses voisines qui l’arrêta. Après quelques propos obligés échangés sur le temps, la brave femme en vint à l’essentiel. — Ma petite Garance, vous féliciterez de ma part votre ami Jean-François quand vous le verrez. — Jean-François ? — Oui, Jean-François Manac’h. Enfin, vous tombez des nues ? Vous savez bien qu’il épouse Sophie Dorval, la fille du photographe, le mois prochain ! Les bans sont, paraît-il, affichés à la mairie. Et mon petit doigt m’a dit que vous étiez le témoin du marié. Garance Merlot en eut le souffle coupé. Elle jeta un coup d’œil discret à sa montre. 13 h 30. Elle gagnerait sûrement le pari lancé par elle avec ses amis. Il ne s’était même pas passé 24 heures depuis sa blague douteuse à Jeanne Leduc. — Je peux savoir de qui vous tenez cette merveilleuse nouvelle ? demanda Garance avec une hypocrisie consommée. — Oh ! Ce matin, tout le monde ne parlait que de ça, en attendant son tour devant la camionnette du poissonnier. Même qu’une dame, dont je tairai le nom par discrétion ; vous me connaissez Garance… mais que vous pouvez deviner parce qu’elle chine toujours le poissonnier pour qu’il lui donne gratis du merlan pour ses chats alors que c’est elle qui le mange… Vous voyez qui je veux dire, pas besoin de vous faire un dessin. J’ai perdu le cours de mon idée… Ah, oui ! Eh bien, cette femme ne le croyait pas. — Ne croyait pas quoi ! interrompit Garance, égarée dans ce verbiage. — Que Jean-François Manac’h allait se marier, voyons ! Elle prétendait qu’il était… Approchez-vous, Garance, j’ai honte de prononcer ce mot tout haut. Le postillon que Garance reçut dans l’oreille la mit de mauvaise humeur. * — Vous a-t-on déjà dit que vous ressembliez à Gérard Jugnot ? Colette Le Fur, à l’innocente intervention de Garance, lorgna sur son mari en souriant. — Jamais, répondit l’intéressé. Mais j’ai, paraît-il, un faux air de Kévin Costner… dixit ma mère et mon pote Quentin Le Gwen. Un Kévin Costner d’une élégance rare… songea Garance, subjuguée par l’animal qui semblait ignorer le rôle essentiel d’une petite cuiller et touillait son café à l’aide de son index sous l’œil indifférent de sa femme et de Thérèse Herblain, sa belle-mère. — J’ai lu deux de vos œuvres, Garance, intervint la fluette Colette pour tenter de faire refermer la bouche béante de l’écrivain. J’ai beaucoup apprécié « Le Tisserand de Locronan ». Écrire un roman historique vous demande combien de temps ? Garance Merlot détacha son regard du lieutenant de police et expliqua son métier à son auditoire restreint. Vivre de sa plume en relatant certains points de l’Histoire n’était pas chose aisée. Les travaux de recherches nécessitaient beaucoup plus de temps que l’écriture en elle-même. Aussi, acceptait-elle tous types d’ouvrages : articles de fond pour périodiques, monographies, rédactions biographiques pour le quidam du coin… — Des inconnus vous demandent de raconter leur vie ? s’étonna Thérèse Herblain. — Plus que vous ne le pensez, répondit Garance. Ce sont souvent des commandes à l’occasion de noces d’or ou d’argent. Depuis le succès phénoménal de « Mémoires d’un paysan bas-breton » surtout… Les gens désirent léguer leur patrimoine culturel au cercle restreint de leurs amis et famille. Pour ma part, je trouve ce désir fort légitime. Sur Plogonnec, je travaille avec deux personnes pour ce type de projet. — Faudrait que vous causiez de ma vie… l’interrompit Michel Le Fur, la bouche pleine de son quatrième chou à la crème. Des p’tites cailles qu’on bouscule lors d’une enquête, par exemple. — Prétentieux ! persifla sa femme. Mon pauvre garçon… tu ne serais même pas capable de tirer une grosse poule faisane assoupie à deux mètres de tes charentaises. Garance n’eut pas le loisir de se demander sur quel couple d’énergumènes elle était tombée. On frappait à la porte. — Oh ! C’est vous Édith ! Je suis terriblement confuse, s’excusa Thérèse Herblain. J’ai complètement oublié notre rendez-vous de cet après-midi. Garance discerna une légère rougeur sur les joues de la nouvelle venue : Édith Ploumanac’h. Elle ne connaissait que de vue la coiffeuse à domicile. Timide, sans aucun doute, la femme, d’une quarantaine d’années, semblait embarrassée par les deux sacs de voyage qu’elle transportait. Son matériel. L’idée préconçue que Garance se faisait d’une coiffeuse ne correspondait pas du tout à l’image effacée que renvoyait d’elle Édith Ploumanac’h. Visage aux traits réguliers dépourvu de maquillage, cheveux mi-longs d’un châtain terne, séparés par une raie médiane et striés çà et là de quelques fils blancs, elle manquait, pour Garance, de couleurs et de formes. Loin d’être laide pourtant, elle n’attirait pas le regard. — Si vous le préférez, Thérèse, on remet le rendez-vous. J’ai une permanente à Saint-Albin à 15 heures et j’ai déjà pris du retard. — Beaucoup de personnes se font coiffer à domicile ? demanda Garance étonnée. Nous sommes déjà quatre sur la commune à exercer ce métier. Ajoutez celles qui tiennent un salon… Vous voyez, la concurrence est rude mais, enfin, on se débrouille. Je n’ai pas à me plaindre. Quand elle souriait ainsi, Édith Ploumanac’h dégageait un certain charme. Thérèse invita la jeune femme à se joindre à eux. Elle accepta, sans manière. C’est alors que Garance raconta la pénible scène dont elle avait été témoin, le matin même, à la mairie. Au fur et à mesure de sa narration, elle sentit qu’un malaise, presque palpable, étreignait le petit comité. Édith Ploumanac’h, les yeux embués, se frottait les paumes des mains l’une contre l’autre. Colette Le Fur jetait sur sa mère des regards à la dérobée. Thérèse Herblain baissait la tête. Pour le coup, Garance se sentit mal à l’aise. Avait-elle commis un impair ? Si oui, lequel ? Elle préféra se taire et le silence fut pire encore. La coiffeuse mit fin à cette gêne en murmurant quelque chose d’inaudible. Que dites-vous, Édith ? demanda Thérèse. La voix un peu raffermie, la jeune femme confessa : — Je suis bouleversée d’apprendre la mort de Jean-Luc Trévian. Un si gentil garçon… Je coiffe Marie, sa belle-sœur. Ce qui lui est arrivé est immonde. Hélas, il n’est pas le seul… — Que voulez-vous dire ? demanda Colette, avec douceur. Édith Ploumanac’h se racla la gorge et prit son élan pour parler. — J’ai moi aussi reçu une lettre de ce type, enfin… moins atroce, tout de même, il y a une huitaine. — Comment ? Vous aussi ? s’exclama Thérèse. Enfin ! Il faut faire quelque chose pour arrêter tout ça ! Michel, vous qui êtes policier ! Garance resta interloquée du cafouillage qui s’ensuivit. Sans le savoir, l’écrivain venait de lever un lièvre. À présent, tout le monde parlait en même temps, sans écouter l’autre. — Stop ! hurla Michel Le Fur. On se calme ! Le lieutenant de police fut le premier étonné de la réussite de son accès d’autorité. Quatre paires d’yeux se braquèrent sur lui. Peu habitué à devenir ainsi le point de mire, il bredouilla avant de tirer parti de cette aubaine. Il fut décidé que Thérèse Herblain et Édith Ploumanac’h déposeraient chacune plainte contre X à la gendarmerie de Douarnenez. — Mais nous ne devons pas être les seules, votre belle-mère et moi, inspecteur, à avoir reçu de telles lettres, suggéra la coiffeuse. Comment pourrions-nous, alors, donner plus de poids à notre requête en obligeant les autres victimes à parler ? Il n’est jamais agréable d’avouer ce genre de choses… Et vous connaissez la mentalité des gens : « Il n’y a pas de fumée sans feu ! » Ce raisonnement ne manquait pas de justesse. Là-­dessus, Michel Le Fur avait sa petite idée. Il se rendrait à la mairie de Plogonnec et demanderait un entretien à Denis Le Bris pour l’élaboration de son plan. — Commençons par nous-mêmes, ajouta-t-il. Si nous voulons voir rôtir notre oiseau à la broche, nous ne devons rien nous cacher. Accepteriez-vous, m’dame, de nous montrer la lettre que l’on vous a adressée ? Édith Ploumanac’h piqua un fard et se mit à tergiverser. Tous, ici, devaient admettre qu’il ne s’agissait que d’un tissu de mensonges. Soit ! Elle consultait très souvent le docteur Bodireau, mais son fils souffrait de fréquentes crises d’asthme et aucun traitement, pour l’heure, ne semblait efficace. Michel Le Fur, durant ces tentatives d’explications auxquelles il ne comprenait rien, hochait la tête d’un signe d’assentiment et ponctuait le discours de la pauvre femme ainsi mise sur la sellette d’un « bien entendu ». Encouragée par les tics du policier qu’elle prenait pour de la bienveillance, la coiffeuse sortit une lettre de son sac. Elle avait été tapée, elle aussi, sur ordinateur. — Je la garde toujours sur moi. Tenez, lisez-la si cela vous chante, fit-elle en la tendant à l’inspecteur. — «Chère Édith… » C’est plutôt gentil pour un début ! commenta Michel Le Fur. Sa tentative d’humour ne recevant aucun écho, si ce n’est un coup d’œil sévère de la part de sa femme, le policier poursuivit sa lecture, sans s’interrompre cette fois-ci. — « Chère Édith », donc. « Tu dois être sûrement très malade pour aller consulter le docteur Bodireau tous les deux jours ! Mignon, pas vrai, le nouveau médecin ? Tu en ferais bien ton ordinaire et même tes dimanches, hein ? Ce que tu peux être bête, ma pauvre fille ! Permets-moi ce petit conseil d’ami : toi qui n’as jamais su plaire à un homme, attaque-toi à une proie plus facile ! Jacques-Yves, le bossu de la rue de la Presqu’île, par exemple. Voilà un gars pour toi ! Si tu espères que le toubib te fera un examen gynécologique, tu peux toujours te fouiller ! Tu es transparente pour lui, je te dis. Il ne te voit même pas ! Alors, arrête d’avoir des rêves que tu ne peux même pas t’offrir… Un ami. » À la fin de la lecture, le menton d’Édith Ploumanac’h tremblait. Les mâchoires serrées, elle semblait attendre un quelconque commentaire. Il ne vint pas. En signe de solidarité, Thérèse Herblain lui pressa un instant l’épaule et lui tendit sa propre lettre. — Tenez, Édith, lisez la mienne. Elle n’est guère plus reluisante.
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