Chapitre 2-1

2019 Words
Chapitre 2 — Mettez cinquante centimes dans la fente et attendez ensuite que le voyant vert s’allume. Si vous appuyez immédiatement sur le bouton, elle ne fonctionnera pas. — Archaïque, votre truc ! marmonna Garance Merlot, vexée d’avoir dû déranger l’employée de mairie pour la manipulation d’une simple photocopieuse. — Il faudra bien vous en contenter avant qu’on ne nous alloue de nouveaux crédits. L’imprimante de Garance venait de tomber en panne. Aussi, en désespoir de cause, s’était-elle résignée à passer à la mairie. L’écrivain remerciait la jeune femme pour son aide lorsqu’une porte claquée avec violence et des vociférations leur firent tourner la tête. Un homme d’une cinquantaine d’années venait d’entrer. Son teint cireux et ses yeux hagards n’auguraient pas une visite de courtoisie. Garance ne le connaissait pas. Le colosse portait un fusil en bandoulière bien que la saison de chasse ne fût pas encore ouverte. Il titubait un peu mais ne semblait pas sous l’emprise de l’alcool. — Allez me chercher le maire, et tout de suite ! hurla l’homme. Où est le maire ? — Il est occupé pour le moment, bredouilla l’employée aussi mal à l’aise que Garance. Ce face-à-face incommode ne dura que quelques secondes. Alertés par tant de vacarme, Denis Le Bris, maire de Plogonnec, ainsi que son secrétaire, sortirent de leurs bureaux. — Que se passe-t-il, monsieur Trévian ? La maîtrise avec laquelle le maire venait de poser cette simple question décontenança un instant l’homme mais, en brandissant d’une main tremblante une feuille sous le nez de Denis Le Bris, il se remit à fulminer. — Je veux trouver le fils de p**e qui a écrit ça à mon frère, et lui faire la peau ! Sans se départir de son calme, Denis Le Bris se saisit de la lettre et prit son temps pour la lire. — Je vois… murmura-t-il. D’un geste machinal, il déposa la feuille sur la photocopieuse. — Jean-Luc, mon petit frère… Il est mort hier soir… Il s’est pendu… Ce torchon était dans sa poche. Et la montagne de chair et de muscles fut secouée de sanglots. De voir une telle masse granitique s’écrouler sous le poids d’un chagrin aussi virulent, ébranla l’assistance. — Venez avec moi, monsieur Trévian, dit le maire en le prenant par le bras. Nous allons en discuter tous deux dans mon bureau et trouver ensemble une solution. Tandis qu’ils s’éloignaient, Garance et l’employé se regardèrent, de connivence. Être témoin d’un tel drame ne pouvait laisser quelqu’un indifférent. Or, le maire avait oublié la lettre sur la photocopieuse… * Rouge de honte, Garance quitta la mairie. Elle se souviendrait longtemps encore du regard sévère du maire quand ce dernier l’avait surprise en flagrant délit d’indiscrétion, penchée par-dessus l’épaule de l’employée. Il n’avait pas prononcé un mot, s’était contenté de leur reprendre la lettre. * Tout en marchant dans la rue, Garance tenta de se trouver des excuses. Après tout, ce n’était pas si grave… Tout le monde en aurait fait autant… Denis Le Bris n’avait qu’à ne pas laisser traîner ses affaires. Un peu rassérénée, la jeune femme se concentra sur la teneur de la lettre. Elle n’avait pas eu le loisir, hélas, de la parcourir intégralement, mais s’était inquiétée, tout d’abord, de sa provenance. La missive portait la pire des signatures possibles : «Un ami ». On sait, par expérience, que ce n’est jamais celui-là qui vous veut du bien… Douée d’une mémoire excellente, Garance, en faisant la queue à la boulangerie, tenta de restituer l’immondice qu’elle avait eu le temps de lire : « Mon cher Jean-Luc, Tout le monde te ment. Ton frère, ta belle-sœur et le toubib aussi. Mais tu as le droit de connaître la vérité car elle te concerne. Tu te doutes bien que tu as le crabe ! Tu tousses assez pour cela. Il fallait pas autant fumer ! Quand tu es allé le mois dernier à Quimper faire la radio, on t’a dit que tu n’avais pas besoin de passer sur le billard. Tu es revenu content chez toi. Pas vrai ? Rappelle-toi. Tu étais si heureux ce jour-là que tu as rapporté des langoustines pour régaler ta petite famille. Tu aurais été plus malin de leur offrir du crabe… Il t’a tellement rongé les éponges que c’était trop tard pour t’opérer. On a dit qu’à la Toussaint tu ne serais plus là. Alors, profite de la vie… » — Et pour vous ? — Une demi-baguette, s’il vous plaît. Tout en récupérant sa monnaie, Garance réfléchissait. La façon de s’exprimer du corbeau ne reflétait pas le style d’une personne cultivée. Pourtant, la lettre avait été tapée sur ordinateur. Curieux. * « Qu’est devenue notre pauvre France ? Pouvez-vous me le dire ? » Chantal Cohic avait beau répéter tout haut ces deux phrases laconiques, elle ne comprenait toujours pas. Aucun en-tête, aucune signature. Et c’était le sixième message de ce genre qu’ils recevaient au courrier en un mois. À chaque fois, il était question de la France en péril et du fait que personne ne sauvait le pays… Un illuminé ? Ou Bertrand se mêlait-il de politique sans l’en avoir avertie. Juchée sur un tabouret, Camille s’impatientait. — Maman ! Tu te dépêches ! Tes épingles me piquent le dos ! Chantal Cohic haussa les épaules et replia la lettre. Au diable ces broutilles ! L’œuvre de sa vie l’attendait ! Créer, couper et coudre la robe de mariée de sa fille unique. Comme elle avait dû user de diplomatie pour arriver à ses fins et persuader Camille qu’elle saurait être à la hauteur de la tâche ! La jeune fille aurait préféré du prêt-à-porter. Et de courir les magasins de Quimper, Lorient et Brest ! Chaque fois qu’un modèle plaisait à Camille, Chantal s’était arrangée pour lui trouver un défaut - couturière de métier, elle savait de quoi elle parlait - et de faire croire à sa fille - un vrai sport intellectuel - que la critique émanait d’elle-même. Après trois semaines de vaines recherches, Chantal lui avait montré une somptueuse pièce de soie sauvage qu’elle destinait, soi-disant, à une autre mariée. Le tour était joué… Camille avait fait des pieds et des mains pour s’approprier le tissu. Une épingle à nourrice entre ses lèvres pincées, Chantal Cohic tenta d’articuler : — Tu t’es enfin décidée pour le chapeau ou le voile ? Parce que si tu choisis le chapeau, je dégage un peu plus le décolleté. Debout en équilibre instable, Camille se dandinait devant la psyché en tentant de donner des effets aux mouvements de la robe. — Le voile, maman. Hortense m’a dit que le chapeau faisait province. — Si Hortense le dit… soupira Chantal en levant les yeux. Depuis ses fiançailles, Camille ne jurait plus que par sa future belle-sœur. Hortense par-ci, Hortense par-là… Cette petite était parfois trop influençable. Si encore son Vincent lui tenait la dragée haute ! Mais il bêlait devant sa blondeur et ses yeux noisette… Bah ! Ils formaient un beau couple… Et Camille avait là un fiancé inespéré… Dame ! Le fils d’un pharmacien de Quimper ! Et puis, surtout, Vincent ne risquait plus à présent de tirer sa révérence… Car si la robe de mariée était d’une blancheur immaculée, Camille par contre… Oh ! De nos jours, ce détail ne posait pas problème. Un peu plus d’ampleur sur le ventre et on n’y verrait que du feu. Un bruit de pas dans le couloir sortit Chantal Cohic de sa rêverie par procuration. On frappa à la porte. — Je peux entrer ? Ce n’est pas un secret d’État ? — Ton père ! murmura Chantal à sa fille de l’autre côté de la cloison. Va vite te déshabiller derrière le paravent… Un instant, chéri ! claironna-t-elle ensuite. L’homme, au crâne dégarni, souriait à présent à sa femme. — Comme disait Napoléon : « J’ai failli attendre ! » — Louis XIV, papa ! fusa une voix cachée sous un monticule de froufrous blancs. — Tu en es sûre ? demanda Bertrand Cohic, ébahi par la culture de sa fille. — Oui, je l’ai entendu hier dans : « Qui veut gagner des millions ». Chantal mit fin au débat historique en entraînant son mari dans le séjour et fit mine de le gronder. — Tu essaies toujours de nous surprendre, chéri. Tu sais pourtant bien que de voir une mariée avant le jour de ses noces porte malheur ! Non… ne t’assoie pas tout de suite ; tu vas m’aider à plier deux draps. Pour le coup, Bertrand Cohic rechigna. — J’ai trois quarts d’heure pour ma pause déjeuner ! Tous les jours, tu m’emmerdes avec tes conneries de bonne femme ! — Les tâches de « Monsieur » sont sans doute plus nobles depuis que « Monsieur » fait de la politique ! répondit Chantal en flanquant un drap fleuri dans les bras de son mari. — Hein… Mais de quoi tu parles ? Son étonnement paraissait si sincère que Chantal sortit la lettre anonyme de la poche de son tablier. — Tu en as reçu une autre aujourd’hui. Tiens, regarde. — «Qu’est devenue notre pauvre France ? Pouvez-vous me le dire ? » lut Bertrand Cohic à haute voix… Je ne comprends rien à ce charabia. Avec un désintérêt le plus total, il retendit la lettre à sa femme. — Tu peux la jeter à la poubelle. À mon avis, il s’agit d’une nouvelle forme de campagne publicitaire. Dans huit jours on recevra une réponse du genre : « Avec France-Gliss, finie la corvée du repassage. Vos draps ne seront plus en péril et vous n’embêterez plus votre mari. » — Tu crois ? se prit à espérer Chantal. L’avenir, hélas, allait leur donner tort… * Dans sa cuisine, Thérèse Herblain équeutait des haricots verts en compagnie de sa fille Colette. Derrière la maison, donnant sur la rue des Fleurs, un petit potager lui offrait tous les légumes dont elle avait besoin. Un promeneur non averti eût pu parler de gracieux désordre là où une sophistication extrême de l’agencement faisait de ce lieu le digne héritier des jardins de curés d’antan, à l’époque révolue où les ecclésiastiques n’avaient charge d’âmes que celles de leur unique cure et où les heures égrenées, passées à jardiner, n’étaient pas considérées comme les filles perdues du Temps. Chez Thérèse Herblain, les fleurs sentinelles veillaient sur les légumes et fruits. Adossés au mur, pommiers et poiriers pouvaient s’enorgueillir de leurs branches alourdies. Les hampes des phacelias bleues invitaient les abeilles à la ruche. Un peu plus loin, le persil et les soucis poussaient auprès des rosiers, chassant ainsi l’oïdium redouté. La parcelle des pommes de terre, quant à elle, était gardée par les capucines, réputées pour prévenir du mildiou, tandis que les plates-b****s d’œillets d’Inde, tels des serpents aux écailles jaunes et rouges, faisaient le tour du propriétaire en protégeant le potager de leurs racines aux substances répulsives. Le clocher de l’église paroissiale chaperonnait cette rue bien nommée où tous les voisins de Thérèse Herblain semblaient s’être donné le mot. Pas une maison, aussi modeste fût-elle, ne dérogeait au plaisir d’exhiber son jardinet toiletté comme pour un mariage avec le soleil. Là, résidait l’un des plus grands charmes de Plogonnec, bourg cossu qui avait su résister à l’invite d’un progrès trop ostentatoire et ne pas oublier ses origines campagnardes. — Maman, tout va comme tu veux ? J’ai le pressentiment que tu me caches quelque chose… Tu es contente de nous voir ? Depuis son arrivée, Colette Le Fur observait sa mère à la dérobée. D’habitude si enjouée, Thérèse Herblain prenait visiblement sur elle pour donner le change à sa fille. — Bien sûr, ma chérie. Ne t’inquiète pas… Un peu de fatigue, sans doute. Mais je suis ravie de vous avoir chez moi, toi, Michel et les jumeaux… L’équeutage des haricots verts reprit, monotone dans son craquement assourdi. Les deux femmes ne conservaient que les extra-fins. Le tout-venant, relégué dans un cageot, ferait le bonheur des lapins. Thérèse Herblain, le visage penché sur sa passoire en inox, paraissait perdue dans une contemplation sans intérêt. Seules, ses mains travaillaient. De temps à autre, elle secouait la tête et regardait sa fille, un sourire contraint aux lèvres. — Tu ne crois pas qu’on en a assez, maman, pour le déjeuner ? — J’aime autant les terminer tous, maintenant. Et le silence retomba, pesant comme le couvercle de la marmite en ébullition qui attendait les hôtes du potager. Quand la sonnerie du téléphone retentit, Thérèse sursauta. — Reste assise, maman, je vais répondre. — Je te le défends ! L’agressivité peu coutumière du ton de sa mère laissa Colette pantoise. Très vite, Thérèse tenta de se maîtriser. — Excuse-moi, ma chérie… Je sais qui c’est. Un démarcheur en cuisines équipées… Il devait me rappeler à midi… Un véritable casse-pieds. Une voix masculine grommela à l’étage. — Eh, les filles ! Vous êtes sourdes ou quoi ! Le téléphone ! Thérèse Herblain pressa l’avant-bras de sa fille. — Je t’en supplie, Colette… Ne va pas répondre. Déconcertée par l’attitude de sa mère, la jeune femme se rassit. Dans une chambre du haut, un bébé pleura. — C’est Jules ? demanda Thérèse Herblain pour se donner une contenance. — Non, Hercule… Il commence à avoir faim. Et maintenant, maman, tu vas me dire ce qui se passe ici. Afin de trouver une réponse à ses interrogations, Colette fouillait le regard de sa mère, ne la quittait pas des yeux. Cet examen mit Thérèse mal à l’aise. Elle repoussa loin devant elle la passoire remplie de haricots. — Je t’assure que… — Ne me mens pas, petite mère… l’interrompit Colette. Je te connais comme si je t’avais faite… La bienveillance de sa fille eut raison des nerfs de Thérèse. Elle se cacha le visage entre les mains et éclata en sanglots. Colette fit le tour de la table, entoura les épaules de sa mère d’un geste tendre et attendit qu’elle se calme.
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