Chapitre 2-3

1450 Words
— À propos, maman, puisque c’est toi qui en parles, que t’a dit Henri à ce sujet, au téléphone ? — Oh ! tu sais… Il veut porter plainte aujourd’hui même. Évidemment, il nie avoir une liaison avec cette femme de Douarnenez. À l’intonation de sa mère, Colette Le Fur sentit que la confiance de Thérèse avait été soumise à rude épreuve. Le vicieux adage : « Il n’y a pas de fumée sans feu », malgré tout, ferait encore longtemps recette… * Il la contemplait, caché derrière un bosquet de châtaigniers. Elle venait de ressortir de la maison, les bras chargés d’une seconde bassine de linge. Le soleil et le vent se liguaient contre lui, à la rendre plus belle encore, en jouant avec les reflets de ses cheveux roux. Il reconnaissait ce geste familier quand elle tentait de remettre en place une mèche rebelle. Peine perdue. Ses bras tendus vers le fil mettaient en valeur sa poitrine ronde et son ventre. Oh… Ce ventre… Comme il l’exécrait à présent… Écœuré, il s’accorda une minute de répit et se laissa glisser contre le tronc de l’arbre. À force de fixer les taches blanches des draps dans le pré, ses yeux le brûlaient. Sa langue aussi, d’ailleurs. Il fouilla dans sa musette. Plus qu’une canette de bière sur les six ! Il aurait juré pourtant n’en avoir bu que trois depuis le début de l’après-midi. Il décapsula avec les dents l’unique rescapée de sa soif despotique et cracha par terre la languette de métal. La cataracte de liquide doré coula si goulûment dans le fond de sa gorge que des bouillons de mousse blanche s’échappèrent des commissures de ses lèvres. Après s’être essuyé le menton du revers de sa manche, il éructa. Il se sentait mieux à présent. Même si des élancements lui broyaient toujours la tête, il pouvait reprendre son poste de guet. Elle était toujours là-bas, au milieu du champ qui dévalait à flanc de coteau. Cambrée, elle se massait à présent les reins. Une contraction sans doute ? Tant mieux si elle avait mal… Puisse-t-elle crever avec son bâtard ! En jurant tout haut, sa voix pâteusa. Il fut pris d’un hoquet et vomit son désespoir au pied de l’arbre. * Lorette s’octroya le temps d’une pause avant de poursuivre sa tâche. Garder les bras levés lui avait déclenché une contraction. Le docteur Bodireau l’avait pourtant prévenue : « Évitez de nettoyer vos fenêtres ou le haut de vos placards ». Elle inspecta le fond de sa bassine. Encore trois chemises et quelques torchons. La besogne irait vite. Quelle satisfaction de sentir la bonne odeur de lavande qui s’exhalait de ses draps ! Ils claquaient sous les coups de boutoir du vent tels des étendards blancs qu’elle aurait pu brandir ; victoire quotidienne d’une humble ménagère. Ils n’auraient pas de mal à sécher. Elle scruta cependant le ciel. Quelques cumulus anthracite l’encrassaient, juste au sommet de la colline ceinte d’une couronne de chênes et de châtaigniers, vestige de la souveraineté du bois du Duc. Bah ! le vent d’est, en bon guerrier, les repousserait. Pas de pluie un jour de lessive ! Pour conforter la véracité de l’adage qu’elle venait d’inventer, elle huma l’air. Elle aimait cette campagne préservée et se vantait de reconnaître le parfum de sa terre natale. Elle aurait voulu accoucher dans son penty, veillée par le clocher de Saint-Théleau qui semblait se dégager de son froufrou végétal afin d’en imposer à l’église mère du bourg. Pierrick s’était opposé à ce vœu. Trop dangereux pour elle et l’enfant. Une voix familière dissipa sa rêverie. Son petit bonhomme sortait de la maison et accourait vers elle, maladroit dans ses couches. Finie, l’heure bénie de la sieste ! Nathan brandissait un objet dans sa main grassouillette. — M’man ! Phone ! M’man phone ! Lorette alla à la rencontre de son fils de deux ans et demi aussi vite que le lui permettait son gros ventre. Quel dégourdi, celui-là ! Elle lui prit délicatement le portable qu’il refusait de rendre. — Donne à maman, mon chéri. Écoute ! Ça sonne ! Il était juste temps. L’interlocuteur de Lorette allait raccrocher. — Allô ! fit-elle d’une voix essoufflée. La conversation qui s’ensuivit la laissa pantelante. Lorette n’y comprenait rien mais essayait de donner le change afin de ne pas être prise pour une gourde par le patron de son mari. De quel certificat médical s’agissait-il ? Pierrick… malade et absent de l’entreprise depuis trois jours ! Il avait pourtant pris la camionnette le matin même pour se rendre à son boulot ! Comme la veille et l’avant-veille, d’ailleurs ! Désorientée, Lorette Le Meur bredouilla une vague excuse. Oui, elle expédierait le certificat aujourd’hui… Oui, Pierrick se sentait un peu mieux. Après avoir éteint le combiné, la jeune femme s’assit dans l’herbe. D’un geste machinal, elle caressa la joue de son garçonnet venu se blottir contre son giron. Que s’était-il passé dans la tête de son mari ? Pourquoi ce mensonge ? Perplexe, elle composa un numéro sur le portable. * — 18,11. Votre tension est forte, monsieur Koradec. Pincée, aussi. Il va falloir vous mettre au régime. En attendant, je vais vous prescrire un hypotenseur. Tandis qu’Axel Bodireau griffonnait sur son ordonnancier, Yves Koradec, penaud, reboutonnait la manche de sa chemise. — Est-ce que mon mari va devoir arrêter le travail, docteur ? demanda Jacqueline Koradec, un peu inquiète. C’est que nous sommes en pleine moisson ! Enfin, je disais ça… S’il le faut, il le faut… Axel Bodireau, la plume de son stylo un instant suspendue, fixa la femme de son patient par-dessus la monture de ses lunettes rondes. Jacqueline Koradec reçut de plein fouet le regard vert du médecin. Elle rougit malgré elle. Dieu, que cet homme était séduisant ! Elle aurait bien volontiers joué les midinettes, si Dame Nature s’était montrée plus généreuse envers elle… — Madame, votre mari pourra travailler à condition de faire plus attention à sa santé. Puis se tournant vers le principal intéressé, il ajouta. — ·Je vous ai déjà prévenu : évitez une nourriture trop riche et le stress. — Facile à dire ! bougonna Yves Koradec. C’est pas moi qui cuisine. — Ce n’est pas moi non plus, qui engloutis une demi-livre de beurre sur une tartine ! répliqua sa femme, acerbe. Quant au stress, Yves, explique au docteur ce qui te ronge les sangs ! Je suis persuadée qu’il va en rire, lui. Pas si idiot ! — Laisse tomber, Jacqueline. Ça n’intéresse personne, cette histoire. Axel Bodireau dut intervenir pour que la chamaillerie conjugale ne tourne pas au pugilat. Il avait eu du flair de rester célibataire ! Cette femme avait le don inné de vous faire monter une tension aussi facilement qu’une mayonnaise. Si, au bout de trente ans de mariage, elles étaient toutes du même acabit ! Yves Koradec, qui fuyait d’ordinaire la médecine et ses praticiens, profita d’un juron entendu dans la cour pour s’éclipser. L’un des ouvriers agricoles ne parvenait pas à faire démarrer le vieux tracteur. La toux cachectique du moteur prêt à rendre l’âme le préoccupait autrement que sa propre santé. Restée seule avec le médecin, Jacqueline Koradec espérait mettre à profit ce moment d’intimité naïve pour déverser sa bile et la faire analyser par l’homme de science. — Faites pas cas de ce qu’il dit, docteur. Après tout, ce n’est qu’un homme… Vous prendrez bien la petite goutte pour la route ? Elle ne fait pas de mal et j’ai quelque chose à vous montrer. Axel Bodireau refusa net le tord-boyaux et pria saint Hippocrate pour que la grosse dame ne désire lui faire examiner ce qu’elle manigançait sous ses bas à varices ou derrière son corset. De la voir se diriger vers l’armoire bretonne le soulagea. — Tenez, regardez ce qui fait trembler cette chiffe molle. Pas de quoi fouetter une portée de chatons ! Le docteur Bodireau sortit cinq feuilles de la chemise en carton tendue par la matrone. Tandis qu’il les lisait, Jacqueline Koradec guettait une réaction sur ce beau visage. Férue de cinéma, elle oublia vite la raison de son observation et la fossette qui agrémentait le menton du médecin la transporta ailleurs, au temps des crinolines. Il avait quelque chose, en plus jeune et en moins viril, de Clark Gable. Elle revit la scène de l’escalier dans « Autant en emporte le vent ». Elle, parée des attraits de Scarlett O’Hara, enlevée dans les bras de cet Adonis, tel un fétu de paille… — Vous insinuez que ces messages perturbent votre mari ? Le mot « mari » ramena Scarlett Koradec à la dure réalité de la vie. — Oui, docteur. C’est depuis qu’il les reçoit qu’il me fait des coups de tension et qu’il vous dérange, rapport à ses malaises. — Il ne me dérange pas, madame. Je suis payé pour ça, répliqua Axel Bodireau avec mordant. Puis, afin de mieux s’imprégner du sens de ces lettres, le médecin les relut à haute voix : — «Dans quel état avez-vous laissé la France ? » « Qu’avez-vous fait de votre jeunesse et de cette pauvre France ? » « La France était en danger, assassin, et vous avez profité d’elle. » Votre mari, madame, appartient-il à un mouvement politique ? Jacqueline Koradec hocha la tête, en signe de dénégation. — Il ne comprend rien à ces messages anonymes, mais ça le travaille tout de même. — Il n’a aucune piste sur l’origine de ces envois ? — On a notre p’tite idée. Vous voyez, docteur, grâce à moi, Yves s’est fait élire au conseil municipal. Je l’ai poussé à s’inscrire sur une liste : ça peut toujours servir. On a pensé à un candidat malheureux, jaloux de notre réussite. Axel Bodireau, retardé dans ses visites à domicile, conseilla la forte femme de porter plainte à la gendarmerie, avant de prendre congé.
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