III

1749 Words
III Au Vaudeville. Une étroite pièce au second étage, éclairée par deux becs de gaz brûlant à toute flamme, au-dessus d’une table de toilette, surchauffant l’air imprégné de l’âcre parfum d’eaux de senteur et de poudres odorantes. Sur l’étoffe peinte qui couvrait les murs, des photographies couronnées de laurier doré, représentant une jeune femme sous divers costumes. En face de la toilette, un large divan ; un peu partout, des fauteuils, des chaises sur lesquels étaient étalés des vêtements de théâtre. Au fond, sous un rideau, d’autres costumes suspendus. Sur le parquet, un tapis. C’était la loge de Marguerite Chardin. Quoique la représentation fût terminée depuis une demi-heure, elle s’y trouvait encore, mais non pas seule. Sur le divan, un homme était assis. Cheveux crépus, moustache fauve, fièrement relevée au coin des lèvres, physionomie fine et vivante. Il souriait à Marguerite debout devant lui et dont il tenait les mains. Vêtue de sa robe de ville, enveloppée d’un manteau noir doublé de fourrures, son chapeau sur la tête, prête à partir, elle écoutait avec complaisance les propos de ce galant dont l’élégance et la bonne grâce opéraient sûrement. Elle lui résistait encore du bout des lèvres. Mais son attitude trahissait un lent consentement aux prières qu’il lui adressait, moitié plaisant, moitié sérieux. – Non, pas ce soir, c’est impossible, je vous assure. – Impossible ! Pourquoi… ma petite amie, puisque je suis amoureux ? – Laissez-moi le temps de savoir si je vous aimerai… Plus tard, je ne dis pas ! – C’est une promesse, cela. Autant la tenir maintenant que plus tard. – Maintenant, je ne suis pas libre. J’attends mon seigneur et maître. – Mais s’il ne vient pas ? – Oh ! c’est bien invraisemblable, puisqu’il m’a dit qu’il me prendrait ici après la représentation. Autour d’eux, l’habilleuse allait et venait, ramassant les jupes éparses, les bas jetés sur le tapis, mettant toutes choses en ordre, indifférente au vulgaire roman qui s’ébauchait en sa présence. – Allons, je n’ai plus qu’à périr de désespoir. – Ou à vivre d’espérance. – Me le conseillez-vous ? – Devinez si vous pouvez. – Ma petite Marguerite ! Il l’attirait à lui, la suppliait des yeux et des lèvres ; elle détournait la tête, le corps renversé, les bras tendus comme pour échapper à l’obsession de l’ardent regard qui poursuivait le sien. – Voici monsieur, dit tout à coup l’habilleuse. Un léger coup s’était fait entendre à la porte. Marguerite n’eut que le temps de s’arracher à l’étreinte qui la tenait captive. Sans attendre qu’on lui répondît, André Rocroix venait d’ouvrir. Il était sur le seuil, surpris de trouver avec sa maîtresse cet inconnu qui se levait à son entrée brusquement, en prenant son chapeau. Marguerite s’avança vers lui. – Vous voilà donc ! Je ne vous attendais plus. – Je n’ai pu quitter l’Élysée plus tôt, répondit-il. – Mon ami M. Aimery Gérard, continua Marguerite, en présentant ce dernier. Elle ajouta ensuite, en désignant André : – M. Rocroix, préfet de l’Ariége. Les deux hommes se saluèrent sans dire un mot, se toisant du regard, tandis que l’artiste, pressée de les voir se séparer, quittait la loge. Ils descendirent derrière elle, jusque dans la rue, rogues, cérémonieux, guindés. Au ras du trottoir, la voiture d’André attendait. Avant d’y monter, Marguerite se tourna vers Aimery Gérard : – À bientôt, dit-elle en lui tendant la main. Il s’inclina pour lui b****r le bout des doigts, et resta là, tête nue, jusqu’au moment où la portière du coupé se fut refermée sur André, à qui mademoiselle Chardin avait fait une place à côté d’elle, sans cesser de sourire avec grâce à l’amoureux qu’elle abandonnait, en lui laissant pour le consoler la conviction qu’elle ne l’abandonnait qu’à contrecœur. En moins de dix minutes Marguerite et André furent rendus à l’extrémité du boulevard Malesherbes où habitait l’artiste. Pendant ce court trajet, ils avaient gardé le silence. Ils le gardaient encore en montant l’escalier, elle allant devant, lui derrière, un peu essoufflé par l’ascension des quatre étages. Une femme de chambre qui veillait, en attendant sa maîtresse, avait ouvert la porte. André suivit Marguerite dans le salon, où deux lampes étaient allumées et où régnait une chaleur douce. – Je suis très lasse et vais me mettre à l’aise, dit-elle. Resté seul, il ôta son chapeau et sa pelisse, s’assit devant le feu, dans un fauteuil, heureux de se reposer, bercé par le silence de la nuit que troublait à peine le sourd roulement des voitures qui passaient en bas sur le boulevard, imprimant aux vitres de longues vibrations. Marguerite rentra bientôt, vêtue d’une robe de chambre qui dessinait son corps souple. Elle avait défait ses cheveux. Leurs ondes noires et brillantes, descendant sur les épaules et le long du dos jusqu’aux reins, serrées à leur extrémité par un ruban de soie blanche, encadraient sa figure jeune et fière, embrasée par le feu du regard dont la pâleur mate du teint avivait l’expression railleuse. Elle alla à la cheminée, s’accouda au marbre, en tendant ses pieds à la flamme, et regardant André qui se levait, lui dit : – Que vous voilà morose, monsieur le préfet ! – Il se taisait. Une grosse moue d’enfant plissait ses lèvres, révélant son mécontentement : – Est-ce un effet du bal de l’Élysée ? – Le bal de l’Élysée ! J’étais tout joyeux en le quittant pour vous rejoindre. Mais ce que j’ai vu tout à l’heure… – Qu’avez-vous donc vu ? – La femme que j’aime, oublieuse de mon long dévouement, me donnant un rival… Un éclat de rire interrompit ce reproche. – Jaloux, maintenant ! Jaloux, vous ! C’est complet. Ah çà, mon cher, d’où sortez-vous ? De ce que je suis votre maîtresse, en résulte-t-il que je doive éloigner de moi les gens qui offrent de m’être utiles ? M. Aimery Gérard, que vous avez trouvé dans ma loge, est un peintre déjà célèbre, très connu, très lancé, très à la mode, très influent. Abonné de la Comédie française, abonné de l’Opéra, il a la main dans tous les théâtres et dans tous les journaux, des amis dans tous les partis. Il me veut du bien. Faut-il décourager sa bonne volonté, en lui interdisant même de venir me voir ? – Il faut se contenter de la mienne. – Que tu es bête, mon pauvre André ! Voyons, est-ce toi qui me feras entrer au Théâtre-Français ? – Ne vous ai-je pas tirée de la province où, il y a trois ans, vous étiez encore ? – Oui, après m’avoir connue à Foix, vous avez eu le mérite de deviner que là je n’étais pas à ma place ; vous êtes parvenu à me procurer un engagement à Paris. Mais quel engagement ! Utilité à Cluny ! – Vous n’y êtes pas restée, et le Vaudeville vous a accueillie… – Le Vaudeville, parlons-en ! Jusqu’ici je n’y ai eu que des pannes… comme dans la pièce du jour : cinq toilettes, et rien à dire. – Eh ! soyez patiente. Vous aurez aussi de beaux rôles. En attendant, vous êtes à Paris, et cela, vous me le devez. – Soit. Mais, en aidant à transformer ma vie, vous ne songiez pas à moi seulement ; vous songiez aussi à vous. Vous m’aimiez… – Follement, comme je vous aime encore. – Dans une petite ville, je ne pouvais être la maîtresse du préfet sans le compromettre. Vous avez trouvé plus prudent de m’envoyer à Paris, où vous veniez souvent et où nous pourrions nous voir librement. C’est à vos craintes que j’ai dû de débuter à Cluny. – Vous pourriez dire : à mon amour, surtout. – Oh ! je n’entends pas diminuer le prix du service que vous m’avez rendu. Je ne l’oublierai jamais. Mais je peux dire, sans l’oublier, que, si je veux devenir sociétaire du Théâtre-Français, je devrai recourir à des influences plus puissantes que la vôtre. – À celle de vos nouveaux amants, par exemple. Marguerite eut un joli mouvement de raillerie sans colère, qui la rapprocha d’André. – N’est-ce donc rien de savoir que tu m’as quand tu veux, et ne peux-tu me laisser diriger ma vie à mon gré ? – Jamais je ne me résignerai à un partage. – Qui parle de partage ? – M. Aimery Gérard, sans doute. – Que t’importe, s’il n’obtient rien de ce qu’il demande, si je me sers de lui sans lui rien accorder ! Encore une fois, est-ce toi qui m’imposeras rue Richelieu ? Tu n’as ni relations ni influence dans ce monde-là. Un préfet, est-ce que cela compte à Paris ? – Je ne suis plus préfet. J’ai donné ma démission pour ne plus te quitter. – Tu as brisé ta carrière à cause de moi ! s’écria mademoiselle Chardin, mécontente et attendrie à cette révélation. Quelle folie ! – Je n’ai pas brisé ma carrière. J’ai trouvé une situation meilleure. En quelques mots, il raconta les changements survenus dans sa vie. Désormais, il habiterait Paris. Il y serait plus riche qu’il n’était à Foix. Les occasions de grossir sa fortune allaient se présenter, fréquentes et nombreuses. Il aurait conquis rapidement l’influence. Tous ses efforts tendraient à faire monter sa maîtresse, aussi haut qu’il espérait monter lui-même. – Tu iras là où tu veux aller, lui disait-il ; mais ne permets qu’à moi de t’y conduire. Avec moi, ton existence sera facile. Il n’est rien à quoi je ne sois prêt pour te rendre heureuse. Marguerite n’en revenait pas. Elle n’avait cessé de juger Rocroix comme un homme médiocre dont l’avenir était borné, de qui elle ne pouvait espérer plus que ce qu’elle lui devait déjà. Elle s’était servie de lui, sans l’aimer, résignée à le subir tant qu’elle aurait besoin de son appui, mais résolue à le quitter dès qu’elle lui aurait trouvé un successeur, ou tout au moins à le reléguer à la seconde place pour donner la première à un autre. Cet autre, en perspective depuis quelques semaines, c’était Aimery Gérard, dont la fière mine, la célébrité, le talent, la notoriété l’avaient séduite. Mais ce qu’elle venait d’apprendre ébranlait tout à coup ses résolutions. Si Rocroix était appelé à un brillant avenir, n’était-ce pas une imprudence de se séparer de lui, ou de l’humilier en se partageant et en cessant de lui accorder la meilleure part ? Elle le connaissait ; elle connaissait surtout l’étendue du pouvoir qu’elle exerçait sur cette faible et molle nature. Elle se savait éperdument aimée. Un amant épris à ce degré et si docile serait toujours pour elle ce qu’elle voudrait qu’il fût. Elle était bien plus sûre de lui qu’elle ne le serait jamais d’Aimery Gérard, encore dans toute la fougue de ses passions, mobile, léger, capricieux, gâté par les femmes, difficile à garder plus encore qu’à prendre. Tout à l’heure, elle ne tolérait André qu’avec peine, lasse de feindre. Maintenant, elle le jugeait d’un œil plus favorable, et en même temps que se réveillaient ses instincts de fille vénale, provoqués brusquement, elle ne songeait pas sans attendrissement à cet amour qui venait de métamorphoser un homme qu’elle avait cru jusque-là dépourvu de toute valeur. – Comment ne m’as-tu rien dit de tes projets ? demanda-t-elle. – Je ne voulais en parler que lorsque je serais assuré de leur réalisation. – Ainsi, tu ne quitteras plus Paris ? – Non ; nous allons vivre plus unis que jamais. – Mais ta femme ? – Elle trouvera trop de distractions dans le monde pour concevoir des soupçons. – N’en a-t-elle jamais eu ? – Sa confiance en moi est absolue. Marguerite sourit. Mais André ne devina pas ce qu’il y avait de raillerie et d’incrédulité dans son sourire. – Nous sommes donc à jamais rivés l’un à l’autre, soupira-t-elle en joignant à cette tendre parole une caresse qui la complétait. – Est-ce ton cœur qui parle ? dit-il, troublé. – C’est mon cœur. – Alors, Aimery Gérard… – Laisse donc là tes craintes. Je ne dois pas me brouiller avec lui ; peut-être toi-même seras-tu bien aise de t’en servir un jour. Mais il n’aura jamais rien de moi ; rien, entends-tu ? Ce fut, pour ce soir-là, le dernier mensonge que proféra sa bouche.
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