IV
Vers onze heures du matin, au troisième étage de l’hôtel meublé qu’habitaient les Rocroix et leur ami Fargues, mademoiselle Chamarette, femme de chambre de Régine, attendait sur le palier le réveil de sa maîtresse, en causant à demi-voix avec un des garçons de l’hôtel, qui venait de monter le courrier.
– Il y a une lettre pour vous, mademoiselle, dit-il. Je ne l’ai pas apportée plus tôt, parce que je savais que vous dormiez encore.
– C’est vrai que nous avons fait la grasse matinée. Madame était au bal chez le président de la république. Il faisait jour quand je me suis couchée.
Chamarette avait pris la lettre qui lui était destinée, la retournait entre ses doigts, embrassant d’un coup d’œil le timbre postal, l’écriture de l’adresse.
– C’est de mon amoureux, fit-elle joyeusement.
Elle déchirait l’enveloppe, dépliait les pages couvertes de grosses lignes lourdes qu’elle parcourait en hâte. Le garçon regardait la lettre avec curiosité, la femme avec convoitise.
– Vous avez donc un amoureux ? demanda-t-il.
– Vous le voyez bien. Cela vous offusque-t-il ?
– Je ne dis pas que cela m’offusque. Vous êtes bien libre d’avoir un amoureux si cela vous convient. Mais on peut, sans vous faire injure, essayer de savoir si vous n’avez jamais eu l’envie de le tromper.
– Le tromper ! Ah ! Dieu, non, par exemple. Pour ce que ça donne d’agrément…
– Prenez garde, mademoiselle ; vous allez calomnier l’amour.
– Imbécile ! dit Chamarette en riant. Puis elle laissa tomber sur le galant un regard moqueur, quasi menaçant, et ajouta : Vous savez, si jamais j’étais assez folle pour oublier que je suis engagée avec mon pauvre Jaqueton, ce n’est pas vous que je choisirais pour m’y aider.
– Eh bien, vous auriez tort.
Un v*****t coup de sonnette, éclatant dans l’intérieur de l’appartement, coupa court à cet édifiant entretien.
– Voilà madame qui s’éveille ! s’écria Chamarette.
Elle fourra d’une main la lettre dans sa poche, poussa de l’autre la porte sur le nez de son interlocuteur désappointé et disparut.
Une fille accorte et fringante, cette Chamarette, une vraie cigale du Midi, brune et sèche comme un pruneau, trop petite, trop plate, mais des yeux qui n’en finissaient pas, profonds et passionnés, des cheveux plus noirs que nature et des lèvres sous lesquelles un sang riche et sans alliance allumait une chaude flambée d’incarnat. Les familles du nom de Chamaret sont nombreuses dans les villages de l’Ariége. Elle appartenait à l’une d’elles, d’où cette appellation de Chamarette, qui lui était dévolue en sa qualité de fille aînée, et qu’à cause de son originalité, Régine avait voulu lui conserver, en la prenant à son service trois ans auparavant. Chamarette remplissait chez les Rocroix des fonctions de confiance. À son entrée à la préfecture de Foix, il n’avait tenu qu’à elle d’expérimenter sur le personnel masculin de la maison, sur M. le préfet lui-même, le pouvoir de ses beaux yeux, de sa tournure sémillante, de son chignon soyeux et luisant, tombant dans le cou hâlé, poli comme du vieil ivoire. Mais elle savait que si tous les hommes ne se ressemblent pas lorsqu’ils se disent amoureux, ils ont les mêmes lâchetés et recourent aux mêmes ruses, quand ils ont cessé de l’être. Elle s’était refusée à sacrifier une position où elle devinait qu’il y aurait gros à gagner, à la satisfaction de rechercher, à ses dépens, si M. le préfet faisait exception à la règle. La sagesse lui coûtait peu. La ferme volonté de rester fidèle à un garde forestier de son village, qu’elle comptait bien épouser lorsqu’à force d’économies elle se serait constituée une dot, la défendait contre des tentations dont elle envisageait par avance les péripéties et les périls.
Au lieu de se laisser compter fleurette, elle affecta de grands airs de discrétion, de désintéressement, d’austérité, opposa aux galantes entreprises de monsieur non moins d’indulgence que de fermeté, gagna sa confiance, en excitant son repentir, puis celle de madame, et, grâce à son savoir-faire, devint la confidente des secrets de chacun d’eux. Elle n’en ignorait aucun. Ce que contenaient les lettres qu’elle remettait à Fargues de la part de madame, ou à madame de la part du député ; ce que cachaient les sorties nocturnes de monsieur, ses rentrées tardives qu’elle protégeait avec la rouerie et l’aplomb d’une complice, ses voyages à Paris, elle le savait. Mais elle le gardait pour soi, attentive à sauver les apparences, à préserver de toute altération le bon accord du ménage, appliquée à se rendre indispensable. Lorsque Régine et André eurent pris la résolution de se fixer à Paris, ils s’évertuèrent, l’un et l’autre, à l’insu l’un de l’autre, à démontrer à Chamarette qu’elle n’était plus libre de se séparer d’eux, qu’elle devait les suivre et continuer à les servir. Ils employèrent des arguments irrésistibles. Elle eut l’air, en cédant, de leur accorder une grâce par laquelle elle s’assurait à jamais leur reconnaissance.
À l’appel de sa maîtresse, elle était entrée dans la chambre. Sous le pâle rayon de la veilleuse, brûlant encore dans l’obscurité de la pièce close, Régine commençait à se lever. Assise sur le bord du lit, ses cheveux inondant de leur flot d’or ses épaules frissonnantes, ses pieds nus dans des pantoufles, elle passait lentement un peignoir.
– Pourquoi m’avez-vous laissée dormir si tard, Chamarette ?
– J’ai cru bien faire. Madame était si lasse en se couchant, ce matin !…
– Je ne serai jamais prête pour le déjeuner.
– Madame sera prête, j’en réponds.
Chamarette allait et venait, ouvrait les persiennes au soleil de cette froide matinée de février, allumait le feu, versait l’eau dans la cuvette, préparait les linges et, sur les dentelles de la table à coiffer, étalait les brosses et les peignes.
– Monsieur est-il chez lui ? dit Régine, qui venait de traverser la chambre, en tordant ses cheveux, en les fixant sur le haut de sa tête, afin de découvrir son cou avant de se plonger dans l’eau.
– Monsieur est sorti de bonne heure, répondit Chamarette.
Régine, qui avait déjà le visage penché sur la cuvette, se redressa brusquement toute ruisselante.
– Il était donc rentré ?
– Quelques instants après madame. Je crois bien qu’il ne s’est pas couché. Je dormais encore au moment de son départ. Mais il a dit au garçon qu’il serait de retour à midi.
Elle répondait simplement, soutenant sans sourciller le regard de Régine fixé sur elle. Une question nouvelle monta aux lèvres de madame Rocroix. Mais elle la retint, ayant sans doute changé d’avis, et continua ses ablutions. Cela dura bien dix minutes. Puis elle reprit :
– Descendez chez M. Fargues et priez-le, de ma part, de venir me parler.
– M. Fargues doit être déjà parti pour la Chambre.
– Allez vous en assurer, ordonna Régine impérieusement.
Chamarette obéit. Sa maîtresse attendit son retour, debout devant une croisée, le front appuyé aux vitres, le regard perdu sur les maisons d’en face dont les façades massives allongeaient leur ombre dans son appartement. Son impatience, surexcitée par l’incertitude, se révélait à la fièvre de son regard, à la fébrile agitation qui s’était emparée d’elle. Chamarette rentra.
– M. Fargues n’est pas chez lui, dit-elle.
– C’est bien, coiffez-moi !
Régine s’était assise ; Chamarette commençait son office. Madame, mélancolique et pensive, suivait dans la glace les miroitements du peigne à travers le flot des tresses blondes qui s’étageaient lentement, encadrant la blancheur du front, autour duquel la femme de chambre, toute à sa tâche, les fixait peu à peu.
– J’ai reçu une lettre de mon Jaqueton, fit Chamarette, voulant tirer sa maîtresse de méditations dont elle soupçonnait le danger.
– Une lettre de Jaqueton ? répéta Régine indifférente.
– Il renonce à venir à Paris ; la capitale lui fait peur. Il a confiance en moi et m’attendra au pays. Il me charge de remercier monsieur et madame de leurs bonnes intentions à son égard.
– Il renonce à venir ! répondit madame Rocroix, parlant d’abord avec calme, puis s’animant par degrés. Tant mieux pour lui. Paris est une ville infâme et pourrie, qui dessèche les cœurs, tue l’amour, altère les plus nobles, les plus purs sentiments, et ne réserve que calamités et déceptions à ceux qui croient y trouver le bonheur.
Ce fut un cri de colère d’un accent étrange. Il trahissait les appréhensions qui envahissaient l’âme de Régine, attristée depuis quelques heures par la froideur subite qu’après ce bal où elle s’était grisée du triomphe de sa beauté, lui avait témoignée son amant, et plus cruellement impressionnée encore, en apprenant qu’au mépris d’une chère habitude, il avait négligé de venir la saluer à son lever. Mais Chamarette, ignorante encore des évènements, ne comprenait pas. Elle regardait, toute surprise, madame Rocroix, et dit :
– Madame est bien sévère pour ce Paris si beau, si grand ! Elle y est venue volontairement.
– Ah ! si l’on savait ! soupira Régine.
Quoi ! arrivée à peine depuis quelques jours, et des regrets déjà ! Chamarette aurait voulu questionner, savoir, et n’osait troubler les réflexions de madame. Maintenant, la toilette était achevée. Sur la blancheur des jupons et le satin du corset, la femme de chambre avait passé une robe en drap gris, collante au corps sur lequel elle se moulait. Régine continua :
– Je n’ai plus besoin de vous ; laissez-moi ; vous m’avertirez dès que monsieur sera rentré.
Tout à fait déconcertée, Chamarette se retira, et Régine, sûre de n’avoir pas de témoin, donna librement cours à ses larmes. Lucien ne l’aimait-il plus ? Voilà ce qu’elle se demandait, après se l’être demandé déjà durant sa longue insomnie, et la question, à laquelle elle ne pouvait répondre, était aussi cruelle que la réalité qu’elle redoutait.
Ah ! combien les femmes sont folles lorsqu’elles croient aux serments que provoque leur beauté ! Est-il un homme, même parmi les plus épris, assez constant pour les tenir, ces serments fragiles et menteurs ? Depuis longtemps, elle avait eu le pressentiment que Paris lui prendrait son amant. Cela datait du jour où, élu député, il s’était éloigné d’elle. Ses lettres devenues moins éloquentes, leurs entrevues plus rares, des calculs de prudence succédant aux premières ardeurs, à ces emportements délicieux qui ne laissent dans le cœur extasié aucune place à la raison, voilà quels symptômes lui avaient révélé que, dans cet amant d’abord si tendre et maintenant apaisé, l’ambition remplaçait l’amour. C’est alors que, résolue à défendre son bonheur, elle avait décidé son mari à venir habiter Paris. Hélas ! c’était déjà trop tard. Lucien n’appartenait plus à elle seule. Les luttes entreprises depuis pour le reprendre, les espérances un moment conçues, au milieu d’amers tourments, avaient entretenu ses illusions sans lui rendre celui qu’elle voulait ressaisir.
Maintenant, l’évidence éclatait. Mille traits qui, durant la nuit, dans l’ivresse des heures joyeuses, lui avaient échappé, prenaient corps, entraient dans sa mémoire, preuves décisives et certaines de son malheur : les distractions de Lucien, sa froideur, son empressement à la laisser seule parmi des indifférents, son attitude auprès d’autres femmes, leur triste retour en voiture, leur rentrée plus triste encore, et leur séparation à la porte de son appartement, sans qu’il demandât à en franchir le seuil, encore qu’il n’ignorât pas qu’elle y était libre pour plusieurs heures. Elle le voyait enfin tel qu’il fallait le voir, las, horriblement las des témoignages d’amour tant de fois sollicités par lui et que, depuis longtemps, elle ne savait plus lui refuser. Que de tristes réflexions, et combien le souvenir du passé les rendait douloureuses !
Elle remontait vers ce passé radieux ; elle revoyait le petit salon de la préfecture où, un soir, en l’absence de son mari, elle avait reçu Lucien. Sa bonne mine, sa jeunesse, l’influence qu’il exerçait dans sa ville natale et au barreau de Foix, où il venait d’entrer, l’entouraient de prestige, le paraient d’une séduction entraînante. L’ambition, les honneurs, la vanité n’avaient pas encore glacé ses enthousiasmes. Il plaida divinement la cause de son amour ; il fut écouté, et brilla comme un rayon de soleil dans l’existence toute grise de la femme abandonnée. Trahie par l’homme dont elle portait le nom, Régine se donna ce nouveau maître sans regrets, sans remords, convaincue que la chaîne forgée ce soir-là ne serait jamais brisée.
Ce fut pendant plusieurs mois un bonheur infini, une ivresse délicieuse. L’habitation de Lucien était attenante aux jardins de la préfecture. Ce voisinage, les absences d’André, la complicité de Chamarette, favorisèrent les relations naissantes, les rendez-vous mystérieux. Oh ! les heures enchantées, les promenades à minuit sous les marronniers dont la lune trouait les feuillages sans dissiper leur ombre protectrice ! Et le vieux mur couvert de lierre, escaladé un soir par Régine pour entrer chez son amant ! Et sa visite à travers l’antique maison où Lucien vivait seul, logis discret, confortable, tout rempli des souvenirs des aïeux, embelli cette nuit-là par l’amour et où elle aurait voulu toujours vivre !
Comme Lucien était épris en ces temps encore si proches ! Que d’ardeurs dans son sang ! que de promesses sur ses lèvres ! Se pouvait-il qu’il eût tout oublié, qu’il eût secoué le charme qui le dominait alors ! Non, Régine n’y voulait pas croire. Dans le déchaînement de ses angoisses, c’est au passé qu’elle demandait d’aviver les espérances auxquelles elle s’attachait.
– Tout n’est pas perdu !
Ce cri sortit de sa bouche sous la poussée de son cœur qui reprenait confiance. Toute frémissante, elle se leva. Elle se vit dans le miroir, toujours belle ; elle se rappela son triomphe de la veille dans les salons de l’Élysée, et il lui sembla que, sa beauté n’ayant rien perdu de ce qui l’avait rendue jadis irrésistible, Lucien en subirait de nouveau la puissance. Elle croyait n’avoir à se défendre que contre l’ambition de son amant, et non contre une autre femme ; elle se disait que dans un tel combat la victoire finirait par lui rester.