II
Le rédacteur en chef du Radical de Foix n’avait pas quitté le seuil du salon diplomatique. Sous le regard défiant et hautain de l’huissier, il s’était assis à droite de la porte, pour mieux voir. Le journalisme est un sacerdoce aux impérieuses exigences ; c’est le devoir d’un homme qui tient une plume de surveiller de près, avec une vigilance jacobine, les divertissements de la bourgeoisie républicaine, élus du peuple et puissants du jour.
Ces divertissements indignes des âmes austères qu’ont trempées et durcies les épreuves de la démocratie irritaient Baret jusqu’à l’exaspération, mettaient sur ses lèvres des cris vengeurs. Ah ! quelle satire éloquente et foudroyante il comptait envoyer le lendemain à son journal ! Ministres, diplomates, généraux, personnages à rubans et à crachats, toute cette clique dorée qui se pavanait dans le salon réservé, l’huissier lui-même, vil esclave qui s’enorgueillissait de sa chaîne, insigne de son servage, n’avaient qu’à se bien tenir. Il allait les signaler au mépris et aux vengeances du peuple souverain.
Il dénoncerait ces pompes aristocratiques, renouvelées des temps de décadence. Il demanderait si c’est afin de payer les frais de ces saturnales honteuses, auxquelles, d’ailleurs, on néglige de l’appeler, que le peuple plie sous le poids des impôts ; si les fonctionnaires n’émargent au budget qu’à seule fin de faire la fête loin de leur poste ; si les députés ont le droit de consacrer au plaisir les veilles qu’ils doivent aux intérêts de leurs électeurs.
Tandis qu’il arrêtait par la pensée les grandes lignes de son article, autour de lui la fête continuait. Deux heures avaient sonné. Les invités venus uniquement pour faire acte de présence à la réception présidentielle commençaient à se retirer. On circulait plus librement dans la grande galerie. Dans deux salons, on dansait.
Sous les massifs de plantes vertes, qu’étoilaient des fleurs épanouies, les orchestres jouaient des valses dont les accords se brisaient contre les croisées du jardin où la buée tiède traçait des sillons à la surface polie des vitres. Au dehors, dans la cour d’honneur pleine de tumulte, cris, rires, piétinement des chevaux sur le sable, roulement des voitures, les huissiers appelaient les gens. Sous les tentes du perron, fouettées par la bise froide, ces appels se succédaient. Noyé dans la lumière, le vieux palais resplendissait agité, vivant, vibrant, vomissant par ses ouvertures flamboyantes la rumeur qui de la base au faîte le secouait.
À l’entrée du salon diplomatique, la foule s’amassait plus nombreuse. L’huissier venait d’en ouvrir la porte à deux battants. Baret se leva. Mêlé aux groupes, il vit sortir, précédé d’autres huissiers, qui écartaient les curieux et se frayaient au milieu d’eux un passage, un cortège composé du président de la République et de ses principaux invités, qu’il conduisait, pour le souper, vers les salles du buffet, non encore accessibles aux profanes. Baret se cuirassa dans son mépris ; un sourire amer plissa ses lèvres ; il ajoutait mentalement à son article une phrase railleuse et cruelle.
Mais, tout à coup, dans ce cortège où il ne connaissait personne, il aperçut madame Rocroix. Pour une minute, son ressentiment se fondit sous l’éclat de la grâce exquise et de la royale beauté de la jeune femme. Un vieillard vêtu d’un uniforme étranger, brodé d’or et chamarré de décorations, lui donnait le bras. Elle marchait lentement à son côté, imposante, la tête haute, traînant derrière soi, sur le tapis, un flot de dentelles.
– Voyez donc la belle personne avec l’ambassadeur d’Autriche, observa quelqu’un près de Baret. Qui est-elle ?
– Je l’ai remarquée déjà ce soir, mais j’ignore son nom.
Baret intervint d’un air pénétré.
– Madame Rocroix, « l’épouse » du préfet de l’Ariége.
Il était très fier d’avoir pu la nommer. Il fit même un pas vers elle, pour se faire remarquer, espérant que, devant tout ce monde, elle allait le favoriser d’un salut ou d’un sourire. Cette marque d’attention, en flattant sa vanité, eût versé un baume dans son cœur, aigri ce soir-là plus que jamais par le sentiment surexcité de son obscurité et de son isolement. Mais madame Rocroix ne regardait pas de son côté. Elle passa sans le voir. Ce fut une blessure nouvelle sous le coup de laquelle il improvisa d’un trait la fin du terrible article.
Quand ce fut fini, la foule s’était dispersée, l’huissier avait disparu, l’accès du salon diplomatique demeurait libre. Il y entra, fatigué de sa longue veille, du silence douloureux gardé pendant toute cette soirée, durant laquelle il n’avait trouvé personne à qui dire un mot. Ses jambes ne le portaient plus ; dans son estomac vide, la faim criait. Il allait s’asseoir, lorsqu’il aperçut Lucien Fargues, debout près d’une fenêtre entrouverte, écoutant avec indifférence un personnage qui lui parlait, très animé.
– Il faudra bien qu’il m’adresse la parole, pensa-t-il.
Il se campa résolument devant la porte, décidé à attendre le député pour le saisir au passage, rendu fiévreux et perplexe par la crainte que l’autre cherchât à l’éviter. Mais son anxiété se dissipa vite. Fargues se dirigeait de son côté, l’air affable, et, arrivé près de lui, prit familièrement son bras en disant :
– Êtes-vous revenu de vos préventions, mon cher Baret ?
– Mes préventions contre qui, monsieur le député ?
– Contre le gouvernement, à ce qu’il m’a semblé tout à l’heure.
– Tout à l’heure, je pensais ce que je pense encore : c’est qu’en république il ne devrait y avoir ni faveurs ni privilèges.
– Allons donc ! je vais vous prouver que les privilèges ont du bon. Il est tard ; vous devez être affamé comme moi. Si je n’avais pas eu le plaisir de vous rencontrer, ou si je vous abandonnais là, vous n’arriveriez au buffet que maltraité, bousculé, porté par la foule ; vous seriez obligé de conquérir à coups de poing votre souper. Mais, sous ma protection, vous allez boire et manger à votre gré, très à l’aise, en brillante compagnie. Vous voyez bien que si les privilèges n’existaient pas, il faudrait les inventer. Venez, venez, et ne nous calomniez pas parce que nous cherchons à rendre notre république aimable. Nous boirons à sa prospérité.
Baret était touché à l’endroit sensible. Subitement, la perspective d’un bon repas le déridait, apaisait ses haines, emportait de sa mémoire, par lambeaux, les ardentes élucubrations de tout à l’heure. Vainement il essayait de se composer une attitude hautaine, de manifester par quelque trait son incorruptibilité, les belles phrases se dérobaient, et, quand il fallut répondre, il ne put que balbutier avec mauvaise grâce :
– Je vous suis bien reconnaissant.
– Il n’y a pas de quoi, mon cher, et je voudrais mériter votre reconnaissance par un service plus effectif.
– Oh ! vous le pouvez, monsieur le député, répliqua Baret, à qui l’émotion n’enlevait pas sa présence d’esprit.
– Comment ?
– En m’aidant à trouver un emploi dans un journal de Paris.
– Vous voulez quitter Foix, nous abandonner ?
– Je suis las de vivre en province.
– Vous y êtes rédacteur en chef.
– Oui, un journal qui tire à cinq cents exemplaires et où je fais tous les métiers : directeur, rédacteur, caissier, préposé aux abonnements, correcteur, et même, à certains jours, colleur de b****s. Colonel sans soldats ! Est-ce une position pour moi ? Oh ! monsieur le député, se sentir une valeur, un cerveau où les idées s’allument, bouillonnent, jaillissent, débordent ; voir les autres monter haut, arriver, et soi-même rester en bas, humble, misérable ; n’être rien quand le parti pour lequel on s’est désespérément battu est triomphant… j’en ai assez ! Il me faut un théâtre plus vaste que Foix : il me faut Paris, ce Paris où j’ai vécu jadis, où j’ai toujours rêvé de revenir. Là, seulement, le talent trouve l’occasion de se produire ; là seulement, je pourrai utiliser les services que j’ai rendus à la cause républicaine, services trop vite oubliés et qui méritaient mieux que ce qu’on m’a donné, cette position misérable où je ne peux rien ni pour moi, ni pour la république.
– Eh ! mais, vous êtes éloquent à vos heures, mon cher !
– On me l’a dit, jadis, quand je poussais le peuple aux barricades.
– Ne rappelez donc pas ces souvenirs, si vous voulez devenir quelqu’un. Aujourd’hui que nous sommes le gouvernement, à qui de nous voulez-vous qu’ils soient agréables, puisqu’ils ont trait à une révolte contre les pouvoirs établis ? Et puis, les barricades, c’est le vieux jeu. Nous avons un moyen de défense et d’attaque bien autrement redoutable que les pavés et les fusils.
– Lequel ?
– Le bulletin de vote.
– On corrompt le suffrage universel.
– Eh bien, mettez-vous du côté des corrupteurs, et nous vous pousserons.
Baret n’eut pas le temps de se demander s’il devait protester ou rire. Fargues l’entraînait joyeusement à travers les groupes qui se formaient aux abords du buffet, s’apprêtant à envahir la salle dont les portes encore closes s’entrouvraient de temps en temps pour laisser passer les rares favorisés à qui leur rang social ou la bonne grâce des officiers de la maison présidentielle en donnait l’accès. C’est à l’un de ces officiers, debout devant l’entrée, que Fargues s’adressa, à demi-voix :
– Votre consigne est-elle inviolable, mon commandant ?
– Ni pour vous, ni pour vos amis, mon cher député.
– Alors je vous prie de la lever en faveur de l’un d’eux, monsieur Baret.
Baret se rengorgeait, emboîtant le pas derrière Fargues. Mais ce dernier s’arrêta surpris. À trois pas de lui, il venait d’apercevoir, en se retournant, deux personnes, un homme d’âge mûr et une jeune fille ; l’homme, petit, svelte, physionomie mélancolique et sévère, figure fine encadrée par de courts favoris grisonnants ; la jeune fille appuyée à son bras, jolie, blonde avec des yeux noirs, mince, élégante d’attitude, très simplement vêtue d’une robe bleue en tulle.
– Oh ! monsieur, que je suis heureux de vous rencontrer ! s’écria Fargues. Mademoiselle…
Il saluait très respectueusement.
– Vous devez être étonné de nous trouver ici, mon cher. C’est ma fille qui a désiré venir, et vous voyez ce qu’elle fait de moi ; elle me traîne au buffet.
– Le temps seulement de boire un verre d’eau, mon père.
– J’aurai l’honneur de vous l’offrir, mademoiselle, dit Fargues avec empressement.
L’officier attendait, la main sur le bouton de la porte. Fargues lui présenta les nouveaux venus : M. le juge d’instruction Deloraine, mademoiselle Noémi Deloraine.
– Passez vite, répondit avec courtoisie le commandant.
Fargues et ses amis entrèrent dans la salle du buffet, dont la porte se referma derrière eux. Baret les avait suivis. Mais sa physionomie s’était rembrunie. Son regard, un moment éclairé par un sourire de vanité satisfaite, redevenait haineux et méchant. Il se rapprocha du député et trouva moyen de lui parler sans être entendu par d’autres que par lui.
– Vous connaissez M. Deloraine ?
– J’ai l’honneur de le compter parmi mes amis. C’est un des plus éminents magistrats du tribunal de la Seine.
– Lui ! C’est un suppôt de la réaction. Il a voulu me faire condamner naguère.
– Soyez convaincu qu’il vous croyait coupable…
– Je l’étais, en effet, répliqua fièrement Baret, coupable d’avoir voulu défendre les institutions républicaines contre les entreprises des monarchistes. Nous étions alors dans la crise du Seize-Mai.
– Oui, je me souviens, vous étiez venu à Paris, et vous aviez signé un appel aux armes, délit prévu par des lois que les maîtres du jour avaient le droit de vous appliquer.
– Quoi ! c’est vous, monsieur, qui dites cela !
– Je dis qu’il est regrettable que M. Deloraine se soit trouvé de leur côté. Mais, ceci posé, il faut bien reconnaître qu’il n’a fait que remplir son devoir. Du reste, les poursuites ont été abandonnées.
– Contre son gré et grâce à mes amis…
– Enfin, vous n’avez pas été condamné. Il vous est donc aisé d’oublier.
– Je n’oublie jamais, répliqua Baret d’un ton farouche.
Ces paroles s’échangeaient rapidement, à demi-voix.
M. Deloraine, quoiqu’il ne pût les entendre, devinait qu’il était question de lui. Soucieux de sa fille, qui attendait, au bras de Fargues, la fin de l’entretien, il essayait de la distraire, en lui désignant divers personnages, sans cesser toutefois de suivre de son regard railleur et pénétrant le mouvement des lèvres de Baret. Le journaliste semblait peu disposé à quitter la place. Mais Fargues était à bout de patience.
– Vous voilà dans le sanctuaire, mon cher, dit-il. Je ne vous retiens pas ; vous êtes libre. Venez me voir un de ces matins. Nous nous entretiendrons de ce qui vous intéresse.
Tout à mademoiselle Deloraine, il s’éloigna.
– Il me préfère un magistrat de la réaction, murmurait avec amertume le journaliste, irréparablement blessé. Voilà de quelles âmes viles s’entourent des gens qui se disent républicains, de quels monarchistes ils se font les complices ! Ah ! mes maîtres, je vous démasquerai.
Il était devant le buffet ; il avala rageusement, coup sur coup, deux verres de vin de Champagne pour ouvrir son gosier aux innombrables sandwiches et petits fours qu’il se proposait d’engloutir.
– Il m’a paru que le sieur Baret n’était pas satisfait notre rencontre, disait M. Deloraine à Fargues.
– Vous avez compris !…
– J’ai quelques clients du même genre. Fort heureusement, ils sont peu redoutables… Comment connaissez-vous celui-ci ?
– Il dirige la feuille radicale de Foix, et pour ce motif je le ménage… Et puis il finira par venir habiter Paris ; il est homme à se tailler un rôle dans les réunions publiques… On ne sait ce qui peut arriver… Peut-être un jour l’aurai-je pour collègue à la Chambre…
– On peut tout attendre des mœurs politiques de ce temps, objecta gravement M. Deloraine.
Ils s’étaient mêlés aux gens qui assiégeaient le buffet. Entre les surtouts de fleurs et les pièces d’argenterie, les victuailles appelaient les gourmandises, viandes froides reposant sur un lit de gelée, chaufroids enveloppant dans leur transparence les ortolans bouffis et les cailles dépecées. Les pyramides de fruits s’écroulaient au contact des mains hardies ; la mousse du champagne écumait dans les coupes de cristal, et le bordeaux allumait aux parois des verres sa couleur sombre comme le sang d’une victime sacrifiée.
Le long de la haute table, la foule se pressait, debout, circulante, exigeante, surexcitée, grossie peu à peu de nouveaux arrivants, malgré la sévérité des consignes. Une poussée sépara M. Deloraine de sa fille. Elle se trouva seule avec Lucien. Il ne s’occupait plus que d’elle, empressé à la servir, attentif à la protéger. Elle mangeait et buvait du bout des lèvres, distraite, tout émue des prévenances dont elle était l’objet.
Il y avait entre eux de doux souvenirs. Ils s’étaient connus à Cauterets, deux ans auparavant, rapprochés par les hasards de la vie d’hôtel. Fargues en était encore à ses premiers succès de tribune. Mais, déjà, sa réputation commençait. C’est moins à elle cependant qu’à sa courtoisie, son caractère, sa bonne mine, qu’il devait d’avoir été favorablement accueilli par les Deloraine : le père, un magistrat de haute intelligence, de mœurs austères, tolérant pour les idées nouvelles, bien qu’il ne les partageât pas ; la fille, une âme forte sous une enveloppe délicate, une de ces créatures qu’on ne peut approcher sans subir le charme qui se dégage d’elles, rendue plus séduisante par le contraste que formaient la mélancolie imprimée dans son regard et sa jeunesse rayonnante. Fargues fut conquis le jour même où il les connut.
Quelques semaines vécues en commun, embellies par la douceur et l’imprévu d’un temps consacré aux distractions et au repos, cimentèrent cette amitié, que la vie de Paris, quand ils l’eurent reprise, ne détruisit pas. Ils se voyaient peu. Les Deloraine vivaient retirés. Fargues était tout entier à ses devoirs politiques, à son ambition, à ses passions, à ses triomphes. Il portait le joug d’une liaison qui versait la fièvre dans ses veines. Mais il songeait souvent à la charmante fille rencontrée là-bas comme une apparition. Quand s’offrait à lui l’occasion d’échanger quelques mots avec elle, il pouvait constater qu’elle ne l’oubliait pas ; que, pour elle comme pour lui, le passé conservait un attrait incomparable ; qu’il s’y mêlait même une douceur attendrissante, où dominait, à travers le souvenir de paroles affectueuses et de silences éloquents, le parfum de quelques fleurs furtivement échangées par enfantillage ou plaisanterie, durant les excursions dans la montagne.
Ce soir-là, ces choses revenaient à la mémoire de Lucien comme un flot montant et envahissant. Elles rafraîchissaient son âme, elles y apaisaient les flammes allumées par l’ardent amour de Régine, et jusqu’à cette excitation maladive qui, tout à l’heure, lui avait arraché une promesse de l’aimer toujours, alors que depuis longtemps il ne l’aimait plus et n’était attaché à elle que par l’habitude de la voir ou la crainte de l’affliger. Il comparait l’enfant pure et chaste dont il devinait le cœur, ouvert et prêt à l’accueillir, à la femme passionnée dont la jalousie et les exigences troublaient son repos, lassaient son dévouement ; celle qu’il pourrait associer à sa vie, chérir librement, sans contrainte, et celle dont il ne pouvait goûter la tendresse qu’en se cachant et au prix de compromissions qui, l’enthousiasme et les illusions dissipés, lui semblaient dégradants et indignes de lui.
Noémi avait fini de souper. Il la ramena un peu en arrière, hors de la foule. Ils s’assirent à l’écart : elle simple, sereine, attentive à ce qu’il disait ; lui attentionné, dissimulant mal son désir de plaire. De sa place, il apercevait Régine, entourée de divers personnages, riant avec eux, leur tenant tête, buvant à longs traits la flatteuse admiration qu’ils lui versaient en paroles dorées, plus douces à ses oreilles que ne l’était à ses lèvres le vin dont ils emplissaient son verre. Il n’enviait pas leur bonheur : il souhaitait, au contraire, qu’ils demeurassent auprès d’elle, qu’elle l’oubliât pour quelques instants. Que ne pouvait-elle l’oublier pour toujours !
– Je voudrais retrouver mon père, monsieur, dit Noémi.
– Oh ! un moment encore, mademoiselle, supplia-t-il. Il y a si longtemps que je n’ai eu le plaisir de vous voir !
– N’est-ce pas un peu par votre faute ? Notre maison ne vous est-elle pas ouverte ?
– La crainte de paraître indiscret…
– Voilà une excuse peu digne de vous. Indiscret ! Pourquoi ? Mon père ne vous a-t-il pas prouvé qu’il est toujours heureux de vous recevoir !
– Monsieur votre père, oui ; mais vous !
– Moi ! j’aime tous ceux qu’il aime.
Elle lui répondait sans crainte, à demi-voix, en le regardant dans les yeux, un peu surprise par son langage dont elle ne comprenait ni l’embarras ni les réticences, trop femme déjà pour ne pas soupçonner qu’entre elle et Lucien un lien se formait, mais bien loin de deviner la séduction qu’exerçait sur lui son chaste regard où rayonnait l’intelligence, ses bras fins et blancs aux lignes suaves, sa chevelure soyeuse relevée sur le cou flexible, dont chaque mouvement révélait la grâce harmonieuse d’un tout parfait. Elle n’était ni vaine ni coquette. Elle s’ignorait.
– Vous me faites regretter la rareté de mes visites, mademoiselle, reprit Lucien.
– Ne regrettez rien, monsieur, et venez moins rarement. C’est l’unique moyen de vous faire pardonner et de prouver que vous n’oubliez pas les jours heureux passés ensemble, il y a deux ans.
– Vous ont-ils donc laissé un bon souvenir ?
– Pourquoi voulez-vous me le faire avouer de nouveau ? Ne le savez-vous pas ?
Lucien resta silencieux, tout vibrant d’une émotion soudaine et contenue, qui prenait son cœur et le livrait à mademoiselle Deloraine. Puis, il murmura :
– J’irai chez vous souvent, puisque vous m’y encouragez.
– Nous verrons comment vous tiendrez cette promesse, dit Noémi avec un sourire qui trahissait quelque incrédulité.
Elle se leva pour partir. M. Deloraine revenait de leur côté, l’appelait d’un signe. Elle alla à sa rencontre et lui annonça la visite prochaine de Fargues.
– Il sera le bienvenu, répondit M. Deloraine.
À pas lents, suivis par Lucien, qui s’ingéniait à les protéger contre les heurts, ils regagnaient la porte. La foule, rendue impatiente par une longue attente, prenait d’assaut la salle du buffet, que venait d’abandonner le président de la république, et bruyante comme un forum.
Dans la rumeur tumultueuse des voix, on entendait le choc des assiettes et des verres, des bruits de disputes, des plaintes de femmes, des adjurations adressées aux maîtres d’hôtel, qui ne savaient plus à qui répondre. Le long de la table une lutte s’engageait, on s’arrachait les morceaux, des bouteilles circulaient de main en main, brusquement arrêtées au passage par les plus hardies. C’est au milieu de ce vacarme que Lucien prit congé des Deloraine. Il les vit se perdre dans le flot pressé des invités.
– Me voilà ! dit une voix près de lui.
On lui saisissait le bras ; on l’entraînait vers la sortie. C’était Régine ; elle voulait partir. Dans l’antichambre, ils trouvèrent le valet de pied loué pour la nuit. Il leur donna les manteaux et alla chercher la voiture. Ils attendirent son retour, debout sur le perron du palais, heureux de respirer l’air glacé du dehors. Dans la clarté pâle du matin, le froid redoublait. Les feux s’éteignaient. Les cochers avaient l’onglée, pestaient sur leur siège, en secouant d’une main nerveuse les rênes détendues sur les harnais des chevaux ensommeillés.
La voiture arriva. Au moment d’y monter après Régine, Fargues aperçut encore mademoiselle Deloraine et son père qu’un fiacre emportait. Il aurait voulu que Noémi le vît. Mais il ne put même se pencher pour se faire remarquer. Lasse et dolente, Régine s’était appuyée contre lui, la tête sur son épaule, en murmurant de tendres paroles. Elle paralysait ses mouvements, le tenait prisonnier, et à son insu, lui faisait sentir la chaîne forgée de ses mains.
Maintenant, la voiture, cahotant sur le pavé des rues, les ramenait chez eux, dans cette maison meublée de l’avenue Montaigne où Régine, en arrivant à Paris, avait voulu descendre parce que Lucien y habitait. Ils étaient donc libres de se faire illusion, de croire qu’ils ne seraient plus séparés, puisqu’au bout de cette nuit de plaisir, le même toit allait les abriter. Mais cette pensée pleine de douceur et de charme pour l’amoureuse Régine devenait intolérable à son amant. Ils étaient l’un contre l’autre, la main dans la main. Lucien sentait sur sa joue l’haleine caressante de sa maîtresse, dont l’attitude trahissait l’amour. Mais, près d’elle, il demeurait insensible, tout à la vision du regard virginal qui, ce soir-là, s’était reposé sur lui.