« Entrez, dit une voix douce et craintive. » Il ouvrit et entra : Anselme ne le reconnut pas d’abord.
« C’est de la part de l’abbé Nervyn ? dit-il en rougissant.
– Non ; c’est votre compatriote, votre ami Félix Daruel, qui vient vous serrer la main. Ne vouliez-vous pas le voir ?
– Félix !… M. Félix Daruel ici ! dans mon galetas ! s’écria Anselme dont le visage se colora d’un ineffable mélange de confusion et de joie… Ah Dieu a eu donc pitié de moi ! »
À la pâle lueur d’un bout de chandelle qu’Anselme Maynard allumait à la hâte, Félix Daruel put embrasser d’un coup d’œil cet ensemble de pauvreté navrante : ces murs nus, humides, passés à la chaux ; cette couchette d’hôpital sans rideaux et sans matelas, cette table de bois blanc et ces deux chaises estropiées qui composaient tout le restera l’ameublement. Il remarqua pourtant, près du lit, deux objets de physionomie plus consolante : c’était une gravure de piété, proprement encadrée dans une bordure noire, et un rameau de buis bénit. À côté, on voyait, accrochés à un porte-manteau, une redingote et un chapeau qu’Anselme mettait, sans doute, les jours où il avait à faire ou à recevoir quelque visite. Sa blouse lui servait les jours d’incognito.
En ramenant ses regards sur l’habitant de cette misérable chambre, Félix y retrouva cette double expression qui l’avait déjà frappé : d’une part, la trace et le ravage de douleurs profondes, de souffrances encore saignantes, de blessures mal cicatrisées ; de l’autre, une résignation triste et douce qui ressemblait presque à de la sérénité. Les larmes montaient sans cesse et tremblaient sous les paupières fatiguées d’Anselme ; mais on comprenait vaguement qu’à leur première amertume se mêlait déjà un sentiment moins âpre et moins désolé.
« Quoi ! c’est donc là que devaient arriver tant d’illusions et d’espérances ? dit Félix en lui prenant la main, après qu’ils furent un peu remis de leur émotion douloureuse.
– Félix ! ne me plaignez pas ! répondit Anselme avec une Sorte de fermeté mélancolique. J’ai souffert, mais j’avais mérité de souffrir : j’avais mêlé des pensées d’orgueil, d’ambition et d’égoïsme à ce qui n’aurait dû être qu’une œuvre de conscience et de devoir… Dieu ne pouvait accepter ces prétendus hommages d’une âme qui n’était pas à lui : il m’a puni, il m’a frappé… J’ai murmuré : je me résigne…
– Et Julien Féraud, votre parent, votre camarade ? demanda monsieur Daruel. »
À ce nom, les traits du pauvre Anselme se bouleversèrent, comme si un for rouge venait de passer sur ses plaies. Un air d’angoisse et d’épouvante remplaça sur son visage la tranquillité des tristesses chrétiennes, et saisissant à son tour la main de Félix Daruel :
« Julien ! dites-vous ? Julien ! reprit-il à demi-voix, comme s’il eût craint que la chambre n’eût des échos : c’est mon châtiment, mon désespoir, ma terreur de tous les instants ! Plus bas que la misère, plus las que le vice… au fond, au fond du gouffre… Ah ! si Dieu ne fait un miracle, je ne sais pas, nul ne peut savoir comment finira Julien Féraud…
– Mais enfin, ne puis-je rien pour le sauver ?
– Je ne le crois pas ; il est trop tard.
– Il a pourtant frappé à ma porte, l’autre jour… Et tenez ! son nom était écrit au bas du vôtre, sur la même feuille… je le croyais venu avec vous !…
– Non, répondit Anselme : j’avais su votre prochaine arrivée par l’abbé Nervyn, notre compatriote et mon dernier ami. Julien l’aura apprise par hasard, ou peut-être aura-t-il dérobé ici la lettre qui me donnait cette bonne nouvelle… Vous sachant riche et généreux, il aura voulu… il aura espéré…
– Quoi donc ?
– Vous extorquer quelques louis, pour aller boire ou jouer !… murmura Anselme d’une voix saccadée, comme si on lui avait arraché chacune de ces paroles.
– Quoi ! descendu jusque-là ? »
Anselme fit un geste affirmatif. Il y eut un moment de silence. Félix reprit, cherchant à ramener Anselme vers de plus consolantes images :
« Cet abbé Nervyn, dont le nom m’est connu, est, dit-on, vicaire de cette paroisse ?
– Oui, et il a été mon sauveur, répliqua. Anselme dont le front pâle se rasséréna. J’étais chassé de chez… l’oncle de Lucile ; seul, au désespoir, ayant dévoré mes dernières ressources. Le peu de talent et d’intelligence que j’avais cru avoir, s’était éteint au milieu de mes secousses et de mes misères. Abandonné à moi-même, aux conseils de Julien Féraud, à ses colères, à ses sarcasmes, peut-être allais-je le suivre du côté de l’abîme… J’eus le bonheur de rencontrer l’abbé Nervyn… Il m’avait connu à M… au petit séminaire. Il vint à moi les bras ouverts… Je me confiai à lui… je lui racontai tout, mes rêves, mes espérances, mes luttes, mes mécomptes, mes souffrances… Tendre et indulgent d’abord, parce qu’il fallait me traiter en malade, il ne tarda pas, à mesure qu’il me vit plus calme et plus fort, à me parler le langage de la vérité : il me fit honte de mes plaintes et de mes révoltes… De quel droit accusais-je la Providence ? Est-ce bien Dieu que j’avais voulu servir ? Mon ambition, mon amour pour Lucile, n’étaient-ils pas de moitié dans cette croisade que j’avais entreprise contre les mauvaises passions et les mauvaises doctrines ? Cet amour était pur ; mais pour obtenir la main de Lucile, n’avais-je pas spéculé sur la reconnaissance du monde ? Et si cette reconnaissance se changeait en dédain et en moquerie, à qui la faute ? – C’est ainsi qu’il me parla, tour à tour affectueux et sévère, compatissant et inflexible. À sa voix, se ranimèrent les pures croyances de mes jeunes années, non plus comme des mirages d’imagination ou des exercices d’intelligence, mais comme les lois les plus douces et les plus fermes appuis de la conscience et du cœur… L’abbé Nervyn pourvut aux premiers besoins de ma détresse ; il me procura des copies, des travaux obscurs… »
Félix Daruel, promenant autour de lui un regard involontaire, ne put s’empêcher de songer intérieurement que l’abbé Nervyn n’avait fait, sous ce rapport, que le strict nécessaire. Anselme le devina : il reprit avec un sourire triste :
Ah ! vous trouvez, n’est-ce pas ? qu’il ne m’a pas logé magnifiquement… Mais d’abord il n’est pas riche, et il se doit à ses pauvres. Ensuite c’est moi qui ai voulu mortifier et retremper dans l’humilité ce cœur perdu par l’orgueil… Nul ne sait d’ailleurs que je loge ici, et c’est la main de Dieu qui vous y a conduit. Lorsque j’ai à voir quelques-unes des personnes pour qui je fais des copies, je remets mon costume bourgeois, râpé, mais décent. Les autres jours, j’endosse cette blouse, je vais acheter moi-même mon pain, et quand j’entre dans une église pour prier Dieu, je sais bien qu’il me reconnaît ! »
Félix, profondément ému de cette résignation sans faste et sans fiel, pressa la main d’Anselme dans les siennes, et lui dit, les larmes aux yeux :
« Mon ami ! vous ne me parlez pas de Lucile ?
– Lucile ! Ah ! je l’aime toujours ! Je l’aime plus que jamais ! s’écria Anselme, dont le visage se voila de nouveau d’une ineffable douleur. Ah ! que Dieu lui rende le bonheur et le calme ! que je sois seul à souffrir… et je le bénirai !
– Écoutez, Anselme, reprit monsieur Daruel, une voix secrète me dit que mon voyage à Paris ne sera pas perdu pour vous… Ayez bon courage !… Lucile est au couvent, mais elle est libre encore… Je n’ai jamais su que très vaguement ce qui s’est passé dans la maison de monsieur Servais, son oncle… Ne me le dites pas… Je ne veux pas le savoir, du moins aujourd’hui. Ce que je sais, c’est que monsieur Servais ne fera rien pour sa nièce ; que, malgré ses cinquante ans, il vient de convoler en troisièmes noces avec une jeune femme qui a pris sur lui un empire absolu ; en un mot, que Lucile n’a pas un sou à attendre de son oncle et tuteur ; mais aussi elle a vingt-cinq ans, elle est parfaitement indépendante de monsieur Servais ; il lui laissera toute liberté de se marier à sa guise, et même de mourir de faim, par-dessus le marché, avec son mari et ses enfants…
– Hélas ! tel serait en effet notre avenir, si nous étions assez insensés pour croire cette union possible ! murmura Anselme, évidemment combattu entre une secrète espérance et la triste réalité.
– Eh bien ! reprit Félix avec cette cordiale franchise qui prévient toute susceptibilité… Rassurez-vous, Anselme, je ne vous imposerai pas d’humiliants bienfaits ; mais que diriez-vous, par exemple, d’une modeste acquisition dont je vous ferais les avances… d’un établissement à la campagne, à quelques lieues de nous, dans notre jolie vallée de Saint-Sauveur, avec Lucile pour compagne, à demi châtelaine, à demi fermière ? Puis, lorsqu’à force d’économie et de travail, vous vous seriez acquitté envers moi, qui vous empêcherait de revenir ici, d’y reprendre votre place dans les luttes de l’intelligence, soutenu par Lucile, raffermi par quelques années de solitude, de méditation et de calme ? »
Monsieur Daruel aurait pu parler longtemps encore : dans l’extase de sa reconnaissance, Anselme le contemplait en silence ; à la fin, se jetant à son cou par un mouvement irrésistible, et laissant déborder une joie qu’il avait cru perdue pour jamais, il s’écria :
« Ah ! ce que vous m’offrez, je n’aurais jamais osé le rêver ; mais c’est le plus doux, le plus délicieux des rêves… Retrouver la campagne, le ciel, le soleil, nos collines, nos bois, nos prairies ! Échapper à cet air méphitique qui m’étouffe, à cette misère des grandes villes, la plus horrible de toutes ! Reconquérir Lucile et la mériter, moi qui l’avais pleurée comme une morte !… Non, je n’étais pas digne de tant de bonheur ! – Et vous, vous, mon bienfaiteur, comment pourrai-je jamais vous payer cette dette immense, autrement que par mon tendre respect, que par mes ardentes prières ?…
– Vous le pouvez peut-être déjà, répondit Félix avec une émotion contenue… Vous pouvez peut-être me rendre un service… Moi aussi, j’ai besoin d’être sauvé…
– Vous ?
– Protégé du moins contre une tentation et un péril ; protégé dans le repos de mon cœur et dans le bonheur de ma vie. Pour cela, Anselme, je vous demanderai de me parler comme à un confesseur, et de me raconter… »
En ce moment, un pas lourd et une voix rauque retentit dans l’escalier ; Anselme put à peine retenir un cri de douleur et d’effroi : la joie qui illuminait ses traits disparut. – C’est lui ! dit-il, c’est Julien !
« Ah ! tant mieux ! je voulais le voir, lui aussi, répliqua Félix. »
Une seconde après, Julien entra : c’était à peu près la même expression de figure et le même costume que nous avons déjà esquissé. À la vue de monsieur Daruel, qu’il ne reconnut pas, il hésita un instant : puis, reprenant son aplomb cynique, il s’avança vers Anselme, et plongeant ses deux mains dans les poches vides de son large pantalon :
« Anselme, dit-il, mon petit, les toiles se touchent ; j’ai le gosier sec comme un bulletin et l’estomac creux comme un discours. Prête-moi cent sous, et je me souviendrai de toi dans mes prières !
– Julien, fit douloureusement Anselme, tu ne reconnais pas, tu ne salues pas un ancien ami, monsieur Félix Daruel ?
– Ah ! c’est vrai ! s’écria Julien dont le front se couvrit de rougeur, mais qui s’efforça de cacher son émotion et sa honte : il n’est pas changé, lui ! il n’a pas été malheureux ! »
Cette figure hâve et plombée sembla sur le point de se détendre ; mais, par un nouvel effort, Julien surmonta cet attendrissement rapide, et dit à Félix avec un rire livide qui faisait mal :
« Vous venez voir ce que la bonne ville de Paris fait de ses amoureux et de ses victimes ? Eh bien ! regardez ! – Marguerite de Bourgogne était moins cruelle : elle les tuait en une huit !
– Non, Julien, reprit monsieur Daruel avec cette fermeté douce et calme qui dompte même les fanfaronnades du vice ; j’avais un but plus utile, plus digne de vos souvenirs et des miens, et vous-même l’avez pressenti, puisque vous êtes venu, l’autre jour, frapper à ma porte…
– Ah ! que voulez-vous ? répliqua Julien toujours partagé entre sa mauvaise honte et son accès de franchise : la faim apprivoise les loups… J’avais escamoté à ce brave Anselme le secret de votre arrivée, et je pensais que vous ne refuseriez pas de prêter quelques balles à un vieil ami !…
– Eh bien ! ce que je n’ai pas pu faire l’autre jour, je le ferai bien volontiers… »
Les yeux de Julien étincelèrent.
« Mais, reprit Félix, ce n’est pas par un misérable prêt que je voudrais venir à votre aide ; ce que je vous donnerais aujourd’hui serait mangé demain : je prétends faire plus pour vous… je prétends vous arracher d’ici…
– Moi ! quitter Paris !
– Oui, vous. Le séjour de Paris vous a été fatal ; il vous deviendrait mortel. Brisez cette chaîne tachée de sang et de fang qui vous rive à une vie de désordre… Je vais, pour utiliser un cours d’eau récemment découvert dans mes chères montagnes, établir une usine qui doit, d’ici à vingt ans, enrichir le pays et me rapporter des produits considérables. Soyez-en le régisseur et le contremaître ; dès aujourd’hui, je vous mets de moitié dans les bénéfices : chaque année, vous prélèverez sur votre dividende de quoi acheter un morceau de terre dans les environs ; dans dix ans, vous serez riche, réhabilité par le travail, jeune encore, et pouvant aspirer à toutes les joies honnêtes de la vie ! »
Si résolu que fût Julien à envelopper d’un triple airain tout ce qui lui restait encore de cœur et d’âme, cette offre si franche, cette perspective si riante, l’emportèrent un moment sur son stoïcisme factice. Ses yeux se mouillèrent ; il attacha sur Félix un regard où se peignaient, comme en un lointain fugitif, toutes les illusions évanouies. Mais ce ne fut qu’un éclair, et il reprit avec un mélange de reconnaissance bourrue et d’implacable ironie :
« Merci ; c’est bien, ce que vous dites là… c’est très bien, et je voudrais pouvoir accepter… mais il n’est plus temps !…
– Et pourquoi ?
– Parce que j’appartiens au désordre et à la misère comme le forçat à son boulet ; parce qu’il y a dans cette vie de outlaw je ne sais quelle fascination bizarre qui attire et relient jusqu’à ce qu’elle ait dévoré… parce qu’il me serait aussi impossible : maintenant de subir les fades douceurs d’une existence régulière qu’au Bohémien de s’asseoir, dans un bureau, sur un rouleau de maroquin vert, qu’à la Gitana de se poser, en mère de famille, derrière un comptoir de Saint-Étienne… parce que j’ai déclaré la guerre à la société, qu’elle m’a vaincu, que je dois périr, mais que je ne veux pas me soumettre !… »
Il y avait un orgueil sauvage dans ce cri de rebelle refusant son pardon ; Julien se grisait de ses propres paroles, et le bon sentiment qui l’avait ému tout à l’heure disparaissait à travers l’ivresse de ses anathèmes. Monsieur Daruel voulut tenter de combattre ce paroxysme, et il dit un peu étourdiment :
« La société frappe, mais elle amnistie : elle punit, mais elle récompense.
– Oui, parlez-en, de ses récompenses ! parlez de sa gratitude ! s’écria Julien dont l’ironie redoubla d’âpreté. Voilà Anselme qui a pris à droite quand je prenais à gauche ; Anselme qui a défendu tout ce que j’attaquais, autorité, religion, morale, vertu… Et où cela l’a-t-il mené ? à pleurnicher pendant que-je blasphème, à être chassé comme moi de la maison des riches, et à manquer du morceau de pain qu’il voudrait partager avec moi !
– Tais-toi ! tais-toi ! interrompit Anselme frémissant de douleur et d’angoisse ; au nom de tes sœurs ! au nom de ta mère ! »
Ces noms firent passer encore un nuage sur le front de Julien ; il tressaillit et se tut. Monsieur Daruel profita de cet instant pour lui dire, de ce ton ferme et persuasif qui avait eu d’abord quelque prise sur ce cœur ulcéré :
« Je ne veux, Julien, ni précipiter vos résolutions, ni vous forcer d’accepter mes offres. C’est aujourd’hui le 3 juillet. Je vous donne rendez-vous à tous deux, chez moi, pour mercredi matin 18, c’est-à-dire dans quinze jours. D’ici là, je vous demande un service… un service qui vous acquittera peut-être envers moi, quel que soit le bien que je puisse vous faire…
– Et lequel ? dirent à la fois Julien et Anselme.
– Vous écrirez le récit de ce que vous avez rêvé, espéré, tenté, subi, souffert, pendant cette lutte que je ne connais pas, mais dont je trouve ici le triste dénouement. Vous me raconterez tous deux, sans forfanterie et sans réticence, comment, partis de deux points extrêmes et ayant employé des moyens contraires, vous vous êtes rencontrés, au bout, dans le même mécompte et dans le même malheur : vous me ferez connaître comment la société peut repousser à la fois ceux qui l’attaquent et ceux qui la défendent. En un mot, si j’avais, moi aussi, l’imprudente envie d’entrer à mon tour dans la lice et d’échanger contre une chance de succès et d’éclat le calme de mon existence, vous m’apprendrez à redouter l’épreuve, à retourner dans nos montagnes et à me contenter d’être heureux. Vous comprenez ma demande ; me l’accordez-vous ? »
Tous deux firent un signe d’assentiment. Félix reprit :
« Merci, mes amis ! nous voilà quittes d’avance ! maintenant adieu et au revoir, mercredi, 18 juillet, à dix heures du matin, rue de Boursault, 12. N’oubliez, je vous prie, ni le numéro, ni la date, ni l’heure. Adieu encore !… Julien, pour passer ces quinze jours, acceptez ceci : ce sont les arrhes de notre marché. Anselme, je ne vous donne rien, je vous laisse avec l’espérance ! »
Il remit à Julien un petit portefeuille de poche qui contenait quelques billets de banque, et disparut rapidement.
En rentrant, il trouva sa femme un peu inquiète de son absence : Louise, lui dit-il avec un redoublement de tendresse, ne crains rien ! je puis dîner demain avec Colomb ; je viens de voir Lapeyrouse !
C’était la première fois, depuis sa sortie de l’École de Droit, que Félix Daruel prenait part au dîner annuel de ses anciens camarades de collège. Aussi fut-il peu remarqué d’abord ; car il y avait, parmi les convives, des noms illustrés dans la politique et dans les arts, dans les finances et dans les lettres. Mais il venait d’y retrouver ceux de ses anciens camarades que nous avons vus, au début de ce récit, allant frapper à sa porte, et avec lesquels, par un de ces hasards très fréquents à Paris, il n’avait pu, depuis son arrivée, échanger que des cartes. Le diplomate et le secrétaire-général, le directeur de Revue et le directeur du Théâtre-Français , lui témoignèrent aussitôt les sympathies les plus vives ; ils le présentèrent à d’autres amis qui ne le reconnaissaient plus ou qui avaient fait leurs classes à une autre époque. Le dîner, un peu froid d’abord, comme le sont presque toujours, au premier service, les réunions de ce genre, ne tarda pas à s’animer. Le menu était exquis, les vins excellents ; les-fronts se déridèrent, les bouchons sautèrent, les bons mots jaillirent, et, au bout d’une heure, grâce à l’expansion familière à l’esprit français, chacun de ces personnages, guindés et sérieux au début, éprouva le besoin de communiquer à son voisin, sous des couleurs riantes, ce qu’il avait fait depuis son entrée dans le monde.
« Messieurs, dit le doyen d’âge, conseiller à la cour de cassation, il ne faut jamais laisser prescrire les bons usages : le nôtre est de nous dire, tous les ans, où nous en sommes de nos travaux et de notre carrière, afin de trouver là un sujet d’émulation et un encouragement pour l’année suivante. Voyons ! la séance est ouverte : mon voisin de droite, vous avez la parole !
– Moi, Messieurs, dit celui-ci, je suis conseiller d’État, et je ne crois pas que mes collègues aient jamais eu à me reprocher trop d’ignorance ou de paresse.
– Moi, dit un autre, j’ai eu des commencements difficiles : Premier prix de composition musicale et élève de l’école de Rome, il m’a fallu, à mon retour, cinq ans pour trouver un poème, et cinq autres années pour faire recevoir un opéra ; mais maintenant, me voilà lancé : un succès au Théâtre-Lyrique, un succès à l’Opéra-Comique, et Brandus vient de m’acheter ma partition quinze mille francs…