Préface de cette nouvelle édition
Préface de cette nouvelle éditionJe ne veux tromper personne, pas même mes rares lecteurs. Le roman qu’on va lire (?) n’est pas inédit : je voudrais pouvoir affirmer qu’il a remué la ville et la cour et soulevé des polémiques passionnées ; que cinquante éditions n’ont pu suffire à l’avidité du public ; que trois enseignes de magasins, deux étoffes nouvelles et un cheval de course se sont empressés de prendre le nom de mon héroïne ou de mon héros ; que le livre a fait concurrence, en 1855, à la guerre de Crimée, en 1859 à la campagne d’Italie, et que mes libraires ont dû requérir l’intervention de la garde municipale pour rétablir, rue Vivienne, la circulation interrompue par la foule des acheteurs.
Sed magis amica veritas. Ce livre est de ceux qui ont suggéré à un de mes plus spirituels persécuteurs la phrase ci-jointe : « L’auteur des Causeries littéraires ne s’est résigné à faire de la critique qu’après avoir fait, dans le roman, d’effroyables fouis. »
Eh bien, c’est de cette sentence que j’ose interjeter appel. Voici mon excuse :
Lorsqu’un homme à qui l’on reconnaît quelques qualités de critique et dont l’imagination n’a pas été refroidie par ses habitudes d’analyse, a écrit un roman avec conviction, avec amour, avec passion ; lorsque, le relisant au bout de six ans comme le livre d’un autre, il n’a pu, en conscience, s’en déclarer mécontent, il a le droit de risquer une nouvelle épreuve sans être accusé d’une présomption ridicule.
Je soumets, aujourd’hui cette épreuve à mes confrères et au public : qu’on me permette d’ajouter quelques lignes, d’explication pour ; le passé et pour l’avenir.
Il y a eu dans ma vie littéraire, – justement, à l’époque, où ce roman parut, – une phase pénible et mauvaise. À des convictions sacrées, qui, je l’espère, soutiendront ma faiblesse jusqu’au terme, d’une carrière déjà longue, s’étaient ajoutées, des passions que j’ose appeler factices, des animosités, des ressentiments, des amertumes ; résultat inévitable d’une situation fausse, aggravée par d’incessantes égratignures.
Depuis lors, la publication d’un livre que je n’ai pas besoin de rappeler, a fait l’effet de ces orages, de ces coups de tonnerre qui peuvent parfaitement déraciner un arbre, effondrer un terrain, brûler une maison ou asphyxier un homme, mais qui, lorsqu’ils se sont enfuis à l’horizon, laissent l’atmosphère rassérénée et nos poitrines soulagées d’une oppression insupportable. Je ne parlerais pas de ce changement, si plusieurs de mes amis et même de mes ci-devant ennemis ne s’en étaient aperçus. Je me trompe peut-être, mais il me semble que ma littérature perd de son caractère renfrogné, maussade, hargneux, grincheux, quinteux ; qu’elle a plus d’air, plus d’espace, plus de soleil ; que je respire plus librement, et que, sans être, hélas ! devenu un aigle, je ne suis plus un hibou.
Le moment n’est donc pas mal choisi pour redemander un quart d’heure d’audience en faveur de celui de mes ouvrages où je me suis le plus efforcé de combiner et de fondre la fiction et la critique, le roman et l’étude de mœurs, l’invention et l’analyse, l’imagination et l’observation ; – deux éléments d’intérêt qui, sous des mains aussi inhabiles que les miennes, peuvent se contrarier souvent, mais qui, après tout, ne sont pas incompatibles. Les Brûleurs de Temples pourraient se raconter en vingt lignes : Julien veut brûler le temple d’Éphèse, c’est-à-dire la société assise tant bien que mal sur ses antiques bases ; Anselme veut incendier le temple de Baal, c’est-à-dire cet ensemble de puissances funestes, de séductions meurtrières, d’entraînements dangereux auxquels la société cède en se jouant jusqu’à ce qu’elle se trouve sur le rocher à pic, au bord du gouffre. Julien a une heure de succès : c’est l’heure des emportements et des vertiges révolutionnaires ; Anselme a quelques mois de vogue ; c’est le temps de réaction, de repentir, de colère contre autrui et contre soi-même, le temps d’angoisse et d’épouvante, où la société, sous l’influence immédiate de ses frayeurs impitoyables, donne à ses défenseurs carte blanche contre tous ceux qui l’ont charmée, trompée, amusée et, finalement, conduite à l’abîme. Mais le péril s’éloigne : la société se remet de son effroi. Ses dangers et ses terreurs ne lui semblent plus qu’un mauvais rêve : il faut se divertir, s’enrichir, s’étourdir, jouir, chasser les trouble-fêtes, réparer le temps perdu. Haro sur le premier Érostrate, qui a mis le feu au temple d’Éphèse ! Haro sur le second, qui a tenté de brûler le temple de Baal ! L’un a horriblement dérangé cette brave société qui ne veut pas périr ; l’autre ennuie horriblement cette société conséquente, clairvoyante et reconnaissante, qui ne veut pas faire pénitence. Voilà l’idée réduite à sa plus stricte sécheresse. Sur ce squelette j’ai essayé de mettre des chairs : sur ces chairs, les couleurs et les mouvements de la vie. Il m’est impossible de croire qu’une intrigue romanesque, des scènes de passion, des personnages auxquels peut se-raccrocher l’attention ou la sympathie du lecteur, que tout cela soit de nature à gâter une idée philosophique au lieu d’aider à la rendre plus saisissante, plus accessible et plus populaire. Mais, ce dont je suis beaucoup plus sûr, ce que je tiens à dire bien haut, c’est que cette étude de mœurs, ces portraits satiriques, ces physionomies contemporaines, restées à l’état collectif, applicables à tout le monde et à personne, suffisamment, mitigées d’idéal et de fantaisie, maintenues, en un mot, à mille lieues de la personnalité, sont cent fois préférables aux réalités photographiques. Cette déclaration bien nette me donne le droit d’ajouter quelques lignes.
N’avais-je pas eu, pendant sept ou huit ans, à me plaindre d’attaques injustes, de dédains systématiques, d’un régime impatientant d’épigrammes et de coups d’épingle ? Franchement, je le crois. Ce n’est pas ainsi que l’on devait traiter un homme qui n’avait fait de mal à personne, qui se contentait des rôles sacrifiés, qui donnait, faute de mieux, l’exemple de la persévérance et du travail, et qui ne tondait pas même la largeur de sa langue dans ce pré littéraire où croissent les pensions, les droits d’auteur, les récompenses officielles, les gros traitements, les gros bénéfices, les prix d’Académie et les rubans rouges. Privé de tout appui dans la presse officieuse, suspect à la littérature libérale, odieux aux écrivains fantaisistes, démocrates, bohèmes, à cette jeune génération littéraire dont l’esprit s’éparpille un peu partout, j’ai été presque constamment seul, moi qui aurais plus besoin qu’un autre d’être entouré, dirigé, réglé, soutenu, et dont les allures ne sont pas, que je sache, bien rébarbatives ! C’est dans un isolement parfois absolu que j’ai eu à poursuivre ma vie de travail, sans cesse contrariée par toutes sortes de circonstances défavorables. Et cependant, toute proportion gardée dans la question de talent, de publicité à offrir aux ouvrages de l’esprit, quel critique, parmi les vieux, a tendu plus souvent la main aux jeunes, encouragé plus de débuts, mis ou tenté de mettre en lumière plus de noms et plus de livres ? Si le résultat n’a pas toujours répondu à ma bonne volonté, si la tribune d’où je m’adresse au public n’est pas toujours de celles qui assurent aux succès littéraires la consécration et l’éclat, est-ce ma faute ? Peut-être mes choix, en ce genre, auraient-ils dû me concilier l’estime, au lieu de servir si souvent de texte aux quolibets et aux sarcasmes. Mais je ne veux pas prolonger ce plaidoyer qui fera probablement sourire. Vous demander de lire ce roman des Brûleurs de Temples, que vous n’avez certainement pas lu, ce serait, de ma part, une risible exigence ; vouloir faire violence à un succès qui se refuse, ce serait renouveler la faute grotesque des amants maltraités qui veulent se faire aimer par force ; ressusciter un livre mort sans avoir vécu, c’est un miracle au-dessus de mes forces. J’ai cette fois une autre ambition que je crois meilleure : mon succès me semblerait complet si j’avais réussi à faire cesser, entre mes confrères et moi, un malentendu qui a trop duré, qu’il était peut-être difficile d’éviter, mais que je m’obstine à ne pas regarder comme irréparable.
ARMAND DE PONTMARTIN.
Paris, 12 juin 1863.