Prologue-4

3039 Words
– Moi, Messieurs, dit un troisième, si vous êtes allés à l’Exposition, je n’ai pas besoin de vous dire comment j’ai occupé mon temps : vingt tableaux de moi remplissent tout un côté du grand salon et résument ma laborieuse carrière. Quant à savoir ce qu’il faut en penser, les juges compétents se sont, chargés de vous l’apprendre. – Moi, Messieurs, dit son voisin, je suis préfet de première classe, très bien-vu au ministère de l’intérieur, et, le travail aidant, je ne désespère pas d’atteindre un poste plus élevé. – Moi, dit un cinquième, je suis de l’Académie française, et j’ai l’honneur d’administrer le premier théâtre du monde : mes acteurs ne sont pas tous des Préville ; mes actrices me désolent quelquefois de leurs caprices, et le publie prétend que je ne lui ai encore rien offert de comparable au Misanthrope et à Phèdre ; mais on rend justice à mes intentions, et si un talent nouveau venait à surgir, il serait sûr du moins qu’aucune mesquine jalousie ne lui fermerait ses portes ! – Moi, dit un autre, j’ai été chargé de missions difficiles en lointains pays ; et toutes les fois que j’ai eu à soutenir à l’étranger l’honneur du nom français, j’y ai loyalement employé tout ce que je possède de fermeté et d’habileté… » Les confidences à haute voix continuèrent ainsi, quelque peu surfaites peut-être, quelque peu couronnées de lauriers et de roses par l’optimisme momentané des convives ; mais la vivacité des regards, le rayonnement des visages, le feu croisé de ces vanités heureuses, entremêlées de joyeux propos et de mots spirituels, avaient réellement quelque chose d’enivrant et d’excitant comme la saveur des vins, comme le parfum des fleurs. À entendre les récits de ces hommes, qui ne voyaient et ne montraient en ce moment que le beau côté de la vie, on eût dit que la société, libérale et indulgente mère, tenait ses fruits d’or à la portée de tous, et qu’il suffisait, pour les cueillir, de se lever et d’étendre la main. Félix Daruel n’avait encore rien dit : quand ce fut son tour, et que les yeux de ses voisins l’interrogèrent : « Messieurs, dit-il d’une voix douce et vibrante, je suis conseiller municipal et marguillier à Saint-Sauveur, gros village ou petit bourg d’environ neuf cents habitants. » Un éclat de rire, qui n’avait rien d’offensant, accueillit cette déclaration peu superbe. Le nom de Félix circula de bouche en bouche, et comme il rappelait à tous ses anciens condisciples une série de triomphes éclatants au concours général, comme on savait que ce nom était écrit en lettres d’or chez le proviseur de Sainte-Barbe et cité à tous les nouveaux élèves, le contraste de si grands succès avec une position si modeste et si franchement déclarée frappa à l’instant tous les esprits. Dès lors aussi, Félix Daruel s’empara, sans l’avoir cherchée, de l’attention générale. Presque tous les assistants étaient assez spirituels pour comprendre que celui qui ne craignait pas de déclarer sa médiocrité au milieu de tant de situations brillantes, devait être ou un imbécile ou un homme supérieur, et ils durent bientôt se ranger à ce dernier avis. Félix, questionné avec bienveillance, déploya, sur divers sujets, une grâce, une finesse, une originalité d’aperçus, dont pas une nuance ne fut perdue pour ces cerveaux légèrement échauffés. La vie calme et saine qu’il avait menée, en donnant une large place à la réflexion et à l’étude, en le maintenant en dehors des coteries, des coulisses et des servitudes de parti, lui avait conservé une fraîcheur une franchise, une indépendance d’idées, très rares et très remarquables dans un siècle où nous avons tous été forcés, par position ou par circonstance, d’être absurdes ou bêtes à certains moments. Il y a, en outre, dans l’amour d’une femme belle, intelligente et chaste, une influence cachée, mais toujours présente, qui élève l’âme et la retient dans les sphères hautes et pures, écartant sans cesse de l’intelligence et du cœur ces scories et ces souillures, inséparables du contact des hommes et des affections vulgaires. Sans le savoir, Louise avait été pour son mari une sorte de Béatrix domestique, inspiratrice à la fois et tutélaire ; pour être digne d’elle, pour vivre constamment de plain-pied avec cette âme charmante, il était aisément parvenu à n’avoir jamais que des sentiments délicats et de nobles pensées. Une idée triviale ou basse lui eût paru une tache au soleil de son bonheur, une atteinte à cette communauté délicieuse qui avait si intimement confondu les deux cœurs et les deux destinées. Aussi, dans les rares occasions où M. Daruel rentrait en communication avec les hommes ordinaires, plus ou moins avariés par les passions et les orages de la vie, il suffisait d’un peu de pénétration et de tact pour sentir les différences. On eût dit un enfant des montagnes, aux poumons gorgés d’air alpestre, se trouvant tout à coup au milieu de la population étiolée d’une ville manufacturière. Ce jour-là, encouragé par la sympathie avec laquelle on l’écoutait, Félix causa art, littérature, poésie, politique ; il effleura sans pédantisme, mais sans pruderie, tous ces difficiles problèmes des sociétés transitoires dont chaque tressaillement s’appelle une révolution : parmi ces intelligences brillantes, mais fatiguées, dont les plis avaient déjà été faits, défaits et refaits par les évènements, les ambitions ou les intérêts, son esprit vif, libre, aéré, ressembla à ce que serait la voix d’un Rubini de vingt ans, s’élevant, un beau soir, auprès de ténors éraillés par l’intempérie des saisons et la musique de Verdi. Tous ceux qui l’entendirent éprouvèrent vaguement cette sensation et cette surprise : son succès fut immense, et il ne s’y mêla pas le plus léger grain d’envie ; car cette supériorité toute idéale, s’appliquant à tout et ne se précisant sur rien, n’effaroucha celle de personne. Le président d’âge lui dit avec une brusquerie cordiale : « Monsieur le marguillier de Saint-Sauveur ! je félicite votre banc-d’œuvre ; vous avez donné ce soir une charmante leçon à toutes nos vanités : Vous avez été le premier ici, comme vous le fûtes au collège ! » Cependant, après qu’on eut mangé, bu, discouru, ri et fumé, l’assemblée commença à se disperser, rappelée à ses affaires ou à ses plaisirs par ces exigences de la vie parisienne qui reprennent si vite leurs droits. On se prodigua mille poignées de mains, mille protestations de cette amitié réveillée au cliquetis des verres, mille promesses de réunion et de retour pour le prochain anniversaire : après quoi, magistrats et journalistes, artistes et diplomates, industriels et banquiers, prirent leur chapeau et s’esquivèrent. Félix Daruel allait en faire autant, lorsque le secrétaire général et le ministre plénipotentiaire, le commissaire impérial et le directeur de la Revue, entourèrent leur ancien camarade : quelques bougies brûlaient encore sur la table, les garçons achevaient de desservir : nos quatre tentateurs demandèrent des cigares, et le diplomate ouvrit le feu en ces termes : « Félix, quand on est doué comme vous l’êtes, on serait coupable envers son pays si l’on s’obstinait à l’inaction et à la retraite. J’ai du crédit au ministère des affaires étrangères ; consentez à faire une simple démarche. Puis, partez avec moi pour St… Vous serez mon premier secrétaire avant un an : une fois le pied à l’étrier, votre talent fera le reste ! » Monsieur Daruel s’inclina en silence. L’administrateur du Théâtre-Français prit la parole : « Mon ami, laissez-moi vous dire aujourd’hui ce que je vous aurais dit, l’autre jour, si je vous avais trouvé. Ce serait un crime, entendez-vous bien ? d’enfouir à la campagne, au fond d’une obscure province, de pareils trésors de verve, de bon sens et d’esprit. Un de mes parents s’est trouvé par hasard, l’été dernier, au château du marquis de C…, quand on y a joué votre pièce ; il m’a affirmé qu’elle était charmante, et il s’y connaît. Restez à Paris, étudiez ce monde moderne où les sujets abondent, quoi qu’on en dise. Faites-nous une bonne comédie ; je vous promets un tour de faveur, et dans un an votre nom sera proclamé au milieu d’applaudissements frénétiques, devant la meilleure compagnie de l’Europe !… » Félix s’inclina de nouveau sans répondre. Ce fut le tour du secrétaire général : « Mon cher, dit-il, vous avez plaidé l’an passé, devant la cour de M… J’ai là un ami intime, magistrat de la vieille roche, sur qui votre plaidoyer a produit une telle impression que, venu à Paris quelques mois après, il m’en a parlé comme d’une merveille. Voyons ! ne laissez pas sous le boisseau ces dons si rares d’une jeune et chaleureuse éloquence. Travaillez, soyez des nôtres, et vous serez procureur général avant quarante ans. Vous savez quelles mauvaises passions menacent encore la société. Défendez-la ! devenez l’interprète de ces grandes vérités morales qu’il faut sauvegarder avant tout, si nous ne voulons périr… Dites oui, et je vous ouvre la carrière. Un cœur comme le vôtre ne peut être séduit que par de nobles et sérieuses images. Je vous offre, moi, l’estime des honnêtes gens et les joies intimes de la conscience ! » Pour toute réponse, Félix lui serra la main. Le directeur de la Revue parla le dernier : « Je n’ai pas l’habitude, lui dit-il, de solliciter des rédacteurs ; mais votre petit roman l’Éveline a si bien réussi auprès de nos lecteurs d’élite, vous y avez révélé des qualités si exquises, que vous seriez impardonnable d’en rester là. Ajoutez maintenant l’observation à la rêverie, les réalités de la vie mondaine aux aspirations de la vie idéale ; fouillez vaillamment dans cette mine que vous avez effleurée avec tant de bonheur ; et vous vous mettrez à la tête du petit groupe des délicats en littérature, destinés, Dieu merci ! à survivre à nos gros et bruyants chefs-d’œuvre. Mais, pour cela, il faut vivre à Paris, au cœur de cette société qu’on veut peindre. Les passions et les caractères ne s’observent pas au télescope, mais à l’œil nu, et je me fie à la justesse du vôtre !… » Monsieur Daruel s’était recueilli, pendant que ces invitations séduisantes lui arrivaient de côtés si différents. À la fin, répondant par une vive et cordiale étreinte à toutes ces mains amicales, il dit avec une émotion qu’il ne cherchait pas à dissimuler : « Il serait plus insensible et plus stoïque que je ne le suis, celui qui pourrait entendre froidement vos douces et flatteuses paroles… Merci, merci mille fois, mes bons et fidèles amis ! Quelle que soit ma résolution définitive, ce moment est de ceux qu’on n’oublie pas. Mais, d’abord, je pourrais vous dire que vivre à la campagne et rester dans sa province, ce n’est pas précisément vivre désœuvré, ni rester inutile à son pays. Pascal a écrit : Bien des malheurs en ce monde viennent de ce qu’on ne sait pas demeurer chez soi. – Ce que Pascal appliquait au chez soi de la maison, on pourrait l’appliquer aujourd’hui au chez soi de la province. J’ai lu aussi, chez un auteur contemporain, que bon nombre de dangers publics seraient conjurés, au moyen d’un décret ainsi conçu : Article unique : L’agriculture est déclarée un état. – Eh ! bien, mes amis, cultiver ses terres, y faire rentrer, son revenu pour les féconder, répandre autour de soi l’activité, le mouvement et la vie, voir de près la pauvreté laborieuse pour être plus sûr de la soulager ; exercer de son mieux ces humbles magistratures locales, qui, ne donnant rien à la vanité, laissent intacte la part de la conscience, ce n’est pas là, croyez-le bien, être infidèle à la tâche que Dieu impose à tout homme d’intelligence et de cœur. Pourtant, je veux être tout à fait sincère avec vous, et je manquerais de franchise si je me bornais à répondre à vos offres flatteuses par un traité d’économie sociale et agricole. J’ai peut-être d’autres motifs encore ; je vous les dirai dans quelques jours, et peut-être aussi, au lieu de froids et lourds arguments, vous raconterai-je une histoire… J’ai eu ce soir, grâce à vous, un charmant échantillon des récompenses que la société prodigue à ses élus. Vous m’avez donné un dîner à Ferrare, messeigneurs ! acceptez un souper à Venise ! » En termes moins dramatiques, nous sommes aujourd’hui le mercredi 4 juillet ; promettez-moi de venir tous quatre, le 18, dîner chez moi, rue de Boursault ; je vous présenterai ma femme : ce sera là mon premier plaidoyer en faveur d’une paisible vie d’intérieur et de famille ; peut-être vous en ferai-je entendre un autre, moins gracieux et moins doux : d’ici-là, du moins, j’aurai recueilli les documents nécessaires pour éclaircir ma réponse, aujourd’hui obscure comme une énigme, pour vous montrer le revers de cette médaille brillante qui vient de reluire sous mes yeux. Vous acceptez, n’est-ce pas, cette invitation de votre vieux camarade ? Puisque vous m’avez voulu pour solliciteur, vous ne devez pas, vous ne pouvez pas, mes très chers, me refuser ma première requête ! » Tout cela fut dit d’un ton simple et ému qui allait au cœur ; les amis de M. Daruel eussent volontiers répliqué, comme dans les opéras-comiques : Quel est donc ce mystère ? – Mais ils étaient gens de trop bon goût pour donner à leur curiosité une forme questionneuse ; ils s’interrogèrent du regard, puis s’écrièrent gaiement : Accepté ! « Et maintenant, dit Félix en les quittant, adieu et au revoir ! N’oubliez pas la rue de Boursault, et le 18 juillet, à sept heures. Voici le programme de la soirée : Une provinciale, un mauvais dîner et une histoire ! » Pendant les quinze jours qui précédèrent le rendez-vous donné par Félix à ses amis, sa conduite fut pour Louise un perpétuel sujet d’étonnement. Veillant, pour ainsi dire, son bonheur, comme une jeune mère son enfant malade, elle remarqua, chez son mari, une activité, un entrain, une avidité de distractions et d’émotions parisiennes, qui formaient à ses yeux un inquiétant contraste avec le calme de leur vie passée, et ne paraissaient pas compatibles avec les joies paisibles du foyer domestique et les douceurs d’une tendresse partagée. On eût dit Félix revenu aux plus enthousiastes ardeurs de ses vingt ans ; il parcourait tout, savourait tout, et sa femme qui était de moitié dans tous ces plaisirs, s’étonnait de cette facilité à s’intéresser à toutes choses, de cette richesse d’idées, de cette verve d’aperçus qu’il répandait sur son chemin avec une prodigalité de millionnaire. Souvent, elle se laissait gagner, elle aussi, par cette chaleur communicative d’imagination et d’esprit, et causait, à son tour, de délicieuses surprises à monsieur Daruel par la grâce piquante de ses remarques ou de ses répliques, par la promptitude avec laquelle elle comprenait et complétait ses pensées. Elle se livrait alors, sans souci ni réserve, au charme de cette vie nouvelle, de cette vie à deux à travers la foule, dans le populeux isolement de la grande ville, au bras d’un homme spirituel et bon dont elle était fière. Cet innocent orgueil, ce bonheur d’une nuance plus vive et plus agitée, rayonnaient dans ses regards, en redoublaient l’expression aimante et charmante ; et tel était encore, à vingt-sept ans, l’air de jeunesse et la fraîcheur d’émotions de Louise, que bien des gens, rencontrant ce couple si heureux, si vivant et si gai, souriaient et se les montraient d’un, œil d’envie, les prenant pour des amants. D’autres fois, Louise, surmontant l’étourdissement de ces journées rapides, faisait un retour sur elle-même, et se demandait avec angoisse si ce régime excitant, tout en dehors, ne dissiperait pas tôt ou tard ces mystérieux trésors d’affection et d’intime joie, amassés dans la fraîche solitude de Montgillier pourtant, même dans ces instants d’anxiété et de souffrance, se soumettant elle-même à un minutieux examen, elle découvrait, non sans une sorte de remords et de honte, que ce danger même lui rendait son mari plus cher, et que, si elle échappait à cette crise, si elle rentrait plus tard en pleine possession de son repos et de son bonheur, elle y gagnerait, ce qui, trois mois auparavant, lui aurait paru impossible, de goûter plus vivement ce bonheur, agrandi et activé par le sentiment de ce péril disparu. Félix la devinait-il ? Voulait-il réellement mettre dans son existence plus d’éclat, de bruit, de jouissances d’imagination et de vanité ? Ou bien n’était-ce qu’une courte épreuve, un coup d’œil jeté en passant aux biens qu’il n’avait pas et qu’il dédaignait, pour mieux apprécier, par le parallèle, ceux qu’il avait choisis et qu’il était sûr de retrouver ? Toutes ces questions se pressaient dans le cœur de la jeune femme, et souvent venaient expirer sur ses lèvres : mais lorsqu’elle regardait Félix, lorsque leurs yeux se rencontraient, un vague et doux pressentiment la rassurait. Accoutumée à lire dans son regard comme dans un livre ouvert, elle croyait y voir une telle confiance en elle et en lui, une telle certitude de dénouer à sa guise ce petit drame d’intérieur, une telle nuance de tendre et souriante ironie, jouant d’avance avec l’énigme dont elle cherchait le mot, que toutes ses craintes se dissipaient comme par enchantement, et qu’elle sentait avec délices son amour redoubler de force et de pureté dans ces agitations nouvelles, comme le chêne battu par les vents, comme la perle battue par les vagues. Deux légers incidents, de physionomie fort différente, exercèrent aussi, pendant cette quinzaine, sa clairvoyance et sa curiosité. Félix adressa à la supérieure du couvent de Saint-Étienne, où se trouvait Lucile Dermont, une lettre assez longue, et il en reçut une réponse qu’il refusa de montrer à sa femme. Quelques jours après, un Anglais à tournure de nabab, comme l’Exposition et l’alliance en avaient jeté, par centaines, dans les beaux quartiers de Paris, vînt avec sa femme, ses deux fils en veste ronde et ses trois filles en chapeau de paille brune, visiter en détail le joli petit hôtel de la rué de Boursault, loué et habité par Félix Daruel. Lord et lady B… se promenèrent, le lorgnon dans l’œil, à travers l’appartement, arrangé et meublé avec une fraîcheur et une élégance exquises. Ils dirent vingt-deux fois Oh ! devant les dressoirs, les vases de Chine, les porcelaines de Sevrés, les jardinières en bois de rose sculpté, garnies de fleurs rares, et les paysages de Corot, de Jules Dupré, de Rousseau et de Paul Huet. Après quoi, ils eurent une conférence à voix basse avec M. Daruel, et se retirèrent d’un air fort satisfait. Cependant Félix, avait prévenu sa femme qu’elle aurait, le mercredi 18 juillet, à donner à dîner à quatre notabilités parisiennes. Il avait invité, de plus, le marquis de G…, son voisin de terre, comme représentant l’a société un peu exclusive du faubourg Saint-Germain ; un écrivain illustre, ancien professeur à la Sorbonne, avec qui il avait entretenu des relations depuis le collège, et un peintre célèbre, son ancien camarade, aussi étincelant causeur que grand artiste. Félix avait, en outre, annoncé à Louise qu’il lui confiait la direction souveraine des apprêts matériels, qu’il était parfaitement tranquille là-dessus et qu’il ne lui demandait qu’une chose : c’était de ne pas trop s’intimider devant ces brillantes personnifications de l’élégance, de fart, de l’éloquence et de l’esprit. Louise lui avait répondu, en rougissant et en souriant qu’elle ferait de son mieux, que le dîner serait passable, mais qu’il ne fallait pas trop exiger d’une provinciale, d’une campagnarde, sous le rapport de la conversation. Au milieu de ces préparatifs, de ces perplexités, de ces alternatives, le 18 juillet arriva. Le matin, vers dix heures, M. Daruel s’enferma dans son cabinet de travail, et défendit qu’on laissât monter personne, excepté Anselme Maynard et Julien Féraud. Mais Anselme vînt seul. Il était triste et tendit à Félix un billet ainsi conçu : Excusez-moi si je manque au rendez-vous que vous aviez fixé. Ma misère et mes guenilles feraient honte à votre antichambre. L’argent que vous m’avez donné n’a pas prospéré : quelques dettes criardes, le jeu, l’eau-de-vie et les camarades ont tout emporté ! Anselme vous porte le manuscrit que vous nous avez demandé : c’est le récit de nos malheurs. Nous l’avons rédigé ensemble ; seulement nous avons tout mis à la troisième personne, pour éviter ces éternels je et moi que les Mémoires de nos illustres rendent si insupportables.
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