Prologue-2

3376 Words
Avec cette clairvoyance, qui n’abandonne jamais les femmes d’une nature fine et délicate, même quand elles aiment, Louise avait exigé qu’il fût stipulé dans le contrat que Félix aurait, chaque année, trois mois de liberté absolue, soit pour voyager, soit pour aller à Paris. Par une coquetterie ou un raffinement de tendresse, Félix avait accepté, se disant qu’il ne profiterait jamais de la clause, qu’il ne quitterait jamais Montgillier sans sa femme, et que chacune de ces échéances qu’il laisserait passer comme non-avenues, serait, pour ainsi dire, un nouveau bail entre Louise et lui, une sorte de renouvellement annuel de leur amour et de leur bonheur. Pendant huit ans, ce bonheur, agrandi et-consacré encore par la naissance de deux délicieuses petites filles, ne fut un moment troublé que par la mort de monsieur de Pelvés. Le charme de leur union était si complet, cette vie si enchanteresse, que bien qu’ils possédassent une belle maison à Lyon et une autre à Saint-Étienne, bien que leur fortune leur permît de tenir un brillant état dans l’une ou l’autre de ces deux villes, jamais ils n’eurent l’idée de s’éloigner de leur chère montagne. Ce ne fut donc que confusément, et à travers leur égoïsme d’heureux fit d’amoureux qu’ils apprirent et qu’ils ressentirent certains évènements dont se préoccupa la contrée. Félix avait connu, pendant son enfance, puis à Paris, à l’École de droit, deux jeunes gens du pays, parents assez proches, l’un fils de notaire, l’autre d’avocat, nommés Anselme Maynard et Julien Féraud. On les disait pleins d’esprit, appelés à un brillant avenir ; bientôt, on sut qu’ils étaient entrés dans la vie littéraire, et leur nom ne tarda pas à paraître dans les journaux. Mais bientôt Louise fut douloureusement émue de bruits qui coururent sur des personnes qu’elle avait connues et aimées, pendant son séjour au couvent, elle y avait eu pour compagnes et pour amies deux jeunes filles qu’on appelait les inséparables, et qui étaient des environs de Saint-Étienne ; l’une se nommait Ernestine Sorel ; elle était orpheline ; l’autre, Lucile Dermont, sans fortune, mais nièce, par sa mère, d’un riche négociant stéphanois monsieur Jacques Servais. Quelque temps après, Félix et Louise surent que monsieur Servais, déjà quadragénaire, avait épousé Érnestine Sorel, la plus belle personne du département ; puis, qu’il avait été nommé député, et qu’il avait emmené avec lui sa jeune femme, sa nièce Lucile, dont il était le tuteur, et son fils Amédée, adolescent de quinze à seize ans, né d’un premier mariage. Les rumeurs les plus sinistres planèrent, au bout de deux ou trois ans, sur cette colonie, et les noms de Julien Féraud et d’Anselme Maynard furent mêlés à ceux d’Érnestine et de Lucile. On raconta qu’Amédée Servais, corrompu par la vie de Paris, de mauvaises lectures et de mauvaises connaissances, était mort misérablement, criblé de dettes que son père avait refusé de payer. Six mois plus tard, on apprit la mort d’Érnestine, et cette mort soudaine, accompagnée, semblait-il, de circonstances tragiques, arrivant en outre le jour même de la Révolution de février, avait, ajoutait-on, amené une scène terrible, où monsieur Servais, ruiné par la Révolution et atteint peut-être par un plus grand malheur, avait maudit et chassé de chez lui Julien Féraud, associé par les échos de tous ces commérages à cette mystérieuse histoire. Depuis, on avait perdu la trace de ce jeune homme qui n’était plus revenu dans son pays, et qui, suivant toute probabilité, avait fini par s’engouffrer dans les plus sombres parages de la Bohême parisienne. On n’en savait pas beaucoup plus sur Anselme Maynard ; il avait été, disaient les nouvellistes, amoureux fou de Lucile Dermont ; il avait essayé de percer et de faire du bruit dans la littérature pour avoir plus de chances d’obtenir la main de Lucile, et finalement l’oncle Servais, relevé de sa ruine républicaine, oublieux de ses malheurs et devenu trois fois plus riche qu’auparavant, l’avait très rudement mis à la porte. Enfin, dernier texte à commentaires ! Lucile était venue récemment se réfugier dans un couvent de Saint-Étienne, et, sans y avoir encore prononcé ses vœux, elle y vivait dans la réclusion la plus absolue. Tous ces bruits étaient arrivés jusqu’à Montgillier, et ni Félix ni Louise n’y avaient été indifférents. Louise avait eu une sincère amitié pour ses compagnes d’études, pour Érnestine, un peu plus âgée qu’elle, pour Lucile, un peu plus jeune, charmantes toutes les deux. Sans être aussi intimement lié avec Anselme et Julien, Félix les avait beaucoup vus à Paris. Il était devenu le confident de quelques-unes de leurs espérances, de leurs ambitions de succès et de célébrité ; et ces ambitions répondant peut-être à des rêves que lui-même avait un moment caressés, il s’y était intéressé comme on s’intéresse à ces voyageurs que l’on accompagne à l’embarcadère. Louise avait même fait une tentative pour voir Lucile à son couvent ; mais celle-ci, toute à sa douleur, ou pour éviter d’avoir à répondre à des questions embarrassantes, avait refusé de la recevoir. C’était d’ailleurs sans suite et sans trop approfondir, que monsieur et madame Daruel avaient reçu ces impressions lointaines. Quelques incidents plus personnels vinrent, vers cette même époque, émouvoir de plus près Louise, et lui faire craindre, sinon un mécompte, au moins un changement dans sa douce vie. Félix parut vouloir mener une vie plus active, répandre un peu plus au-dehors les dons que la Providence lui avait prodigués. Ayant appris qu’un procès brillant et difficile allait se plaider à Montbrison, il se ressouvint qu’il était avocat, fit des démarches pour être chargé de la cause, plaida avec un grand talent et eut un immense succès. Un très riche propriétaire du voisinage, sportman et dilettante à Paris, étant venu passer l’automne dans son château et ayant eu la fantaisie d’y jouer la comédie, Félix, afin de ne pas retomber, dit-il, dans l’éternel répertoire de M. Scribe, lui proposa de lui faire une pièce. La pièce fut écrite, apprise, jouée au milieu d’applaudissements unanimes, et déclarée aussi charmante que les plus fines esquisses d’Alfred de Musset ou d’Octave Feuillet. Enfin Louise, que son mari avait accoutumée à lire sans cesse dans sa pensée comme dans un livre ouvert, remarqua qu’il s’enfermait tous les jours pendant quelques heures, et surprit sur son front, dans leurs promenades, quelque trace de rêverie qui n’était pas pour elle. Une semaine après, un gros paquet soigneusement cacheté partit pour la poste, sans que Félix, qu’elle pressa de questions avec ce rire mouillé dont parle Homère, voulût lui dire ce que c’était. Elle ne tarda pas à en avoir l’explication. Le mois suivant, la Revue des Deux-Mondes publiait une nouvelle intitulée, Éveline, et signée Félix Daruel. La nouvelle était délicieuse ; Louise pleura beaucoup en la lisant. Mais peut-être aurait-on pu demander s’il n’y avait dans ces larmes que l’attendrissement de la lectrice, s’il n’y avait pas les premières inquiétudes de la femme. Félix allait-il lui échapper, au moins par cette vie de l’intelligence qui ressemble à un refuge contre les lassitudes du cœur ? Son amour et son bonheur ne lui suffisaient-ils plus ? Louise attendait, pour le savoir, quelque nouvel indice, gardant, au milieu de ses vagues anxiétés, cette soumission à la Providence, qui est la force des femmes pieuses, et cette soumission à son mari, qui est la grâce des femmes aimantes. Elle eut bientôt un autre sujet d’étonnement et d’inquiétude. Jusque-là son mari avait paru prendre fort peu de souci de sa fortune ; mais à dater du moment où il trahit quelques velléités de vie active, on eût dit qu’il redevenait sensible au plaisir d’être riche, au désir de s’enrichir encore. Il divisa ses propriétés, fit du drainage, congédia quelques grangers paresseux, mit en mouvement quelques capitaux endormis, et, après avoir consulté un industriel habile, entra dans deux ou trois affaires où le bénéfice était à peu près certain. Louise ne comprenait rien à ce culte subit du Veau d’or chez un homme pour qui elle n’avait jamais redouté que les dangers de l’imagination et de l’esprit. Sa surprise redoubla, lorsqu’un matin, en avril 1855, Félix entra dans sa chambre, l’air joyeux et se frottant les mains : « Bonne nouvelle ! bonne nouvelle ! lui dit-il ; mon heureuse étoile ne m’abandonne pas ; ou plutôt c’est toi, toujours toi, Louise, qui me portes bonheur. Tout compte fait, en deux ans, j’ai gagné cent vingt mille francs ! Les voilà dans ce portefeuille, et voilà ton décime de guerre, ajouta-t-il, en faisant sauter une bourse fort lourde dont les nombreux louis reluisaient à travers les mailles. – Je n’aurais jamais cru, répondit Louise, moitié triste, moitié souriante, que mon cher mari fût atteint à son tour par l’épidémie générale, et qu’on pût un jour lire dans ses yeux tant de joie pour un peu d’argent ! – Mais tu ne comprends donc pas ce que je veux en faire ? reprit Félix. – Me donner une rivière de diamants, pour la porter aux bals de Montgillier ou à l’Opéra de Montchalt ? Acheter six chevaux de course pour le steeple-chase de Saint-Sauveur ? Offrir à ta fille Marie une poupée en or massif, ou à sa sœur un cerf-volant en billets de banque ? demanda Louise en s’efforçant de paraître gaie. – Non, mais aller à Paris avec toi, et y aller dans les conditions que j’avais toujours rêvées, dit Félix. – Paris ! Ah ! voilà le grand mot lâché ! murmura sa femme. Crois-tu que je ne l’avais pas prévu ? Crois-tu que je n’avais pas deviné que ces deux syllabes magiques reprenaient sur toi leur empire ? – Avant de me gronder, répliqua monsieur Daruel en portant à ses lèvres la blanche main de Louise, écoute-moi… Mais d’abord as-tu confiance ? Dix ans d’un amour sans bornes, d’un amour qui est devenu ta vie et la mienne, te paraissent-ils un témoignage assez éloquent contre des doutes injustes, une garantie assez forte contre des dangers imaginaires ? – Oui, Félix, je t’aime et je te crois ! fit Louise à demi rassurée. – Eh bien ! il y a dans ce monde deux sortes de bonheur ; le bonheur qui ignore et le bonheur qui sait : le bonheur qui ignore qu’il y ait quelque chose hors de lui, et le bonheur qui le sait, mais qui sait aussi que ce quelque chose ne le vaut pas. Le premier de ces bonheurs, Louise, n’est pas digne de ton cœur et du mien ; non, je ne consentirai jamais à admettre que nous ne soyons pleinement heureux dans notre délicieuse solitude, que faute d’avoir essayé d’autres spectacles, d’autres sensations, d’une autre existence ! Tu vaux mieux, nous valons mieux que cela ! Je veux connaître pour pouvoir comparer ; je veux comparer pour pouvoir craindre ou dédaigner ce que je n’ai pas, pour mieux savourer ce que je possède !… – C’est bien aimable, mais un peu subtil, dit Louise à demi-voix. – Tu me crois atteint d’une des maladies du siècle, l’amour de l’argent, reprit Félix. Dieu merci, non ! mais j’en ai une autre, non moins particulière à notre époque, et qui serait bien dangereuse si tu ne m’avais pas donné au centuple de quoi la braver. J’ai la manie de l’analyse ; j’ai, faute de mieux, analysé ma propre personne, et j’ai reconnu en moi une disposition bizarre. Mon bonheur, si grand, si complet qu’il soit, finirait par s’entremêler d’un vague sentiment d’inquiétude et peut-être de regret, si je ne touchais jamais à certaines choses que j’avais autrefois rêvées, si je ne me servais à moi-même, non pas comme acteur, mais comme témoin, quelques scènes de cette vie de Paris, active, intelligente, brillante, enivrante, pleine d’amorces pour l’imagination et la vanité, mais aussi de rescifs et de naufrages. Au lieu de la fuir, il me plaît de la mesurer une fois face à face. Appuyé sur toi, sur ton amour, sur nos dix ans de bonheur, je suis sûr du résultat, et cette épreuve, Louise, est encore un hommage ! – J’aimerais mieux la plus humble fleur de nos montagnes, dit Louise en hochant sa jolie tête… Mais mon ami, quel rapporta Paris avec tout ce surcroît de richesses ? Ne pouvais-tu pas y aller tout simplement passer trois ou quatre mois dans un hôtel ? – Ah ! voici : je n’ai pas voulu commettre la faute où j’ai vu tomber plusieurs provinciaux de ma connaissance, et d’où ils ont rapporté un vif dépit contre leurs femmes et contre eux-mêmes. Après avoir passé quelques années à Paris, dans tout le charme et toute l’indépendance de leur riante jeunesse, ils revenaient chez eux, s’y mariaient, et, pour cadeau de noces ou complément de corbeille, offraient quelques mois de Capitale à leur jeune femme, à peine familiarisée avec eux. Il y endurait mille secrètes souffrances ; ils y subissaient cette réaction du réel contre le possible, dont les premiers moments sont terribles pour les imaginations vives : le piège où ils sont tombés, j’ai voulu l’éviter. Il faut que Paris et moi combattions à armes égales, pour que ma victoire soit plus décisive et plus complète. En lutteur généreux et sûr de mes forces – c’est toi qui me les donnes, – j’entends qu’il m’apparaisse avec tous ses avantages ; et, pour cela, je veux, pendant un temps quelconque – un peu long peut-être, fort court probablement, – être aussi Parisien que si je – l’avais jamais quitté la rue du Bac ou la rue Lafitte ; je veux m’y trouver, dès le premier jour, non comme un étranger-et un hôte, mais comme un indigène. Pour cela aussi, il faut beaucoup d’argent, et ces six mille louis me serviront à payer cette épreuve, sans entamer d’un maravédis notre fortune, la fortune de nos chères filles ! – Eh bien ! mon ami, quand partons-nous ? dit Louise, résignée déjà sans être encore persuadée. – Oh ! patience ! avec beaucoup d’argent, il faut aussi un peu de temps. J’ai déjà fait mes préparatifs… intellectuels. Quelques-uns de mes camarades de collège, aujourd’hui très bien placés dans le monde, seront prévenus de mon arrivée. Un homme riche n’est jamais importun : ils viendront me voir. Ces fonds vont être envoyés chez maître Aubry, mon notaire. Cinq ou six fournisseurs qui ont presque un génie d’artiste seront chargés des apprêts matériels et iront se faire payer chez lui. Nous nous trouverons au bout d’une heure, aussi admirablement installés qu’un agent de change ou un ambassadeur… Eh ! n’est-ce pas une ambassade ? L’ambassade de la province à Paris, du bonheur vrai auprès du faux bonheur ?… Nous aurons notre jour déloge à l’Opéra, nos soirées au Théâtre-Français. Voici, dans quelques semaines, l’Exposition universelle ; jamais Paris n’aura été aussi splendide, aussi magnifique. Nous ne le combattrons pas honteusement, au milieu de ses pluies et de ses brouillards, mais en plein soleil, dans tout l’éclat de ses grandeurs et de ses pompes, et sous les yeux de l’Europe réunie pour l’admirer !… – Mais je ne vois là que des ennemis ! dit Louise avec son fin sourire, toujours un peu incrédule. Quels seront mes défenseurs ? – Je pourrais te répondre, comme la Médée de Corneille : « Moi, dis-je, et c’est assez ! » Mais tu en auras d’autres… Anselme et Julien peut-être… – Julien Féraud ? Anselme Maynard ? – Oui, nos deux naufragés, dont l’histoire n’est arrivée que par vagues échos jusqu’à notre paisible retraite, mais que je rechercherai là-bas et que je retrouverai, eussent-ils sombré jusqu’au fond du gouffre. J’ai connu, sur les bancs de l’école, leurs projets et leurs espérances. Ils avaient une vive intelligence et beaucoup d’ambition. Seulement, l’un, livré déjà à toutes les mauvaises influences du siècle, voulait se faire sa place dans le monde en l’effrayant, en essayant, au besoin, de l’incendier et de le renverser ; l’autre, fidèle à la religion de sa mère, espérait pouvoir arriver, en défendant la société contre ses démolisseurs et parfois contre elle-même : Anselme per fas, Julien per nefas, te dirais-je, si tu savais le latin. L’agresseur et le défenseur sont-ils tombés tous les deux, brisés par les mêmes causes ou par des causes contraires ? Ces deux existences qui ont côtoyé, compromis peut-être deux autres existences parallèles, celles de tes deux amies du couvent, Érnestine et Lucile, sont-elles entrées pour quelque chose ou pour beaucoup dans cette mystérieuse tragédie bourgeoise, dont nous n’avons connu que le dénouement ? Ne trouverai-je pas dans cette double infortune, un de ces exemples salutaires et terribles, placés au seuil de la vie de Paris pour l’instruction de ceux qui, ne la jugeant que par ses dehors, n’en soupçonneraient pas les brisants et les écueils ? Je saurai tout cela huit jours après mon arrivée. Ce que je sais, Louise, c’est que voilà la lice ouverte : d’un côté notre amour et notre bonheur, de l’autre la grande ville avec ses séductions, ses périls et ses douleurs, et pour juge du camp, toi, ma bien-aimée, vous, ma belle dame châtelaine, qui décernerez le prix ! – Le prix, le voilà ! murmura Louise avec une adorable rougeur, en présentant son beau front aux lèvres de son mari. » Deux mois après, et non sans quelques larmes dont les allées de Montgillier eurent la confidence, monsieur et madame Daruel arrivaient à Paris, rue de Boursault. Huit ou dix jours plus tard, Félix devait assister au dîner annuel de ses camarades de collège. Il savait qu’il rencontrerait là des hommes arrivés à de belles situations, et il pouvait aisément prévoir que quelques-uns d’entre eux, soit intérêt réel, soit petit plaisir d’amour-propre, ne manqueraient pas de lui reprocher son inaction et sa retraite, de lui faire des offres obligeantes, de l’engager à user enfin de ses facultés remarquables pour prendre un rang dans les cadres d’activité mondaine, pour se faire un nom, une-part de célébrité, de crédit et de puissance. Il eût voulu, avant de se rencontrer avec eux, revoir Julien et Anselme, comme on prend, le malin, une gorgée de liqueur amère, avant de traverser un pays fiévreux. Cette recherche ne fut pas aussi facile qu’il l’avait d’abord supposé. Il n’avait pour fil indicateur que la dernière adresse d’Anselme Maynard, avec qui il était resté en correspondance, quelques années après son retour définitif à Montgillier. Anselme logeait alors rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice, n° 4. Félix y courut : il y avait encore un Saint-Sulpice, mais il n’y avait plus ni numéro 4, ni rue du Pot-de-Fer. Cependant, à force de questionner les libraires du voisinage, chez qui il supposait qu’Anselme avait dû faire de longues séances, il finit par découvrir qu’un jeune homme, dont le signalement répondait à ses souvenirs, avait quitté le quartier deux ans auparavant, et était allé demeurer rue de Bossuet, 8, dans la Cité. Il y alla ; on démolissait la rue, mais la maison subsistait encore, et le portier, qui déménageait, eut le temps de lui dire : « Monsieur Anselme Maynard ?… attendez… Oui, nous avons eu cela l’an passé… au cintième, l’escayer en face, la porte à gauche… Mais il est parti, en juillet dernier, redevant un terme… Votre serviteur ! – Et sa nouvelle adresse ? – Je ne la sais pas… Votre serviteur… – Et de combien était ce terme ? – Trente-sept francs cinquante centimes, avec le sou pour livre, le dernier à Dieu et l’impôt des portes et fenêtres… – Tenez, mon bonhomme, en voilà quarante, et tâchez de vous rappeler la nouvelle adresse d’Anselme Maynard… – Ah ! Monseigneur ! c’est différent ! bredouilla le portier stupéfait en ôtant son vieux bonnet de soie noire. Je crois me souvenir… il est allé demeurer dans le quartier de Notre-Dame-de-Lorette… Oui, c’est bien cela… rue Neuve-Coquenard, n° 12… Bien obligé, Monseigneur, de votre bonté… Monsieur Anselme Maynard était un brave jeune homme… pauvre, mais pauvreté n’est pas vice, comme dit l’autre… Triste… allant presque tous les matins à Notre-Dame, d’où il revenait avec de grosses larmes dans les yeux, que ça fendait le cœur… Ah ! Monseigneur ! il y a bien du mal pour le pauvre monde dans ce gueux de Paris !… » Félix eut la patience de l’écouter jusqu’au bout ; puis il se dirigea vers la rue Neuve-Coquenard. Là, toute trace semblait perdue. Le numéro 12 était un de ces garnis où l’on loge au mois, à la semaine et à la nuit, et bien que le maître de ce taudis tînt un registre où s’inscrivaient ses hôtes, il était impossible de déchiffrer ce grimoire taché d’encre et de graisse. Monsieur Daruel se résigna donc à retourner chez lui, un peu découragé par le mauvais succès de sa première tentative. Le soir était venu. En passant devant Notre-Dame-de-Lorette, Félix remarqua que l’église était encore ouverte. Il était pieux : il y a deux états contraires qui ramènent incessamment à Dieu les âmes droites : l’extrême bonheur et l’extrême infortune. Félix s’agenouilla ; sa courte prière n’était pas encore achevée, qu’il aperçut, dans une chapelle latérale, un homme en blouse, à genoux par terre, dans une attitude humble et douloureuse. Le costume populaire est malheureusement si rare dans les églises de Paris, que l’attention de M. Daruel fut éveillée. Bientôt un vague pressentiment vint s’y joindre, et il fut ému sans savoir pourquoi. Il fit un peu de bruit avec sa chaise : l’homme en blouse se retourna à demi, et Félix tressaillit : il venait de reconnaître Anselme Maynard, quoique horriblement changé et amaigri. Réprimant son premier mouvement, il resta à sa place et fixa sur Anselme un regard pénétrant. Évidemment c’était bien là une vraie piété, une vraie douleur ; car, dans cette église, déserte, où l’ombre s’épaississait d’un instant à l’autre, Anselme ne pouvait se douter qu’il était vu. Bientôt il se leva et sortit. Félix profitant du crépuscule, le suivit sans affectation. Anselme le fit revenir sur ses pas, remonter la rue Lamartine, et tourner l’angle de la rue Rochechouart. Il entra dans cette rue, longea les premières maisons, et disparut à un coin de ruelle, presque invisible. Félix, qui le suivait toujours, lut à la clarté du gaz que l’on commençait à allumer : Impasse Briare. Il s’enfonça dans ce conduit fétide, où s’exhalaient des odeurs malsaines, où des enfants déguenillés jouaient au bord d’un ruisseau formé par le suintement des murs. Anselme, son guide involontaire, coupa la ruelle à angle droit, entra dans une première cour où séchaient des linges en lambeaux, traversa un vestibule humide et sombre, passa devant une fenêtre dont les plombs recevaient toutes les immondices du premier étage, et gravit péniblement un escalier, désigné aux passants par la lettre D. Il monta jusqu’au troisième, enfila un corridor noir comme l’Érèbe, et s’arrêta devant une porte marquée du n° 16. Félix entendit la clef grincer dans la serrure, et la porte se refermer. Une seconde après, il frappa.
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