ProloguePourquoi je reste à la campagne
« Monsieur Félix Daruel ?
– Il n’est pas encore arrivé ; mais nous l’attendons d’un moment à l’autre.
– Veuillez, dès qu’il arrivera, lui remettre ma carte. » Désireux de juger, par ce premier échantillon, quelles seraient les relations de son futur locataire, ou tout simplement fidèle aux instincts de sa profession, le concierge lut la carte :
« Le baron de Ressan, secrétaire général au ministère de la justice . »
Le concierge formulait une petite grimace approbative, quand un nouveau coup de marteau retentit à la porte de l’hôtel :
« Monsieur Félix Daruel ?
– Il n’est pas encore arrivé ; mais nous l’attendons d’un moment à l’autre.
– Voici ma carte que je vous prie de lui remettre à son arrivée. »
Et ce second visiteur, – taille élégante, mise correcte, redingote noire, ruban de la Légion d’honneur, – disparut à l’angle de la rue de Boursault.
Le concierge lut sa carte :
« Le comte de Méreuil, ministre plénipotentiaire de France à St… »
« Tiens ! tiens ! murmura le Pipelet ; il paraît que notre locataire va avoir de belles connaissances !… »
À peine finissait-il son monologue, qu’un autre visage et un autre ruban rouge parut à sa vitre :
« Monsieur Félix Daruel ?
– Il n’est pas encore arrivé ; mais nous l’attendons d’un moment à l’autre.
– Remettez-lui ma carte, et dites-lui que je désire le voir. »
Le concierge s’inclina et lut : « Le directeur de la Revue des Deux-Mondes. »
Cette fois, il ne comprit pas très bien le rang qu’un pareil titre assignait dans l’échelle sociale ; mais deux mondes et une revue lui parurent des choses très imposantes, et il persista dans sa haute idée sur les relations de son locataire.
Cinq minutes après, une quatrième figure se présenta ; œil vif, profil spirituel, gravité d’administrateur tempérant des allures d’artiste, et toujours le ruban rouge.
« Monsieur Félix Daruel ?
– Il n’est pas encore arrivé, mais nous l’at…
– Tenez, voilà ma carte ; vous lui direz, je vous prie, que j’ai grande envie de causer avec lui. »
Cette quatrième carte alla rejoindre les trois autres, non sans avoir passé sous le regard curieux du Concierge, qui fit la moue après avoir lu :
« Le Commissaire impérial près la Comédie-Française ! »
« Allons ! des comédiens à présent ! Mais que peut donc être notre nouveau locataire ? grommela-t-il entre ses dents. Puis il compta sur ses doigts : Ministère de la justice… Serait-ce un magistrat ? Ministre plénipotentiaire… Serait-ce un ambassadeur ? Revue des Deux-Mondes… Serait-ce un Américain ou un général ? Comédie-Française… Serait-ce un acteur ? Hier vingt mille francs payés à monsieur Monbro ; ce matin, quinze mille à monsieur Tahan ; avant-hier, douze mille à monsieur Beugniet, pour ces quatre tableaux grands comme la main. L’autre jour, trois mille au fleuriste pour les vases et les jardinières ; dix mille au tapissier pour les rideaux et les tentures ; onze mille à monsieur Devédeux pour les trois chevaux qui attendent dans l’écurie ; neuf mille à monsieur Erlher pour le coupé et le brihska qu’on a placés sous la remise… Total, quatre-vingt mille francs en trois jours, chez monsieur Aubry, le notaire dont monsieur Daruel avait donné l’adresse… payés rubis sur l’ongle, à première vue… Serait-ce un juif de Bordeaux ou de Marseille ? ». La face naturellement renfrognée du Pipelet s’éclaircit à cette pensée qui lui promettait, dans un avenir prochain, une Californie d’étrennes et de pourboires. Ses rêves dorés furent un peu dérangés par un nouveau coup de marteau, très timide cette fois, et par une nouvelle apparition moins brillante que les autres. C’était un homme de trente à trente-deux ans, dont la figure pâle et amaigrie trahissait ou d’intimes souffrances, ou des privations, ou une maladie récente. Quoique jeune encore, des rides précoces plissaient légèrement ses tempes, et quelques cheveux déjà grisonnants achevaient de lui donner un air de fatigue et de déclin. Un observateur attentif eût découvert sur la physionomie intelligente des indices différents et presque contradictoires. Ainsi, il y avait des moments où un feu soudain s’allumait dans son regard, qui prenait tout à coup une expression passionnée et fébrile ; il y en avait d’autres où cette flamme semblait s’amortir et se voiler dans une pensée de résignation, de douleur ou de sacrifice. On eût dit tantôt un ambitieux déçu, tantôt un amant désolé, tantôt un chrétien traversant un moment d’épreuve. Sa démarche hésitante, craintive, était celle d’un homme qui, se sachant malheureux, doute de pouvoir jamais se relever, ou qui, repoussé ailleurs, ne croit plus pouvoir être accueilli. Sa mise, où se révélaient des efforts d’économie et de propreté, n’était pas celle de la misère, mais de la pauvreté.
Il salua et demanda d’une voix douce, un peu tremblante, monsieur Félix Daruel ?
Il n’est pas arrivé, répondit brusquement le concierge. »
L’inconnu tira de sa poche un morceau de papier, y écrivit au crayon son nom : Anselme Maynard, le tendit au concierge, et se retire silencieusement. « Un solliciteur ! quelque employé à douze cents francs, chargé de famille ! dit avec dédain l’honnête cerbère : » mais il n’était pas au bout de ses conjectures et de ses surprises : un quart d’heure ne s’était pas écoulé, qu’un dernier visiteur survint et absorba toute sa curiosité.
Un personnage aujourd’hui oublié, Chodruc-Duclos, est resté dans nos vagues souvenirs d’enfance comme le type de ces êtres bizarres, fantastiques, presque effrayants, tels qu’on n’en peut rencontrer qu’à Paris et tels qu’en produisent les civilisations fermentées, surexcitantes, combinées avec un effroyable mélange de vice, de malheur et de désordre. On les rencontre en pleins boulevards, dans les passages, sur le trottoir des rues les plus élégantes, coudoyant le luxe et la richesse avec cette apathie terrible du joueur qui vient de perdre son dernier louis ; flairant aux soupiraux des restaurateurs, magnétiquement attirés vers le grillage des changeurs et l’étalage des bijoutiers ; se drapant dans leurs haillons comme des valets de bonne maison dans leurs livrées ; jetant aux heureux qui passent le silencieux défi du vaincu, l’ironie désespérée du cynique ; épaves de quelque naufrage inconnu, héros ou comparses de quelque drame ignoble ou hideux, dénoué à Clichy ou à la cour d’assises, à l’Hôtel des Ventes ou aux avenues de la rue de Jérusalem ; leçons vivantes et sinistres, traversant incessamment la grande ville comme pour servir de contrepoids à de scandaleuses fortunes ; lendemains d’orgie, offerts en exemples aux enivrés du jour, qui les remarqueront à peine et n’en profiteront pas !
Le nouveau venu que nous présentons à nos lecteurs appartenait à cette race étrange, marquée du sceau de cette fatalité parisienne, si connue de quiconque en a sondé les rescifs et les bas-fonds. Il n’avait pas d’âge, et l’on n’aurait pu dire si son acte de naissance accusait vingt-cinq ans ou soixante. Son visage, d’une pâleur mate, empourpré çà et là de tons vineux et violents, disparaissait aux trois quarts sous une barbe inculte et des cheveux déjà rares, mais d’une longueur désordonnée. Ses yeux, rougis par l’insomnie, la débauche ou la trace de larmes lointaines, avaient peu à peu éteint leurs éclairs dans une fixité sombre et morne. Son chapeau, jadis noir, à ailes étroites, rongées de vétusté, était roussi et passé à l’état d’éponge par suite d’un usage indéfini et d’intempéries innombrables. Sa cravate rouge, en lambeaux, tordue autour de son cou et ramenée sur sa poitrine, cachait fort mal l’absence du gilet et ne laissait pas croire à une chemise. Quoiqu’on fut en plein été, un gros paletot sac en ratine jaunâtre, devenue lisse comme du coutil, et constellée de pièces, de taches et de trous, descendait jusqu’à ses talons, exhalant par tous les pores de son tissu friable comme de l’amadou, une forte odeur de tabac et d’eau-de-vie. Cet ensemble était complété par un pantalon de toile mal rapiécée et un énorme gourdin.
Quand la misère s’élève à cette sorte de poésie lugubre, on ne la méprise plus, elle fait peur ; ce fut presque avec effroi que le concierge demanda à l’inconnu ce qu’il voulait.
« Monsieur Félix Daruel ? fit-il d’une voix âpre comme une râpe et mordante comme une scie.
– Il n’y est pas.
– Eh bien ! quand il rentrera…
– Il n’est pas à Paris…
– Eh bien ! quand il arrivera, reprit le visiteur en haussant le ton, dites-lui bien que Julien Féraud est venu le demander… Vous entendez, Julien Féraud, ajouta-t-il en scandant toutes les syllabes ; et surtout ne l’oubliez pas !
– Oui, monsieur ; Julien Féraud. Je… m’en souviendrai bien, murmura le concierge, stupéfait de ce ton impérieux chez un homme aussi misérable. »
Celui-ci s’éloigna en sifflotant un air de guinguette.
Le Pipelet, fort ému, se demanda qui pouvait encore lui arrivera près une visite pareille. Mais il n’eut plus, jusqu’au soir, d’autre apparition que le chapeau ciré, le collet vermillon et la figure placide du facteur de la petite poste, qui frappa discrètement à la vitre :
« Bonsoir, père Morand ; une lettre !
– Pour monsieur Félix Daniel ?
– Justement. Elle a le timbre. Au revoir. »
La lettre était grande, assez négligemment cachetée, et semblait une circulaire. Le père Morand n’eut pas besoin de surmonter de bien vifs scrupules pour l’ouvrir tout à fait et la lire : elle ne renfermait que ces trois lignes :
« Les anciens élèves du collège Sainte-Barbe se réuniront, dans leur banquet annuel, aux Frères-Provençaux, mercredi, 4 juillet : Monsieur Félix Daruel est prié d’y assister. »
Ceci se passait le 20 juin, à la porte d’un charmant petit hôtel, situé au coin de la rue de Boursault, en l’an de grâce et d’Exposition universelle 1855.
Tout avait été prévu et préparé pour que l’arrivée de monsieur Félix Daruel à Paris et le temps qu’il comptait y passer et dont il n’avait pas fixé le terme, échappassent aux ennuis d’une installation fortuite et précaire, et pour que sa famille et lui pussent s’y trouver, dès le premier jour, comme s’ils y avaient passé leur vie. Des fournisseurs prévenus longtemps d’avance et libéralement payés, avaient fait un vrai bijou de ce petit hôtel bâti, dans l’origine, pour un prince russe, repris à cinquante pour cent de perte par l’architecte, et loué par lui à monsieur Daruel. Le soir même, peu d’instants après le passage du facteur, trois domestiques de confiance arrivèrent, annonçant leur maître pour le lendemain matin, et achevèrent d’organiser le service, ébauché déjà par un cocher, un valet d’écurie et un cuisinier. Dans la soirée tout fut déplié, frotté, ciré, épousseté, verni, rangé, pansé, fleuri, parfumé ; les chevaux au râtelier, les voitures prêtes, les rideaux ajustés, les fleurs dans les potiches et le feu flambant dans les cuisines.
Le lendemain matin, les deux voitures qui étaient allées attendre à la gare du chemin de fer, ramenaient monsieur Félix Daruel, sa femme, ses deux filles, âgées de cinq ou six ans, leur institutrice et les femmes de chambre.
Monsieur Daruel paraissait avoir de trente à trente-cinq ans ; sans être beau, il avait une de ces figures qu’on n’oublie pas, et où le rayon d’une vive et haute intelligence éclaire et efface à la fois toutes les irrégularités. Sa femme, de quelques années plus jeune que lui, semblait avoir été dotée, à son berceau, par une fée gracieuse et bonne. Un Parisien aurait dit d’elle : « Elle est ravissante ! » Un Italien : « Elle est sympathique ! » – Elle avait mieux que la beauté ; elle avait le charme. Les deux filles de madame Daruel, Adèle et Marie, ressemblaient à deux fleurs d’innocence et de grâce, données par le ciel à leur mère pour lui servir de couronne et de parure. Fraîches couleurs de la santé, rire des fêtes enfantines, regard bleu, cheveux blonds ; à les voir sauter au cou de leur père où se blottir sur les genoux maternels, on comprenait que ni le mari, ni la femme n’eussent rien à rêver au-delà d’un pareil bonheur.
Dès que monsieur et madame Félix Daruel se furent un peu reposés, on leur remit les cartes et la lettre qui avaient été apportées avant leur arrivée.
« Tiens, Louise ! dit monsieur Daruel avec un mouvement joyeux, mes anciens camarades de Sainte-Barbe ont su probablement que je viendrais à Paris cette année : ils m’invitent à leur banquet. Je me fais d’avance un vrai plaisir de revoir tous ces amis dont je suis séparé depuis si longtemps !
– Et ces cartes, Félix, les as-tu vues ? dit madame Daruel dont le beau front se voila d’un léger nuage de tristesse.
– Ah oui ! ce sont eux… mes compagnons de collège, arrivés aujourd’hui à de belles positions dans le monde… Mais que me veulent-ils ?
– Hélas ! je le devine ; ils veulent t’enlever à mon amour, à notre douce retraite… Ce sont mes ennemis, murmura Louise avec un sourire mélancolique. »
En ce moment, un morceau de papier, glissé parmi les cartes, tomba aux pieds de la jeune femme. C’était celui où Anselme Maynard avait écrit son nom ; au-dessous, de crainte d’oubli, le concierge avait grossièrement crayonné le nom de Julien Féraud.
« Anselme ! Julien ! s’écria madame Daruel ; et aussitôt, comme si ces deux noms en eussent réveillé deux autres dans sa mémoire et dans son cœur, elle ajouta à demi-voix : Malheureuse Ernestine ! pauvre Lucile !
– Anselme et Julien sont venus ? reprit son mari presque aussi ému qu’elle ; je les verrai, je les entendrai. Peut-être pourrai-je leur faire un peu de bien. »
Puis se rapprochant de Louise dont les yeux charmants retenaient à grand-peine une larme tremblante au bord des paupières :
« Rassure-toi, lui dit-il d’un ton d’ineffable tendresse ; le monde va essayer de me séduire par la bouche de mes anciens camarades ; mais il m’effrayera par celle d’Anselme et de Julien ; et qui sait si les malheurs des uns ne me protégeront pas contre les séductions des autres ? »
Un mot maintenant sur monsieur Félix Daruel, afin que nos lecteurs ne partagent pas plus longtemps l’incertitude du père Morand sur l’état social de son locataire.
En sortant de Bourg-Argental et en laissant à droite la grande montée de la République qui conduit à Saint-Étienne, on ne tarde pas à s’enfoncer dans une vallée charmante que côtoie la route départementale de Bourg à Saint-Sauveur. Le voyageur qui suit cette route bordée de massifs d’accacias, aperçoit, de l’autre côté du vallon d’immenses prairies découpées çà et là par des ruisseaux d’eau vive, et semblables à des tapis de velours vert, brodés d’une frange d’argent. Les lignes onduleuses de ces cours d’eau sont marquées par des rangées d’ormeaux, d’aulnes et de peupliers, qui croissent librement sur les deux bords, et où s’abritent des nichées de fauvettes, de loriots et de pinsons. Rien de frais et de délicieux, en été, quand on échappe aux flots de poussière et aux blancheurs crayeuses du grand chemin, comme ces oasis de verdure, ces petites rivières sans nom dont les cascades en miniature gazouillent sous l’ombre épaisse, tachetée de lumineuses éclaircies, et se brisent en dentelles d’écume contre de grosses pierres moussues où se cachent, dans des fonds invisibles, la truite et le barbillon. Au-dessus de ces grands prés qui montent en pentes douces jusqu’à mi-côte, s’étage une première zone de châtaigniers, de hêtres et de noyers séculaires, ombrageant des champs de seigle et de sainfoin, qui s’échelonnent, à leur tour, et vont se perdre dans de vastes bois de sapins et de mélèzes. À de rares intervalles, sur quelque mamelon pelé qui allonge son cône grisâtre par-delà, les bois d’arbres verts, on voit les débris d’un vieux château, datant des guerres de religion et recouvrant de ses toitures effondrées une ferme ou un hameau. Plus bas, dans la zone plus cultivée et plus riante, enfouis et blottis sous ces beaux groupes d’arbres qui souvent n’en laissent deviner que la tourelle pointue ou la tuile vernie, se dérobent aux regards indifférents quelques habitations plus récentes ; manoirs modestes bâtis par les anciens propriétaires des châteaux en ruines, ou acquis par des fabricants du voisinage, avides de fraîcheur et de repos. Une de ces maisons à demi seigneuriales, à demi bourgeoises, appartenait au père de Félix Daruel, descendant d’une bonne et vieille famille du pays. La maison s’appelait Montgillier, du nom de la terre et des bois qui la confinaient. C’est là que Félix était né, qu’il avait passé son enfance, et, plus tard, c’est là qu’il revenait aux vacances, après que son père l’eut envoyé à Paris, au collège Sainte-Barbe, où il fit les plus brillantes études. Dès lors se développa chez lui une double tendance, moins incompatible qu’on ne pourrait le penser, et qui laissait la direction décisive de sa vie au premier sentiment passionné qui s’emparerait de son cœur : d’une part, chaque fois qu’il se retrouvait à Montgillier, le charme de ses souvenirs d’enfant, l’aspect de ces grands bois, le recueillement et la douceur de toutes ces agrestes harmonies, parlaient puissamment à son imagination juvénile : « Le bonheur n’est-il pas ici ? » songeait-il. D’autre part, lorsqu’il retournait à Paris, qu’il y recevait, au milieu des applaudissements et des fanfares, ces couronnes universitaires qui ne concluent rien, mais promettent tout, lorsqu’un nom cher à la politique ou aux arts, à la gloire des armes ou des lettres, retentissait à son oreille, ou qu’un livre, à demi prohibé, à demi toléré par l’indulgence de ses maîtres, venait faire chatoyer sous ses yeux les séduisantes images du roman et de la poésie modernes, quelque chose d’inconnu, rêverie ou ambition, désir ou espérance, s’agitait vaguement dans son âme ; il lui semblait qu’une voix intérieure le poussait, lui aussi, vers une de ces places enviées, disputées, glorieuses, où les orages et les épreuves disparaissaient dans l’enivrement et l’éclat. Tel était Félix Daruel à vingt-deux ans, au moment où il venait de terminer son droit avec un succès égal à celui de ses études classiques. Deux influences contraires, qu’il ressentait tour à tour sans encore les démêler, se partageaient d’avance son avenir, dont il touchait déjà le seuil ; et l’on pouvait aisément comprendre que la balance allait pencher du côté où tomberait le premier poids jeté par son bon ou son mauvais ange. Ce fut le bon qui prévalut. Vers 1843, son père, veuf depuis longues années, était mort, lui laissant une de ces grandes fortunes territoriales qui ont besoin d’être gouvernées de près avec une vigilance assidue. Mais ce n’eût pas été là un lien suffisant pour ce jeune homme à peine majeur. À trois quarts d’heure de Montgillier, dans un autre pli de cette colline boisée dont les derniers renflements aboutissent à la forêt de Taillard, s’élevait un autre domaine, nommé Montchalt, tapi, comme son voisin, sous une riche futaie de hêtres et de chênes, possédant, comme lui, ses parterres en fleurs, ses bordures rougies de fraises et de framboisiers, ses eaux murmurantes et ses prairies veloutées. Le propriétaire de Montchalt, monsieur de Pelvés, ancien conseiller à la cour de Montbrison, avait une fille unique, élevée dans un couvent de Lyon, et qui venait alors de rentrer chez son père dont elle dirigeait la maison : elle était âgée de dix-huit ans et s’appelait Louise. Monsieur de Pelvés avait été l’ami intime du père de Félix ; mais, par suite de l’éloignement de leurs deux enfants pendant l’âge de disgrâce, ceux-ci avaient échappé à cet inconvénient qui a empêché ou refroidi tant de mariages projetés par les parents : s’étant à peine connus à cette époque de la vie où l’on n’a pas de s**e, où l’on s’aime à coups de poing, où l’on s’embrasse avec des mains noircies d’encre sur des joues barbouillées de confiture, ils n’eurent pas à passer de la camaraderie à l’amitié et de l’amitié à un sentiment plus tendre. Lorsque Félix, après sa dernière année de droit, revint à Montgillier, ne sachant pas encore s’il s’y établirait, et qu’il fit sa première visite à monsieur de Pelvés, il fut frappé et charmé de l’aspect de Louise comme s’il ne l’avait jamais vue. Le reste se devine ; Félix aima Louise ; il s’en fit aimer : monsieur de Pelvés ne désirait rien tant que ce mariage ; après la saison donnée aux amours printanières et où pas un nuage ne troubla les sereines tendresses de ces deux jeunes cœurs, après ces préludes des joies humaines, qui, par un don ou un vice de notre nature, sont eux-mêmes la plus douce des joies, Félix et Louise furent unis ; ils furent heureux, et si je n’avais à raconter que le roman de leurs amours, mon récit finirait là.