III
Les voyageurs. – Le chat Griffard et son camarade Fidélio. Je fais acte de chef de famille.
Nos malles sont refaites, et j’exécute d’excellents exercices gymnastiques dans notre maison en sautant par-dessus tout ce que je rencontre c’est un vrai steeple-chase.
J’aimerais beaucoup les chevaux et les courses ; mais maman préfère ne pas me voir m’occuper trop tôt de ces passe-temps, qui ont tant de dangers, dit-elle. Eh bien, mère, n’en parlons plus, mais par exemple nageons : glac glou, glac glou, glac glou.
Enfin on part aujourd’hui, tout est prêt ; maman et ma bonne s’occupent des derniers préparatifs. Pour moi, je suis à cheval sur une malle, j’ai ma sacoche en bandoulière et je griffonne d’impatience sur mes genoux.
Les hommes ont si peu de chose à faire dans les arrangements domestiques, qu’ils s’ennuient toujours un peu pendant les préparatifs des voyages.
Six heures et demie sonnent, encore une grande demi-heure d’attente. Voyons ! pour la remplir je vais décrire les voyageurs.
1° Maman. – Je pense qu’on doit toujours trouver sa mère charmante ; mais, tout sentiment filial à part, la mienne est très jolie, très comme il faut, grande, mince, aimable : ses yeux ne sont noirs et sévères que quand elle gronde ; autrement ils sont doux ; elle a de beaux cheveux châtains et blancs. Quand je cache les mèches blanches sous les mèches châtaines, ma petite mère a l’air très jeune. Je vois bien que tout le monde la respecte et l’aime ; quant à moi, j’en raffole et je ne sais pas comment je ne la comble pas de satisfaction, car je l’aime, je l’aime… comme on n’aime que sa mère, je crois.
Je vais décrire les voyageurs.
2° Moi. – Ah ! mais comment m’y prendrai-je pour me peindre moi-même ? Voyons ! il y a là une grande glace, je monte sur la malle. Allons, fameux Robert, exécute ton portrait en pied : corps fluet et souple, jambes de coq, bras comme des ficelles, et, pour terminer tout cela, une assez jolie petite boule blanche percée de grandes lanternes bleues, ornée d’un nez qui prend je ne sais quelle courbe géométrique et de cheveux blonds qui ondulent ; signe particulier, une petite verrue au sourcil gauche.
J’aimerais mieux être brun, gros, grand, et avoir des moustaches, que d’être grêle, blanc et blond comme je suis ; mais j’ai déjà remarqué que toujours on aime mieux ce qu’on n’a pas. Puisque voilà mon signalement tracé, retombons sur le dos de mon cheval de bois et passons à :
3° Ma bonne Julie. – Ma bonne Julie est une grosse mère qui a le visage rond et rouge comme une pomme, le nez en éteignoir, des yeux comme de petits vers luisants, pas plus de cou que sur ma main, des bras courts et gros, des pieds grands et lourds ; mais une physionomie si riante et si bonne qu’on s’arrange tout de suite de cette figure-là. Elle n’a vraiment pas volé son nom de bonne, et c’est grâce à elle que se présente à sa suite :
4° Le chat Griffard. – Griffard est un drôle de chat blanc finement zébré de gris, qui en ce moment passe et repasse la queue haute entre nos malles, et se frotte contre elles avec la plus haute insouciance. Il y a quelques mois, par un jour d’orage, il nous tombait un tout petit chat par la fenêtre de la mansarde ; il roulait tout transi, tout mouillé, tout grelottant, à demi-mort, sur la table où repassait ma bonne. Elle le prit et me l’apporta ; aussitôt nous nous empressâmes de l’essuyer, de le réchauffer, de le dorloter et de le réconforter. Quelques heures de ces bons soins le ranimèrent si bien, que, comme je voulais machinalement lisser ses petites moustaches, il me lança à la joue un coup de patte qui fit jeter à ma bonne en en « Vilain Griffard ! » Ma pauvre bonne était, furieuse ; elle ne parlait de rien moins que de jeter Griffard dans la Seine ; mais tout à coup il saute sur ses genoux, il se frotte contre sa poitrine avec de petits airs si fins et si drôles, il la regarde et il se pelotonne avec tant de confiance entre ses bras, qu’elle remet la noyade au lendemain. Le lendemain, Griffard ne but pas l’eau verte de la Seine, mais un bon lait versé par la main de ma bonne dans une jolie soucoupe bleue. S’il part avec nous pour Saint-Pierre, c’est bien ma bonne qui le désire. Maman n’avait pas compté sur ce singulier compagnon de voyage : c’est ma bonne et moi qui l’avons décidée à emmener Griffard, dont notre concierge consentait à se charger.
« Il mourra de langueur loin de nous, madame, croyez-le bien, » disait Julie.
Griffard n’a rien de langoureux, et, quoi qu’en dise ma bonne, je le crois chat à laper avec autant de plaisir la pâtée préparée par la main de la concierge que celle préparée par notre main ; mais j’aime toutes les bêtes en général, et j’ai de très-grand cœur prié maman d’emmener Griffard, puisque nous emmenons son camarade Fidélio.
5° Fidélio est mon chien, ou plutôt celui d’une petite sœur que j’ai eue et qui est remontée au ciel il y a deux ans. Pendant sa maladie elle demanda un chien. Je la vois le jour où cette envie lui vint ; elle était couchée dans un petit lit couvert de poupées, de moutons, de chiens, de chats, d’ânes, de jouets et d’animaux de toutes sortes ; mais tout à coup elle dit : « Maman, tout ça ne m’amuse plus, emporte tout ça ; je voudrais un mouton vivant, un vrai mouton, ou un chien vivant. »
Le mouton n’était pas possible, mais maman fit chercher un chien, et prit le premier que l’on découvrit. Ce n’était pas un chien de race, un rejeton de la high-life canine, c’était un simple petit roquet d’un beau noir, avec deux jolies taches blanches et rondes faisant lorgnon sur ses yeux, et une autre grande tache blanche faisant housse sur son dos. Ma petite sœur a joué avec ce chien pendant sa maladie ; quand elle est morte, Fidélio était pelotonné sur ses pauvres pieds qui se glaçaient. Il fallait l’entendre japper de désespoir par la maison le soir de l’enterrement, sauter sur ce petit lit vide, et fourrer son nez noir sous cet oreiller encore tiède. Les jours suivants, je trouvais souvent ma chère mère en larmes et à genoux contre le lit, sur lequel Fidélio galopait comme un fou en poussant des plaintes presque humaines. Aussi mère l’a gardé et me l’a donné, et je crois bien que sous la calotte des cieux il n’y a pas de chien plus heureux que Fidélio.
Mais j’entends sept heures et le roulement d’une voiture.
En avant marche pour la gare de l’Ouest !
Maman a désiré que je m’occupasse personnellement de prendre les places et de faire enregistrer les bagages. Je sais que ce soin revient naturellement aux hommes, et je me suis laissé accrocher par une ennuyeuse timidité qui me revient toujours juste au moment de paraître ou d’agir. J’allais refuser ; mais ma petite mère avait l’air si fatigué déjà, que j’ai machinalement pris, sans mot dire, le porte-monnaie et une note au crayon qu’elle me tendait. En jetant les yeux dessus, j’ai lu : deux places seconde classe Auray, une place seconde classe Rennes.
« En seconde, toi, maman ? » lui ai-je dit.
Elle m’a fait le signe qui veut dire oui ; mais ma bonne a réclamé.
« Madame, vous devez aller en première classe avec Robert, a-t-elle dit, moi et Griffard en troisième.
– En troisième ! tu ne fermeras pas l’œil de la nuit, ma pauvre Julie, a répondu ma bonne petite mère.
– Ni vous en seconde, madame : c’est à grand-peine si les voitures de première classe sont assez douces pour vous. Avec ça Griffard miaulera peut-être ; Robert ne fera sans doute que bouger et parler en attendant qu’il s’endorme. Voulez-vous arriver malade là-bas ? alors nous reviendrons avec vous, et vous serez bien avancée. »
Le débat s’est continué. J’ai trouvé comme moyen de tout arranger, que je serais très bien dans les secondes avec ma bonne et Griffard, dont les miaulements ne m’empêcheraient pas de dormir.
« Quel sacrifice, disait maman, voyager séparés ! »
Je lui ai dit tout bas que, quand je serais grand, nous pourrions tous voyager en première.
Elle a souri et a répondu :
« En attendant, voyageons en seconde ; va prendre les places.
– Celles que je voudrai ? lui ai-je dit.
– Non, celles qui sont sur ce billet.
– Et tu crois ça, maman ? ai-je dit avec fermeté, tu crois que je consentirai à te donner la névralgie ? car si tu ne dors pas, tu auras ta névralgie. Non, et puisque je suis un chef de famille, j’agirai en chef de famille. »
Maman riait de mon air crâne, et je me suis bien vite glissé dans les rangs des preneurs de billets. Je me sentais un peu gêné, car on me regardait beaucoup, mais pas trop. De temps en temps je me détournais vers maman, qui était allée s’asseoir sur un banc, au milieu de ses menus bagages. Ma bonne, debout devant elle, tenait Fidélio en laisse d’une main, et serrait de l’autre un panier où elle avait niché Griffard. L’air inquiet, essoufflé, inquisiteur, de ma pauvre bonne entre ses deux bêtes, m’aurait fait éclater de rire si je n’avais été occupé à remplir un rôle d’homme. J’étais donc très grave extérieurement ; mais comme je riais en dedans !
Le moment de m’approcher du guichet est arrivé ; j’ai touché la visière de ma casquette, maman m’ayant recommandé d’être poli partout et toujours, et j’ai demandé d’une voix nette à la dame un peu grognon qui me regardait : « Une première Rennes, deux secondes Auray. » J’ai reçu mes billets, j’ai payé, et me suis rendu au bureau pour reconnaître nos bagages, que j’ai fait enregistrer ; puis j’ai rejoint maman. Prenant ensuite Fidélio à ma bonne, qui, à son grand regret, ne pouvait le dissimuler dans sa poche, je suis allé le conduire au wagon des chiens, où il est entré bien malgré lui. Il est très ennuyeux parfois d’avoir affaire aux bêtes. J’avais beau crier à Fidélio sur tous les tons : « Tu sortiras de là demain, » il hurlait aussi lamentablement que si je lui avais dit : « On t’écorchera cette nuit. » Ses aboiements enragés ameutaient les employés ; mais tout lui était indifférent, il n’en glissait pas moins son nez entre les barreaux après les avoir mordus à belles dents. Je l’ai quitté en pensant que c’est un bien beau don que celui de l’intelligence, et je suis allé rejoindre maman, qui était toute triste de m’abandonner, mais qui se sacrifiait pour me rendre possible la séparation du lendemain. Il est de fait que si ma petite mère était souffrante à Rennes, je n’aurais pas le courage de poursuivre mon voyage. L’économie est une chose bien ennuyeuse.