II
Les conséquences d’une révolution. – Mon cœur balance entre les Batignolles et la Bretagne.
Je suis d’une humeur massacrante et j’ai quitté le salon pour ne pas montrer plus longtemps ma figure grognon à ma petite mère. Mais aussi quel guignon ! Tout est arrangé, nous partons demain, et voilà que ma tante Lucie s’imagine d’avoir une révolution d’asthme. J’avais entendu parler des révolutions des astres et des révolutions des hommes, mais je ne savais pas qu’il y eût les révolutions de l’asthme. Quand je pense que nous allons être cloués à Paris pendant les vacances ! À Paris ! mais on s’y évaporera, il fait une chaleur à vous roussir ; pas un camarade, pas un jeu, rien, rien que les bateaux de la Seine. Elle est jolie la Seine, et c’est amusant d’aller clapoter au milieu de toutes sortes de gens sur un fond de bois. Je suis littéralement écrasé sous cet obus. Avoir rêvé Enghien, puis la mer, et juste au moment de partir, ni l’un, ni l’autre !
Une voiture ! c’est maman qui va chez ma tante Lucie aux Batignolles. Qu’est-ce que je vais faire ? qu’est-ce que je vais devenir ? Si j’allais couper les oreilles à Griffard, cela ferait bien enrager ma bonne et cela me tirerait peut-être de mon humeur noire.
Non, rien que de l’écrire me déplaît : pourquoi ce pauvre chat porterait-il la peine de mon dépit ? J’entends la voix de maman : est-ce qu’elle serait rentrée ?
Maman était rentrée avec M. Benoît, son homme d’affaires, un gros monsieur à lunettes et à triple menton qui aime peu les enfants. J’ai assisté à une conversation bien agaçante pour un pauvre collégien qui a pensé s’en aller vivre en pleine eau et qui reste griller en plein soleil. Je suis arrivé comme M. Benoît relevait ses grosses lunettes sur son front, et, maman ne m’ayant pas fait signe de partir, j’ai entendu le vilain dialogue suivant :
« Madame, a dit M. Benoît, permettez-moi de vous féliciter sur ce revirement subit ; j’ai été charmé d’entendre votre parente me dire que le testament qu’elle avait fait était annulé.
– Je n’osais pas non plus espérer cet acte de justice. Ma tante en avait tant voulu à mon, pauvre mari, que je me figurais que mon fils porterait la peine de ce ressentiment.
– Il ne faut jamais désespérer de rien, a répondu M. Benoît en prenant une prise.
– Je m’en aperçois. Enfin cette pauvre tante me demande d’oublier le passé, ce que je fais de grand cœur.
– Sans doute, sans doute, mais que le passé vous rende prudente ; croyez-moi, redoutez les influences, ajouta M. Benoît en aspirant la prise.
– J’ai remis mon départ de quelques jours, afin de lui faire une visite de remerciement.
– Comment ! de quelques jours ! s’écria le gros M. Benoît en frappant un grand coup sur sa tabatière. Vous n’allez pas vous imaginer de quitter Paris en ce moment, madame !
– Mais si ; voilà mon pauvre Robert, dit maman en me regardant, à qui j’ai promis une saison au bord de la mer.
– Mais non pas aux dépens de son avenir, n’est-ce pas ? riposta M. Benoît en haussant ses lunettes d’un pouce et ramenant ses trois mentons au-dessus de sa cravate ; mais pas aux dépens de sa fortune ? Vous n’hésiteriez pas, je le suppose, à le priver d’un plaisir plutôt que d’un héritage ?
– Certainement : je suis la gardienne de ses intérêts, et, s’il le faut, je resterai. »
M. Benoît se leva et se déploya en long et en large.
« Il le faut, madame, il le faut. Comment ! voilà une parente qui ne vous a pas vue depuis vingt ans, qui consent à oublier ses rancunes, qui vous appelle près d’elle, qui me dit à moi-même qu’elle réparera vis-à-vis du fils d’Alfred les torts faits à celui-ci, et vous allez quitter Paris ! Vous disparue, les autres héritiers se représenteront, ses bonnes dispositions faibliront ; si vous partez, cette affaire si bien engagée peut être perdue. »
Maman me regarda et se leva à son tour.
« Je vais voir ma tante et me rendre compte de l’état des choses ; si cette pauvre tante désire mes visites, mes soins, je ne les lui refuserai pas, ne fût-ce qu’à cause de ses bontés passées.
Il ne faut jamais désespérer de rien.
– Ne s’agirait-il que d’une réconciliation, répondit M. Benoît en rabaissant ses lunettes, vous comprenez que vous ne devez pas quitter Paris.
– Son état est-il donc très inquiétant ?
– Non, dit-il en rouvrant sa tabatière et en saluant ; mais vous savez, les révolutions ! on n’en sait jamais la fin. »
Il est sorti, et maman est venue à moi.
« Ne te désole pas, Robert, m’a-t-elle dit, notre départ n’est que suspendu ; attends mon retour avant de te désespérer. »
Elle est partie avec M. Benoît et je suis allé rejoindre ma bonne qui repasse. Je suis le gril.
Maman est revenue ; elle m’a dit qu’il lui est impossible de quitter Paris, ma tante Lucie lui ayant demandé de rester. Je suis furieux : mes pauvres projets ! de si jolis projets !
Maman vient de me proposer de m’envoyer seul à Saint-Pierre chez mon oncle. Irai-je ? N’irai-je pas ?
Je n’irai pas, je ne veux pas quitter ma petite mère, et voilà que l’ordre est donné de défaire nos malles ; si Griffard me tombe sous la main, je lui couperai les oreilles bien sûr.
Maman est depuis ce matin chez ma tante Lucie. Les révolutions d’asthme sont aussi longues et aussi ennuyeuses que les autres, il paraît. Voilà deux jours que je ne vois plus ma petite mère, je m’ennuie bien.
Quelle a été ma stupéfaction quand j’ai entendu le dialogue suivant. Maman dans la cour appelant ma bonne : « Julie, avez-vous défait la malle de Robert ?
– Non, madame, répondit ma bonne en s’arrêtant à la porte de la cour ; j’ai commencé par la vôtre, mais ce sera fait aujourd’hui.
– N’y touchez pas et refaites vite la mienne, nous partons.
– Pour où, madame ?
– Pour Saint-Pierre, où je vais conduire Robert.
– Va-t-il être content, le pauvre enfant !
– Je l’espère ; il m’en coûte de me séparer de lui : aujourd’hui il le faut.
– Vous ne partez pas avec nous pour Saint-Pierre, madame ?
– Si, Julie, mais je m’arrête à Rennes, où je dois prendre un papier important ; puis je reviendrai à Paris.
– Seule, madame ?
– Seule, car j’irai m’installer aux Batignolles pendant la durée des vacances.
– Pourquoi aux Batignolles, madame ? Je ne comprends rien à tout ça.
– Parce que ma tante l’a demandé. Elle n’a guère que quelques semaines à vivre, il serait cruel de l’abandonner.
– Mère, m’écriai-je en me penchant par la fenêtre, j’irai avec toi aux Batignolles, je ne veux pas m’en aller sans toi en Bretagne. »
Maman est venue m’embrasser et m’a dit très sérieusement : « C’est impossible, le plus léger bruit fait un mal affreux à ta pauvre tante ; et puisqu’il faut nous séparer, autant vaut que tu sois à Saint-Pierre à t’amuser et à te fortifier qu’ici à t’ennuyer. »
Mère disait cela d’un ton auquel je sais que je n’ai pas à répliquer, et je n’ai rien dit. Elle part avec moi : donc vive le voyage !