Chapitre 3

2180 Words
Chapitre 3 Brest, le 16 septembre. — Je suis désolée, Pauline et Marc, mais là, je ne vois rien… Il faudra revenir ; enfin… si vous le désirez. Quand aviez-vous pris rendez-vous ? — Avant-hier, fit la femme d’une voix perplexe. Un de vos clients s’était désisté… Mais, excusez-moi, reprit-elle. Comment pouvez-vous nous dire que vous ne voyez rien à notre sujet alors que nous venons à peine d’arriver ? Vous n’avez même pas sorti vos cartes ! Sylvia Nathan regarda, songeuse, le couple qui lui faisait face. Elle : vingt-cinq ans environ, une très jolie rousse aux yeux bleus. Aussi assurée que ravissante, ou plutôt : aussi assurée parce que ravissante. Lui : un grand brun au regard noir, profond, la trentaine épanouie. Ils formaient un joli couple. Le seul problème était que Sylvia ne ressentait rien pour eux. Elle essaya de le leur faire admettre. Elle prit une cigarette et en offrit à ses clients. L’homme accepta. — Il faut que vous compreniez que je ne suis pas en état de voyance vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Si, au bout de cinq minutes, je suis incapable de vous dire quelque chose de votre passé rien qu’en vous observant, alors il est inutile d’insister. Je ne veux pas vous faire perdre trois cents francs pour rien. La voyante se leva, signifiant au couple que l’entretien était terminé. Elle se demandait si elle les reverrait. En leur serrant la main, elle connut la réponse à son interrogation. En partant, l’homme lui glissa à l’oreille : — Excusez-moi, madame, mais vous saignez du nez. Restée seule, Sylvia se mit sur répondeur téléphonique. Elle ne ferait plus rien de bon ce jour-là. Si ce client avait su à quel point sa remarque, somme toute anodine, avait pu la contrarier, il se serait abstenu de la lui faire. Elle se rappela une lecture où le héros, pressentant le danger, percevait une petite lumière rouge. Pour elle, ces saignements intempestifs étaient comme un signal d’alarme donné par son cerveau, le prélude à quelque catastrophe ou, tout du moins, à un événement pénible et personnel. Jusqu’à présent, son instinct ne l’avait jamais trahie. La petite fille de douze ans qu’elle avait été se souvenait du pieux mensonge de sa mère quand elle tentait de minimiser la gravité du cancer de son père. C’est à cette époque-là que ces saignements de nez étaient apparus pour la première fois. Ils étaient revenus, dix ans plus tard, lorsque son fiancé avait décidé de partir faire du ski avec une b***e de copains. Sylvia Nathan choisit de chasser ses ombres et descendit les escaliers du vieil immeuble de la place Georges-Perros où elle louait deux pièces pour son travail. À quelques pas de là, elle franchit le seuil d’une boutique aux couleurs défraîchies. La clochette tinta lorsqu’elle en ouvrit la porte. Une femme, occupée à mettre des gerbes de roses dans une vasque, releva la tête. — Ah ! C’est toi, Sylvia ? Un café ? Sylvia Nathan avait sympathisé avec la fleuriste de la place et prenait un café en sa compagnie, dans l’arrière-boutique, une ou deux fois par jour. La femme essuya ses grandes mains rougies par l’eau et s’approcha de son amie. — Tu as une mine à faire peur, ma fille. Tiens ! Tu saignes encore du nez ? En guise de réponse, Sylvia Nathan caressa du bout des doigts les pétales de roses de jardin. — Je viens de les recevoir ce matin. Elles sont belles, hein ? Je t’en donnerai quelques-unes quand tu repartiras. Si tu veux, ajouta la fleuriste, va brancher la cafetière. Je mets la pancarte à la porte et j’arrive. Dans la pièce exiguë qui tenait lieu de débarras, entre des piles de cartons et une poubelle où des fleurs fanées exhalaient leurs derniers parfums, les deux femmes tentaient à présent de se réchauffer au contact de bols brûlants. — Ta matinée s’est bien passée, Sylvia ? Sylvia Nathan eut une moue dubitative. La fleuriste tenta de deviner le trouble fugitif qu’elle avait décelé dans le regard de son amie. — J’ai cru voir « ton » Raymond. Il montait chez toi ? La boutique d’Hélène Tréguier faisait face au petit immeuble où exerçait la voyante et dans lequel elle-même résidait. Aussi, sans vouloir pour autant surveiller les allées et venues des clients de Sylvia, la fleuriste, connaissant les quelques locataires de la maison et leurs familiers, était-elle aux premières loges pour repérer qui se rendait chez son amie. — D’abord, ne l’appelle pas « mon » Raymond, riposta la jeune femme. Ce n’est pas parce qu’il vient en consultation une fois par semaine qu’il peut se permettre tous les droits ! Hélène fronça le sourcil. Sylvia paraissait en colère et tripotait d’un geste machinal les feuilles d’un philodendron. — Tu peux raconter ? Sylvia but une gorgée de café et prit le temps d’allumer une cigarette. — Ceci reste entre nous, Hélène, répondit-elle en inhalant une bouffée. Je ne voudrais pas dévoiler un secret professionnel, mais là, Raymond a dépassé les bornes ! Tu sais, sa femme le cocufie tellement qu’un cerf serait jaloux de sa ramure. Quant à lui, il est impuissant. Eh bien, figure-toi qu’il a voulu que je le magnétise ! — Rien que de très normal, répliqua Hélène. Après tout, il est bien marqué sur ta plaque professionnelle : « Sylvia, voyance en direct, tarots et magnétisme ». Non ? Sylvia se leva et se mit à arpenter l’arrière-boutique. — Tu me comprends mal, Hélène. Raymond, tout à l’heure, sans que j’aie eu le temps de dire ouf, s’est planté devant moi, a fait glisser pantalon et slip, m’a exhibé son tutti frutti et ordonné que je lui fasse une passe magnétique. Tu vois le genre ? L’exclamation de dégoût qui fusa de la bouche d’Hélène eut le don d’égayer la voyante. Elle ne savait quel sentiment, de la répugnance ou de la colère, l’emportait sur le visage de son amie. Pêle-mêle, invectives contre les dégénérés ou mises en garde contre les hommes en général jaillissaient des lèvres de la fleuriste, si bien que Sylvia crut bon d’endiguer ce flot verbal et de rassurer Hélène. Il ne fallait pas s’inquiéter pour elle… Un peu calmée, Hélène lui demanda si elle n’avait jamais songé à changer de métier, à évoluer dans un milieu plus équilibré. — Écoute, si j’ai quitté l’enseignement pour la voyance il y a sept ans, ce n’est pas pour me disperser encore aujourd’hui. Je ne saurais rien faire d’autre maintenant. Pourtant, en toute honnêteté, Sylvia regrettait parfois ces visages adolescents, l’odeur des classes et des crayons que l’on taille, et même les chahuts des élèves ou les récriminations des parents angoissés devant leur propre impuissance. Néanmoins, elle se serait fait hacher menu plutôt que d’avouer cela, fût-ce à Hélène. Elle avait naguère mûrement réfléchi avant de donner sa démission. Et, en fin de compte, ces deux voies, si différentes l’une de l’autre, se révélaient tout aussi fatigantes. — En tout cas, Sylvia, gronda Hélène, si ce détraqué revient à la charge, promets-moi de m’appeler. Il n’aura pas le temps de compter les boutons de sa braguette que je lui aurai déjà prédit son avenir ! Sylvia se mit à rire de bon cœur. Le pragmatisme d’Hélène la réconfortait. Rétive à toute forme de divination, elle avait toujours refusé de se faire tirer les cartes. Jamais elle n’avait considéré Sylvia en tant que voyante. S’il lui arrivait de lui demander conseil, c’était à la femme qu’elle s’adressait. Cette relation amicale reposait Sylvia qui, en connaissance de cause, savait combien il était difficile à un médium de s’enorgueillir de sympathies totalement désintéressées… Les deux amies étaient pourtant fort dissemblables. Au regard d’un homme qui se serait targué de bien connaître la gent féminine et pour lequel, seule la séduction est l’apanage de l’autre sexe, Hélène aurait volontiers passé pour le faire-valoir de Sylvia. Le nez busqué de la fleuriste, ses muscles noueux et sa voix rauque auraient découragé les velléités d’un mâle insensible aux vertus scoutes. Sans doute consciente de cette image, Hélène Tréguier appliquait tout son savoir-faire à réparer les injustices d’une nature parcimonieuse en se maquillant et en se coiffant de façon impeccable… ou presque, au gré de Sylvia, qui reprochait à son amie l’abus de fond de teint et de laque à cheveux. Pas une mèche rebelle ne venait troubler l’ordonnance de son chignon. — On déjeune ensemble, Sylvia ? — Non, tu es gentille mais je retourne chez moi. Je me sens si fatiguée que je serais capable de confondre mes cartes et de jouer à la belote avec mes clients. Si la jeune femme avait pu traduire ce qu’elle ressentait vraiment depuis quelque temps, elle n’aurait pas parlé de fatigue, mais d’angoisse qui taraude l’âme en y forant un puits d’ombre glacée où se tapit la prescience d’un danger imminent… * Au même moment, Raymond Le Roux entamait sa tournée de la côte nord qui le mènerait jusqu’à Plouguerneau. Il atteignit Le Conquet et préféra, compte tenu de l’heure, se diriger droit vers le port. En descendant l’étroite rue qui le menait sur le quai, il sut qu’il n’était pas en retard. L’Enez III, encore amarré, lui prendrait ses deux colis. En cette arrière-saison, garer son break ne posait pas de difficulté. La fin de l’été avait balayé le flot des estivants en partance pour les îles. Seuls, quelques insulaires, deux ou trois couples de retraités et une poignée de touristes étrangers, amoureux sans doute d’une nature reposée ou désireux d’éprouver le frisson romantique de la lande qui s’étiole aux approches des tempêtes d’équinoxe, attendaient d’embarquer. Un marin de l’équipage vit s’avancer vers lui un petit homme falot au crâne dégarni. Sous chaque bras, il portait un paquet dont l’encombrement semblait le gêner dans sa démarche. D’une poigne experte, le marin débarrassa l’homme de son fardeau qu’il flanqua sur le pont avant du bateau. Raymond Le Roux regagna alors sa voiture, sans un regard vers le large où l’île de Molène, vigie d’une mer étale, surveillait Ouessant perdue au loin dans la brume marine. En cette fin de matinée, l’humeur de Raymond n’était pas au beau fixe. Lorsqu’il regagna le centre du Conquet, il faillit tout laisser tomber et rentrer chez lui. Après tout, nul n’était infaillible et il avait bien le droit d’être malade comme les fonctionnaires qu’il exécrait. Son patron ne lui en tiendrait pas rigueur… Mais la pensée de l’humiliation qu’il pourrait subir s’il revenait à la maison sans avoir prévenu Térésa coupa court à son envie de fuguer. Aussi, résigné, poussa-t-il la porte de Frou-Frou, boutique au nom évocateur… — Ce modèle de soutien-gorge est révolutionnaire. Touchez, mademoiselle, et appréciez la qualité ! Réalisé en dentelle de Calais, il existe en trois coloris. Non… ne cherchez pas les baleines, il n’y en a pas. C’est cela notre petit secret ! Chez Lingeor nous pensons que les poitrines opulentes ont droit aussi à plus de féminité. — Écoutez, monsieur, je ne peux pas prendre seule la décision. Je vais appeler madame. Nathalie, l’employée de Frou-Frou, fut heureuse de s’éclipser un instant pour chercher sa patronne à l’étage. La tête de ce représentant ne lui revenait pas. Elle avait eu la désagréable impression, mais sans doute n’était-ce qu’une impression, que les doigts de l’homme cherchaient les siens au moment où elle palpait les tissus. « Une gentille petite caille… bien roulée, la g***e… il faudra que je revienne… Elle n’a pas l’air très farouche… Ça n’a sûrement pas plus de vingt ans… À cet âge-là on ne fait pas de chichis… Si j’avais su… ». L’image fulgurante d’une belle jeune femme aux yeux vert d’eau venait de lui traverser l’esprit. Sylvia Nathan… Celle-là, il lui ferait payer l’affront subi. — Monsieur ? Vous représentez Lingeor, je crois ? Comme la patronne de Frou-Frou n’était pas au goût de Raymond Le Roux, ce dernier put tout à loisir se consacrer à son métier. Aussi, déballa-t-il les modèles qu’il devait vendre en priorité. — Je vous ai réservé une petite surprise… Regardez-moi cette merveille ! Cet ensemble s’appelle « Ivresse d’Asie ». Tout un programme ! N’est-ce pas ? Chère madame. Vos clientes seront conquises par la légèreté du caraco. Pure soie, évidemment. Nous avons eu la judicieuse idée de l’assortir à ce string. Raymond Le Roux brandit alors au nez de la patronne le rogaton de chez Lingeor : un triangle de soie noire retenu par ses ficelles. — Que voulez-vous que je fasse de ce truc-là ? Un bandeau pour l’œil de Jo ? C’est mon cousin. Il est patron pêcheur… et borgne à ses moments perdus… Nous sommes ici au Conquet, monsieur ; pas à Quimper ou à Brest. Vous n’avez rien de plus… de moins… Raymond Le Roux ne se laissa pas ébranler par le solide accent breton de la femme ni par son bon sens. C’était un excellent commercial. — Chère madame, fit-il d’une voix lente et grave comme s’il vendait ses mots, ne pensez-vous pas que la femme rurale a le droit, elle aussi, à un peu plus de joie dans l’intimité conjugale ? Une demi-heure plus tard, le représentant de chez Lingeor sortait de la boutique, content de lui, débarrassé d’un lot de solides culottes et de soutiens-gorge assortis, mais aussi de trois « Ivresse d’Asie ». Avant de quitter Le Conquet, il voulut prendre une leçon de son maître, se ressourcer en quelque sorte. Il se dirigea donc vers la Maison de la Presse du lieu, où régnait Raymonde, la prêtresse du négoce, la walkyrie du commerce. Elle aurait vendu de la crème anti-rides à l’abbé Pierre, des préservatifs à un eunuque, les œuvres complètes de Cousteau à un poisson rouge. Si un client morose entrait chez elle, il repartait hilare, requinqué par ce phénomène. Le représentant de chez Lingeor n’avait aucun achat à faire. Il savait pourtant qu’il ressortirait, comme tous les autres chalands, possesseur d’une revue, d’un pull ou d’une babiole. Pour l’heure, la jolie brune sémillante régentait son monde depuis sa caisse, distribuant à qui un compliment sur sa nouvelle coiffure, à qui un avertissement pour avoir voulu doubler un petit camarade dans la queue. À un jeune homme boutonneux venu acheter une gomme et un stylo, elle déclara qu’il était grand temps qu’il fît un cadeau à sa mère - on n’en avait qu’une - et elle lui brandit sous le nez un roman historique, préparé à l’avance. Le pauvre eut beau assurer que sa mère l’avait déjà lu, il le prit malgré tout pour une grand-tante oubliée. Raymond Le Roux aurait défié n’importe qui de résister à l’appel de ce parangon de la vente. Quand il ressortit, les bras chargés d’un plat en faïence, il se dit qu’il avait encore des progrès à faire et que Raymonde aurait mérité de figurer dans le Guinness des Records.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD