Chapitre 1
Chapitre 1
Rennes, le 29 septembre 1978.
Rien de tel ne se serait, sans doute, jamais produit, si Monique Barrot - nom de guerre : Madame Lucie - n’avait eu la fâcheuse manie de penser tout haut. En montant l’escalier des quatre étages qui la menait à son deux-pièces cuisine, les bras chargés de victuailles, elle marmottait contre la vie chère, l’Urssaf et les clients au portefeuille frileux. Sur le palier du troisième, elle croisa son voisin dont la voix teintée de bière pâteusa quand il la salua. « Il a encore tété ! » murmura-t-elle. Mais l’homme ne se retourna pas.
Monique Barrot actionna la poignée de sa porte. À son étonnement, elle resta close. Elle sonna…
— Mais c’est moi ! Ouvre !
Elle sonna à nouveau, agacée. Elle s’apprêtait à fourrager dans son cabas à la recherche de sa clef, quand le déclic du verrou se fit, sans qu’elle eût entendu, chose curieuse, le bruit familier des pas sur le plancher.
— Qu’est-ce que tu fichais, ma parole ! Tu faisais la planque derrière la porte ou quoi ? Aide-moi plutôt à porter un sac dans la cuisine.
L’autre s’exécuta sans un mot.
Après avoir rangé la dernière boîte de cassoulet dans le placard, « Madame Lucie » s’autorisa un petit remontant, juste un doigt de martini, qui l’aiderait à supporter tout à l’heure son premier client de la journée : un raseur hypocondriaque.
Son verre à la main, elle pénétra dans le salon-salle à manger-cabinet de consultation dont elle avait conçu l’agencement avec soin. Dans cette pièce, elle se sentait bien… ou moins mal.
Les murs tendus de tissu rouge reflétaient sa vie. Elle jeta un coup d’œil sur la reproduction de Sainte-Thérèse de l’enfant Jésus qui dévoilait son cœur égratigné en levant les yeux vers un monde meilleur. Elle lui dit quelques mots amicaux. Ce n’était pourtant pas la carmélite qui tenait la place d’honneur sur ces murs mais un crucifix janséniste entouré d’images d’angelots et veillé sur un guéridon par une vierge lumineuse. Il lui réfléchit un visage encore jeune mais marqué, ni beau ni laid, d’une insignifiance raisonnable. Elle humecta ses doigts de salive et remit en place une mèche rebelle.
— Si tu as faim, ouvre-toi une boîte. Moi, je ne déjeunerai pas.
N’obtenant pas de réponse, elle haussa les épaules et ferma le rideau de velours noir. La lumière du jour se heurta au tissu et l’ombre se fit. Au jugé, elle alluma la lampe de verroterie de son bureau. Une toute petite fille, dans son cadre d’argent, lui souriait. Monique Barrot s’empara du portrait et le serra un instant contre elle. Puis, elle le reposa et brûla un bâton d’encens.
Elle observait les yeux rieurs de l’enfant à travers les volutes de fumée.
— Mon ange, mon amour, cinq ans aujourd’hui que tu es partie…
Pour ne pas se laisser gagner par l’angoisse, elle se racla la gorge et raffermit sa voix.
— J’irai au cimetière en fin d’après-midi. Tu viendras avec moi ?
Face à ce mutisme auquel elle s’était habituée, la femme ouvrit son courrier et chercha son coupe-papier. Elle souleva une carte du ciel, déplaça un pendule qui servait de presse-papiers à une dizaine de thèmes zodiacaux et, dans son énervement, bouscula sa boule de cristal. En vain…
Pour se calmer, elle but une gorgée de martini et décida de déchirer les enveloppes. Rien d’important. Une facture d’eau, une lettre de remerciement pour le retour d’affection d’un mari volage : la routine.
Elle s’adressa à la petite fille du cadre :
— Tu vois, Léna, comme maman est désordonnée ! Tu serais si gentille de me retrouver mon coupe-papier ! C’était un cadeau de papa. Tiens, je ferme les yeux… Dis-le moi, mon ange.
Quelques secondes plus tard, madame Barrot fouilla le dernier tiroir de son bureau et le referma.
— Tu dois être fatiguée, ma chérie ; il n’y est pas. Mais je ne t’ennuie plus avec ces bêtises. Repose-toi.
Elle-même alla s’allonger sur un divan, dans l’encoignure de la pièce. Avant de recevoir un client, il lui fallait s’étendre un moment et faire le vide en elle. Elle ferma les paupières. Déjà, elle se sentait plus réceptive à l’atmosphère ambiante, à la lueur rouge révélée par la lampe qu’elle percevait à travers ses cils clos, et à la lourde senteur de l’encens.
Tout, dans « sa » pièce, tenait dans le délicat équilibre de l’austérité mystique et du luxe tapageur d’un bordel.
Monique Barrot se laissait envahir par Madame Lucie car, tout à l’heure, elle aurait besoin de toutes ses lumières pour ne pas décevoir ce consultant difficile. Une chose la tracassait cependant… Un détail qu’elle aurait dû remarquer. Mais quoi ? Qu’avait-elle oublié ?
Soudain, elle se leva et se dirigea vers son bureau dont elle ouvrit un à un les tiroirs d’une main fébrile. Elle en était sûre… elles étaient là ce matin encore. Avant qu’elle n’aille faire les courses, elle les avait vues…
Sa voix se fit colère :
— Viens ici tout de suite ! Tu as encore touché à mes cartes ! Je te l’ai pourtant assez défendu ! Où les as-tu mises ?
Un pas traînard parcourut le court chemin de la cuisine au salon.
— Elles sont là… sous la revue Astro.
Monique Barrot se précipita à l’endroit indiqué et se mit à compter les cartes.
— Je te l’ai répété mille fois. Si tu les touches, tu les démagnétises et je ne peux plus les lire. Zut, il m’en manque deux. Où sont-elles ?
Au paroxysme de l’énervement, Monique Barrot se mit à quatre pattes et souleva le tapis à la recherche des cartes disparues.
— Tiens, regarde… j’ai trouvé ton coupe-papier. Tu l’avais laissé sur la table de la cuisine.
La femme releva un visage congestionné par l’exaspération.
— Je me fous du coupe-papier ! C’est bien le moment ! Aide-moi plutôt…
Tandis qu’elle inspectait le dessous du buffet Henri III, un chagrin aussi v*****t que soudain la submergea :
— Oh, ma petite fille, hoqueta-t-elle, aide ta maman ! Ma chérie, mon doux trésor, retrouve ces deux cartes, j’en ai besoin tout à l’heure.
— Mais, maman, ne pleure pas. Elle ne peut pas t’aider, Léna. Elle est morte ! Regarde-moi un peu… Je t’ai dit que j’avais retrouvé ton coupe-papier…
Monique Barrot ne jeta pas même un coup d’œil sur l’enfant qui, pourtant, lui tendait l’objet. À croupetons, elle explorait toujours les moindres recoins de la pièce. L’enfant, désirant capter l’attention de sa mère, s’avança vers elle, le bras tendu. Mais elle continuait à parler à « l’autre ».
— Ma fille… ma douce… si tu étais là, tu saurais… tu es si fine, si intuitive. Le Bon Dieu m’a bien punie… Qu’ai-je fait pour mériter ça ? Je sais qu’il a besoin de petits anges là-haut. Tu es le plus éclatant de tous. Ce sont toujours les meilleurs qui partent les premiers…
— Maman, tais-toi ! hurla l’enfant qui, se bouchant les oreilles, laissa tomber le coupe-papier.
Madame Barrot ne fit pas attention au timbre de la voix devenu étrangement suraigu. Sur le tapis cramoisi, la lame de l’objet, étroite et affilée, scintillait. Sous une pile de revues posées à même le sol, dépassaient quelques centimètres d’un carton orange.
Toujours accroupie, la femme l’aperçut et tenta de l’extirper.
— Voilà la Maison-Dieu, ma chérie… L’autre doit être à côté… Merci, mon ange ! Comment pourrais-je vivre sans toi ! Merci ma toute douce… Maman va pouvoir travailler et elle t’achètera les plus belles fleurs que…
Monique Barrot, alias Madame Lucie, ne termina jamais sa phrase. Projetée en avant, elle sentit dans le dos et au cou comme d’atroces morsures. Sa bouche s’emplit de sang. Elle réussit à tourner la tête et, à travers un brouillard rouge, perçut un jeune corps qui s’acharnait sur elle.
Que lui criait-on… « Maman… Aime-moi… Je suis là… » Où l’enfant avait-il trouvé un couteau ?…La dernière image qu’elle distingua fut le portrait de Sainte-Thérèse de l’Enfant Jésus. Le cœur à nu de la religieuse bat si fort… Et son visage… Celui d’une petite fille aux boucles blondes… Elle rit… rit… « Mais oui, ma chérie, maman t’aime… Elle arrive… ».