Chapitre 4
19 septembre.
En cette fin d’après-midi pluvieuse, Madeleine fit entrer dans sa cuisine ses derniers clients de la journée. Au regard étonné que l’homme lui lança, elle crut bon de se justifier en prétendant que les casseroles et les cartes ne faisaient pas mauvais ménage. D’ailleurs, elle manquait de place cette petite maison de Lambézellec, les chats ayant élu domicile dans son salon.
La première impression d’Augustin Lafargues fut que Philippine et lui-même s’étaient trompés d’adresse. Néophyte en matière de voyance, il avait du mal à voir en Madeleine un être doué de dons supra normaux. Tout, chez cette femme, lui semblait ordinaire, tant son physique que sa façon de s’habiller. Pourtant, pas une once de vulgarité n’émanait de sa personne. Augustin lui donnait environ soixante ans. Dépourvus de maquillage, ses yeux, d’un brun quelconque, dégageaient une certaine bienveillance mêlée d’humour.
Quelques minutes plus tard, Madeleine avait disposé ses cartes à l’envers, sur une toile cirée à fleurs jaunes qui protégeait la table de cuisine. Sans s’enquérir de la raison pour laquelle ses clients étaient venus la consulter, elle pria Philippine de choisir quatre lames et de les disposer en croix.
— Je les prends au hasard ? demanda la jeune journaliste d’une voix devenue timide.
— Celles que vous aurez prises, mademoiselle, ne seront pas le fruit du hasard, répondit la voyante sans sourciller.
Après avoir jeté un coup d’œil furtif à son compagnon, comme pour lui communiquer son envie de rire, Philippine s’exécuta de bonne grâce. Madeleine retourna alors les quatre figures et se tut un instant. Seuls, les battements du cœur en cuivre de l’horloge comtoise égrenaient le temps. Afin de dérider l’atmosphère et dissiper le malaise qui commençait à la gagner, Philippine faillit lancer à la cantonade un « C’est grave, docteur ? », mais elle n’osa pas et se mit à jouer avec l’alliance prêtée pour l’occasion par une collègue du journal.
Enfin, la voyante se décida à parler.
— Vous possédez un heureux caractère, mademoiselle.
— Madame… rectifia Philippine. Nous sommes mariés et justement nous nous demandions…
Mais Madeleine interrompit la journaliste sans tenir compte de sa riposte.
— Lorsque vous désirez quelque chose, mademoiselle, vous faites tout pour l’obtenir… C’est bien de savoir ce que l’on veut, poursuivit la voyante. Mais veillez tout de même à ce que votre volonté s’accorde à celle de vos partenaires, notamment sur le plan sentimental.
— Je connais mon caractère, madame. Mon problème est de savoir si mon mari, que voici, et moi-même aurons un jour un enfant.
Madeleine soupira et planta son regard dans celui de la journaliste.
— Mademoiselle, pourquoi vous obstinez-vous à me mentir ? répondit-elle avec douceur. N’oubliez pas que je suis voyante ! Je suis là pour vous aider, voyons !
Philippine, domptée, ne sut que rétorquer. En regardant de biais sa compagne, Augustin Lafargues, amusé, comprit qu’elle allait faire la tête. Il lui fallait pourtant sauver la situation car les bouderies de la pétulante rousse étaient homériques et pouvaient durer une semaine entière. Il ne voulait surtout pas en faire les frais.
— Madame, fit-il en toussotant, il est vrai que nous ne sommes pas encore mariés, mais c’est tout comme… Mon amie a un réel désir de maternité. Avant d’approfondir la question, auriez-vous la gentillesse de me dire un mot sur mon avenir professionnel ?
Madeleine se tourna vers le bel homme brun qui lui faisait face et fouilla son regard tout en battant les cartes de l’oracle Belline. Avant même qu’elle eût posé un jeu, elle déclara :
— Vous êtes dans les médias, n’est-ce pas… Journaliste ?
De se voir ainsi mis à nu, Augustin Lafargues se tortilla sur son siège et marmotta une réponse inaudible. Il avait l’impression d’être pris en faute comme un garçonnet et s’en voulait de sa gaucherie. Soudain, une forte pression sur les cuisses faillit le renverser de sa chaise.
— Va-t-en, Socrate ! Laisse monsieur tranquille !
Augustin n’avait pas vu venir l’énorme matou pelé, lové à présent contre son giron. L’âcre odeur de pisse exhalée par l’animal souleva le cœur du journaliste mais il n’osa pas le chasser pour ne pas risquer de vexer la voyante. Celle-ci examinait à présent douze cartes placées en losange.
— En ce qui concerne votre carrière, monsieur, vous n’avez pas de soucis à vous faire. Collaborez-vous avec la police ?
Augustin Lafargues tenta de la tête un hochement de démenti, geste contrarié par Socrate qui, en mal d’affection, posa les pattes avant sur le cou de l’homme en lui mordillant le nez. L’opération séduction coûta au chat une nouvelle perte de touffes de poils.
— Ne craignez rien, monsieur, il est gentil.
En guise d’acquiescement, le journaliste éternua.
Imperturbable, Madeleine poursuivit :
— Vous aurez affaire au judiciaire… J’ignore encore pourquoi. Mais ce n’est pas tant cela qui m’ennuie… Pouvez-vous me remettre une carte sur la maison IV ?
— Pardon ?
— Oh ! Excusez-moi… Tenez, ici, tout en bas.
Augustin Lafargues tendit la main en aveugle pour essayer de saisir un carton bleu étoilé, usé par le temps. En vain.
— Je suis désolé, madame. C’est ce gentil chat qui…
Enfin, la voyante se leva et dégagea le journaliste de son fardeau. Durant le court trajet que fit Socrate de la poitrine de l’homme aux genoux de sa maîtresse, il se libéra encore de poils qui vinrent se déposer, en pluie, sur le pantalon d’Augustin.
Lorsque son client mit une carte, puis une autre, à l’endroit indiqué, le visage de Madeleine se crispa brusquement.
— Auriez-vous une photographie de votre mère, monsieur ? Peut-être dans votre portefeuille ?
La pâleur soudaine du journaliste sortit Philippine Leroy de son mutisme.
— Tu ne te sens pas bien, Augustin ? Veux-tu sortir un peu ?
— Non, non… Ça va passer. Rassure-toi, balbutia le journaliste. C’est le chat… Je suis allergique.
Puis, sentant le regard des deux femmes posé sur lui, il ajouta d’une voix bien timbrée cette fois :
— Je vous assure que ce n’est rien. On peut continuer, madame. Mais je suis désolé : je n’ai aucune photo de mes parents sur moi.
Après un court silence, Madeleine parut chercher ses mots. D’un geste spontané, elle saisit la main de son client qu’elle garda un instant avant de reprendre :
— Vous savez… Pour aller toujours de l’avant, il faut savoir affronter son passé… L’enfance est déterminante. Elle fera de vous un homme, une femme, ou une chair abîmée de douleur. Je le constate tous les jours dans mon métier. Avez-vous songé à consulter un psychanalyste ? Ou un prêtre ?
Les propos de la voyante semblèrent agacer Augustin Lafargues. Il répliqua :
— Madame, il est vrai que j’ai été orphelin de bonne heure, mais nous sommes des centaines de milliers dans ce cas ! Et même si je n’aime pas discuter de mon enfance, ce n’est pas pour autant que j’ai quelque chose à cacher !
— Qui vous parle de cacher quoi que ce soit ? C’est vous qui employez ce terme, pas moi…
Un instant déconfit, le journaliste se reprit vite. L’entretien, malgré tout, aurait pu tourner court si la jolie journaliste, dévorée par la curiosité sans avoir l’air d’y toucher, n’avait interrogé la voyante sur plusieurs points lui tenant à cœur.
Au bout d’une demi-heure, Augustin, lassé de voir sa compagne, prise au jeu, tenter de forcer le destin en posant et reposant sans cesse les mêmes questions qu’elle reformulait de façon différente quand la réponse n’avait pas l’art de lui plaire, lui tira sur la manche pour lui signifier qu’ils devaient à présent prendre congé. Si la voyante, harcelée par la journaliste, était fatiguée, elle n’en faisait pas montre.
Quand ils sortirent du jardinet clos de rosiers, Madeleine, de sa porte, leur fit un signe amical de la main. Augustin sentait confusément qu’il reverrait cette femme lorsqu’il serait seul.
Ce fut Philippine qui rompit le silence quand son ami lui ouvrit la portière et qu’ils s’installèrent dans la voiture.
— Alors, qu’est-ce que tu penses d’elle ?
— Et toi ?
Le teint de la rousse s’empourpra.
— Sous ses dehors de mémé-confiture qui épluche son vieux matou quand elle le caresse, elle disjoncte complètement, la vieille ! Tu as bien entendu comme moi ! Elle n’est pas fichue de dire combien d’enfants nous aurons ensemble !
— Elle n’en voit peut-être pas… hasarda Augustin, circonspect.
Il regretta aussitôt sa remarque qui lui valut de sortir son mouchoir.
— Écoute, Philippine, je t’éponge mais tu arrêtes de pleurer. Les voyantes, aussi bonnes soient-elles, ne voient pas tout, et à la commande qui plus est. Tu n’as pas arrêté de lui demander si nous aurions trois garçons, ou deux filles, ou bien deux garçons et deux filles… Que veux-tu qu’elle te réponde ? Laisse faire le temps !
Il prit à deux mains le visage de sa compagne et lui embrassa les yeux.
— Tu devrais, ajouta-t-il en tournant sa clef de contact, méditer ces vers d’Apollinaire :
« La tzigane savait d’avance
Nos deux vies barrées par les nuits
Nous lui dîmes adieu et puis
De ce puits sortit l’espérance. »
— Ça veut dire quoi, ton truc ? renifla-t-elle.
— La voyance n’est pas tout. Il faut faire confiance en la vie, elle a plus d’imagination que nous.
Comme ils faisaient demi-tour dans la rue pour regagner le boulevard Montaigne, ils repassèrent devant la maison de Madeleine. La voyante, sur le trottoir, rentrait sa poubelle. Elle aperçut le profil fugitif des journalistes dans leur voiture.
— Pauvre gosse ! murmura-t-elle.
Elle seule devait savoir à qui s’adressait cette compassion.