Chapitre 5

1269 Words
Chapitre 5 20 septembre. Ce samedi soir, Térésa avait eu un mal de chien à s’éclipser de chez elle. Aussi, montait-elle la rue Jean Jaurès avec la célérité que lui permettaient ses petites jambes. Ses hauts talons martelaient le bitume luisant d’une ondée récente. Vue de dos, sa silhouette évoquait celle d’un échassier. Elle décida qu’elle prospecterait en premier lieu du côté de la place Guérin. Les bars y étaient sympas, les rencontres prometteuses. Si jamais elle ne trouvait pas ce qu’elle escomptait, elle descendrait à Recouvrance. Depuis que la rue Saint-Marc avait été en partie détruite pour faire place à des immeubles chics et aseptisés - réhabilitation d’un quartier mal famé oblige - Térésa avait perdu son repaire. Naguère, elle passait des nuits entières chez Sulliman ou chez les Turcs, à boire et à danser, tout du moins lorsque son mari était en tournée. Tandis qu’elle trottinait, elle repensait à cette époque. Dix ans déjà… Sulliman et son physique à la Raimu. Ses colères contre tout et tout le monde… Le juke-box qu’il fallait rudoyer pour qu’il daigne cracher de sa voix de fausset les nouveautés du patron à l’heure de la Techno : « Rikita, jolie fleur de Java » ou le premier Richard Anthony. Il faut dire que Sulliman obtenait des prix de gros sur les marchés ! Les regrats du vinyle étaient pour lui. Une seule fois, Térésa avait traîné là Raymond, qu’elle venait de rencontrer. Évidemment, il n’avait pas compris la fascination qu’exerçait ce lieu sur elle. Térésa le revoyait encore, pinçant les lèvres, essuyant de son mouchoir les rebords du verre qu’on venait de lui servir. Il avait même eu le culot de repousser Titine, la princesse des rues, qui condescendait à l’inviter à danser un paso-doble ! C’était une vieille pocharde. Dès qu’un nouveau client s’égarait chez Sulliman, elle sortait de son sac plastique le seul bouquin qu’elle eût possédé : son premier livre d’Histoire de France. Elle l’ouvrait, page sept et déclamait en y mettant le ton : « Jules César veut faire la conquête de la Gaule avec ses légions. Vercingétorix essaie de l’arrêter mais le brave chef gaulois est vaincu à Alésia ». Inéluctablement, elle fermait ensuite le livre et les yeux, puis engageait la conversation avec le nouveau venu en disant : « C’est beau, hein ! » Comme il n’y avait pas d’image aux pages six et sept, il lui arrivait parfois de tenir son livre à l’envers. Titine ne savait pas lire. Térésa secoua ses souvenirs d’un haussement d’épaules. Déjà, sur la place Guérin, la porte du bistrot ouvrait grand sa gueule jaune à la nuit, happant çà et là un étudiant en goguette, un matelot de passage ou un poivrot esseulé. Térésa entra. Aussitôt, l’haleine chaude du troquet souffla sur elle ses remugles de bière, de fumée, ses rires étouffés et un relent de corps moites. Ici, la faune était bien représentée. La flore aussi, du reste. Perchée sur un tabouret de comptoir, la « baronne » entonnait une chanson de marins de sa belle voix de gorge. Été comme hiver, elle portait le même chapeau de paille, agrémenté de roses, de myosotis et de marguerites, surmonté d’une grappe de cerises que picorait, pour l’éternité, un oiseau chamarré. Térésa se posta près du zinc, à côté d’un violoneux. Il tentait d’accompagner la baronne avec, toujours, un temps d’avance. De là, la jeune femme embrassait la pièce du regard, surveillait les entrées et sorties et, surtout, pouvait être remarquée. Elle tenta, sans grand bonheur, de commander un demi. Comme il n’est rien de plus difficile que d’essayer de capter l’attention d’un serveur débordé qui, par principe, est sourd et aveugle, elle se servit à même le plateau, lors de l’un des incessants va-et-vient du garçon. Pour le coup, le miracle eut lieu : il recouvra la vue. Il s’apprêtait à l’arroser de copieuses injures quand Térésa le rendit brusquement muet en déposant sur le plateau le prix de deux consommations. Blasé, le serveur hocha la tête et retrouva la ligne bleue de ses Vosges lointaines. Ce soir-là, la jeune femme connaissait, hélas, presque tout le monde. Elle évita de croiser le regard d’un vieil artiste peintre en mal d’inspiration et en manque de matériel. Deux mois auparavant, elle s’était laissé séduire par lui et son concept original sur l’art. Il peignait dans sa tête et invitait qui voulait le suivre à partager ses visions éphémères. Pour éphémères, elles l’étaient ! Non. Décidément, elle éviterait cette nuit le barbouilleur de rêves. De toute façon, elle n’avait jamais envie de poursuivre une relation avec un homme quand celui-ci l’avait déjà touchée. Elle en ignorait la raison mais c’était comme ça. En balayant une mèche brune qui tombait dans son verre, Térésa se demanda si beaucoup de femmes lui ressemblaient. Elle n’aurait su le dire, et elle s’en fichait. Raymond la traitait de p**e. Peut-être. Les mots ne lui faisaient pas peur. Pourtant, elle ne demandait jamais d’argent. C’était autre chose qu’elle voulait… Dans un coin du bar, un barbu lorgnait sur elle. Elle en était sûre. Elle savait lire la concupiscence dans les yeux d’un homme. D’instinct, elle remonta sa mini jupe en haut des cuisses et croisa les jambes dans un mouvement naturel. Il lui suffisait d’attendre. Ivresse d’Asie qu’elle avait chipée dans la mallette de son mari ferait peut-être son effet ce soir. Elle adorait la belle lingerie. Était-ce pour cela qu’elle avait épousé Raymond ? Raymond… Quand elle rentrerait cette nuit, ou demain si tout allait bien, il lui ferait une scène de plus. Elle voyait son visage d’avance : rouge et suant de colère. Il l’injurierait, la menacerait puis se mettrait à pleurer et à la supplier. C’étaient ces jérémiades qui ennuyaient le plus Térésa. Jamais Raymond ne l’avait frappée. Parfois, quand elle en avait assez de le voir pleurnicher, elle provoquait sa colère. Il levait alors la main, comme pour la gifler, mais son geste restait en suspens. Il devenait blême et regardait sa main comme si elle lui était devenue étrangère. Cette esquisse de gifle, qu’il ne donnait pas, semblait le calmer, pour un temps. Ensuite, taciturne, Raymond se réfugiait dans sa mélancolie et Térésa avait la paix. Un mouvement se fit dans le bar. Un type, dont le ventre s’avançait tel un durillon de comptoir, venait de passer les bretelles de son accordéon. Pour le coup, un cercle se fit autour du tabouret de la baronne. Chacun attendait que la Callas des p’t**s zincs choisisse dans son répertoire une chanson à boire ou une romance de Piaf. Lorsqu’elle fredonna les premières notes de Fanny de Recouvrance, les habitués, portant à bout de bras leur verre de bière, se levèrent et trinquèrent en chaloupant ou tanguant selon leur degré d’alcoolémie. Ceux qui ne connaissaient pas bien les paroles du chant de marins tentaient de les deviner sur les lèvres des autres et, avec un temps de retard, braillaient encore plus fort leur soif d’aventures ou leur soif tout court. Ce fut cet instant propice au rapprochement des âmes et des corps que choisit le barbu pour aborder Térésa. Sa tactique, simpliste, consista à lui demander du feu. Térésa, qui ne fumait pas, avait néanmoins toujours un briquet dans son sac à main : stratégie oblige. Du coin de l’œil, elle l’avait vu quémander une cigarette à un voisin de table. Sans doute ne pétunait-il pas lui-même. — Belle ambiance ce soir, hein ? Madame ou mademoiselle ? — Mademoiselle. L’homme, au teint rose, portait encore l’odeur de son dîner sur sa barbe blonde. Du thon au four trop aillé, songea Térésa. Peu importait, du reste. Il ferait l’affaire. — Vous venez souvent ici ? Je ne vous ai jamais vue. Térésa savait d’avance qu’il lui faudrait supporter des conversations dormitives avant d’en arriver au fait. Elle s’y plia de bonne grâce. — Je ne sors pas souvent, minauda-t-elle. De banale, la causette du géant blond se fit insipide. Térésa écarquillait de grands yeux noirs, avalant sans déglutir lieux communs, lapalissades et fadaises. Sous le pull de l’homme, elle devinait des muscles puissants… Au bout d’une heure, le barbu paya les consommations, après avoir manœuvré - du moins le croyait-il - pour amener sa conquête à boire un dernier verre chez lui. Térésa, comme à chaque fois, prit grand soin de ne pas sortir du bistrot en même temps que l’homme. Elle tenait à sa réputation…
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