Chapitre 6-1

2015 Words
Chapitre 6 23 septembre. Ce matin-là, Sylvia Nathan arriva place Georges-Perros d’assez bonne heure. Avant de recevoir sa première cliente à dix heures, elle voulut passer à la banque et rédiger quelques lettres. Sur la place, un petit vent frais balayait les feuilles moribondes d’un tilleul encore vert. L’automne s’annonçait précoce. Le rideau de fer de La Fleur d’Ys était fermé. Hélène devait être chez elle. Sylvia se demanda si, en montant à son cabinet de consultation, elle frapperait à la porte de la fleuriste pour prendre un petit déjeuner avec elle. Son amie avait loué un deux-pièces dans l’immeuble où exerçait Sylvia. La bâtisse ne comprenait que quatre appartements. Hélène vivait au premier étage, juste au-dessous du cabinet de la voyante. Après avoir pris son courrier dans la boîte à lettres, Sylvia monta les escaliers et, finalement, se rendit tout de suite chez elle. Elle avait peur d’être indiscrète à une heure, somme toute, matinale. Elle jeta d’abord un coup d’œil sur la revue Astro-Voyance qu’elle venait de recevoir et vérifia si son encart publicitaire y était bien placé. Elle payait assez cher pour cela. Cependant, son métier exigeait une constante propagande. L’aurait-elle voulu qu’elle n’aurait pas pu se passer de la publicité. Parmi le reste du courrier, une enveloppe intrigua Sylvia. Son nom et adresse y étaient inscrits à la machine. Pourtant, elle ne présentait aucune trace d’un tampon administratif, ce qui, dans ce cas-là, est monnaie courante. Aussitôt, elle pensa à une quelconque chaîne de solidarité et sentit la mauvaise humeur la gagner. Superstitieuse, elle avait horreur de recevoir ce type de lettres qu’il fallait recopier treize fois et réexpédier sous menace des plus grands malheurs. Jamais elle n’avait pu se résoudre à jeter purement et simplement ces torchons. À chaque fois, elle recopiait le texte indigeste mot à mot, en se traitant de tous les noms. Ce qu’elle sortit de l’enveloppe la déconcerta. Une simple carte qu’elle connaissait bien. Le Bateleur, première lame majeure du Tarot de Marseille. Une cliente l’aurait-elle prise par mégarde sur sa table et la renvoyait-elle ? Mais non… c’était idiot. La carte, lisse et neuve, n’avait rien à voir avec celle de son propre jeu élimé. D’un geste machinal, elle retourna le petit carton. Elle faillit ne pas apercevoir, au dos, l’inscription tapée, elle aussi, à la machine. C’était une simple date : 29 septembre. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Sylvia posa la carte sur son bureau et tenta de se concentrer. D’une façon confuse, elle percevait l’importance de cet envoi insolite. Tout d’abord, elle sollicita son intellect : peine perdue. Son don ne relevait pas de la réflexion. Il lui fallait plutôt faire le vide en elle et laisser vagabonder son esprit. S’intéressant à l’iconographie comme si la figure du Bateleur lui était étrangère, elle fixa les couleurs vives du personnage, bien campé sur ses jambes, et qui manipulait avec dextérité les objets posés devant lui, sur une table. Dans un sens très général, cette première lame du Tarot signifiait l’action, l’initiative, le départ de toute chose. Pour Sylvia, cette carte était bénéfique même si, mal accompagnée, elle pouvait traduire la ruse et la tromperie. Chaque extralucide ayant, d’autre part, une lecture plus personnelle des cartes, le Bateleur représentait, aux yeux de la jeune femme, la période qui va de l’enfance à l’adolescence, alors que la maternité et la petite enfance étaient évoquées par l’arcane XVIII : la Lune. Mais qui avait bien pu lui envoyer cette carte ? Et pourquoi ? Perplexe, Sylvia mit le carton dans son sac. Ne pouvant commander ses visions, elle se dit que, peut-être, elle trouverait ultérieurement une réponse à ce problème sans qu’elle eût cherché à le résoudre. Désireuse de ne pas perdre son temps, elle décida de se rendre à la banque. Là, il lui faudrait user de diplomatie et expliquer que son léger découvert serait comblé à la fin du mois. Si elle avait été une commerçante ordinaire, on ne lui aurait pas créé autant de difficultés. Mais les administrations, quelles qu’elles fussent, se méfiaient d’elle et de ses semblables. Alors qu’elle parvenait au palier du premier étage, se demandant si son discours à la banque serait suffisant, elle fut saisie par un flash. Incapable de se mouvoir davantage, elle s’appuya contre le chambranle de la porte d’Hélène, ferma les yeux et attendit que la vision éphémère se renouvelle. Elle ne revint pas. Sylvia s’apprêtait à repartir quand la porte d’Hélène s’ouvrit. La fleuriste laissa échapper un petit cri. — Qu’est-ce que tu fais là, Sylvia ? Tu m’as fait une de ces peurs ! — Excuse-moi, Hélène. Je peux rentrer une minute ? J’ai quelque chose à te montrer. — Si tu veux, concéda la fleuriste. Juste une minute alors. Il faut que j’ouvre le magasin et je suis en retard. Hélène prit malgré tout le temps d’offrir un café à son amie dans le minuscule appartement qu’elle louait. La pièce principale servait de séjour et de chambre à coucher. Pendant que Sylvia, assise sur le canapé-lit replié pour la journée, reprenait ses esprits, Hélène s’affairait dans la kitchenette. Jamais encore, la voyante n’avait eu l’occasion d’entrer chez son amie. Il y régnait un ordre impeccable. La fleuriste devait faire collection de jouets anciens car Sylvia, pour pouvoir s’asseoir, dut repousser une colonie de poupées rangées selon leur taille ainsi qu’un nounours pelé et borgne, amputé d’une patte antérieure. Hélène revint, portant un pot de café fumant et des tartines grillées. — Alors, mignonne ! Que se passe-t-il ? Sylvia ouvrit son sac et présenta à son amie la carte qu’elle venait de recevoir. — Tu as gardé l’enveloppe ? demanda la fleuriste. — Oui, elle est là-haut. Rien de significatif. La lettre a été postée hier, à Brest. — Excuse mon ignorance en la matière, Sylvia. Mais que veut dire le mot « Bateleur » écrit au bas de la carte ? La voyante expliqua que l’origine du Tarot de Marseille, obscure et lointaine, était au centre de différentes polémiques. L’iconographie datait, elle, du Moyen Âge. Le Bateleur, l’une des vingt-deux lames majeures du jeu, était autrefois un artiste de foire, une personne qui faisait montre de force ou d’adresse sur les places publiques. — Quel rapport avec toi ? s’enquit la fleuriste. — Je n’en sais rien… Mais en descendant l’escalier, j’ai eu un flash. — Tu veux dire une vision ? interrogea la fleuriste d’un ton qui laissait percevoir son scepticisme. — Je sais que tu ne crois pas à ces choses-là mais… — Tu te trompes, interrompit Hélène. Je ne nie pas la possibilité du fait. Mais je crois, qu’en ce domaine, il faut rester prudent. Qui te dit que ce ne sont pas de vieux fantasmes qui ressurgissent ? — Tu parles d’un fantasme ! s’insurgea la voyante. Quelle horreur ! Pressée par son amie, Sylvia consentit du bout des lèvres à livrer sa vision. — C’était atroce… murmura-t-elle. Et si rapide… J’ai clairement vu un front. D’un homme ou d’une femme, je l’ignore. Le bas du visage restait flou. Mais ce front était marqué d’une croix sanguinolente. — Comme une marque faite à la peinture ? Un signe de secte, peut-être ? Mais Sylvia secoua la tête. Elle paraissait si lasse qu’Hélène ne voulut pas la harceler de questions. Comme pour s’imposer une discipline, la voyante décida malgré tout de clarifier sa pensée. — Non, ce n’était pas de la peinture mais du sang. Je ne peux pas te dire pourquoi, mais je sais que la personne venait de mourir. La croix a été tracée ensuite, à l’aide d’un couteau ou d’un poignard… Les deux femmes se turent un instant. Puis, Hélène rompit le silence en suggérant à son amie d’aller trouver la police. Ce conseil, contre toute attente, redonna le sourire à Sylvia. — Tu veux qu’on m’enferme chez les zinzins ? Les voyantes n’ont déjà pas beaucoup de crédit auprès de gens pragmatiques comme toi. Alors, auprès des flics, je ne te raconte pas ! Hélène parut vexée de la réflexion de son amie. — Je suis peut-être terre à terre… En tout cas, mon bon sens pratique te recommande d’aller faire un tour dans la salle de bain. Tu vois sans doute des choses extraordinaires, mais à propos de sang, c’est toi qui pisses du nez ! Aussitôt, Sylvia se leva. Elle ne tenait pas à risquer de tacher le canapé d’Hélène. Elle savait que son amie, un peu maniaque, redoutait cela. L’eau courante, dont elle s’aspergea, lui fit du bien. Déjà, ses saignements diminuaient. À la recherche de coton hydrophile, elle ouvrit, au-dessus du lavabo, l’armoire à pharmacie. Bien rangées sur leurs tablettes s’étageaient crèmes de jour et de nuit, fards à paupières et fonds de teint. En bas, à côté du coton, un objet provoqua le sourire de Sylvia. C’était une bombe de mousse à raser, marque d’une présence masculine. Ainsi donc, Hélène recevait un ami dont elle n’avait encore jamais parlé. Ce fait n’étonna pas Sylvia. Hélène attendait toujours d’être sûre de quelque chose ou de quelqu’un pour se dévoiler. Ce détail, toutefois, fit prendre conscience à Sylvia, qu’elle non plus, au cours de conversations avec son amie, ne faisait guère allusion à Jean-Marc. Il partageait pourtant sa vie depuis six mois. En revenant dans le séjour, Sylvia se rendit compte qu’Hélène manifestait une certaine impatience à sortir de chez elle pour ouvrir sa boutique. Ne voulant pas abuser du temps de la fleuriste, elle chercha son sac. — Tu l’as posé sur le linteau de la cheminée, observa Hélène. Comme elle reprenait ses affaires, la jeune femme remarqua que l’appartement de son amie et le sien, à l’étage supérieur, étaient jumeaux. La même cheminée en marbre, d’un style rococo, empanachait les deux logements. — Tu fais parfois du feu ? Hélène. — Pouah ! Non alors ! Pour avoir de la saleté partout ? Et où irais-je chercher du bois ? Tu en fais, toi ? Sylvia admit adorer entendre le crépitement des bûches lorsque le feu les lèche et sentir les diverses essences de bois se consumer. — Eh bien ma vieille ! rétorqua Hélène. Toi qui crois aux vies antérieures, tu fais fort pour une sorcière ! Tu penses que tes collègues du Moyen âge étaient aussi masos que toi ? La porte de l’appartement s’ouvrit sur les éclats de rire des deux amies. * Au même moment, Augustin Lafargues et Philippine Leroy s’apprêtaient à consulter le dernier voyant de leur liste : Hugo de L’Astre, domicilié place de Strasbourg. — Tu crois que c’est son vrai blase ? demanda la jeune femme à son compagnon. — Sûrement pas. D’ailleurs, si tu considères la liste, peu de nos devins ont gardé leurs véritables noms. À part Madeleine et Sylvia, ils ont tous un patronyme de répondants au minitel rose ! Entre Esméralda et Estrella ! — Oh ! celle-là, ne m’en parle pas ! Je n’ai jamais autant ri… Philippine se souvenait avec gaîté de sa visite chez la cartomancienne. Une vraie caricature ! Avec son air de tragédienne grecque sur le retour, la pythonisse, dont les yeux larmoyants de khôl semblaient montés sur roulement à bille, avait voulu les impressionner dès le départ en les aspergeant d’encens pour, disait-elle, éloigner les esprits du bas astral. Dès lors, les journalistes, conquis, assistèrent au numéro d’une grande virtuose. Ils s’attendaient, à tout instant, à la voir sortir de sa manche un coq noir pour l’immoler sur l’autel des sacrifices. Ils admirèrent la façon dont la dame parvint à leur soutirer des renseignements, faux bien entendu, pour les restituer, un quart d’heure plus tard, travestis mais conformes à ce qu’elle avait entendu. C’est ainsi qu’Augustin aurait songé à la prêtrise avant de se diriger vers la médecine et devenir ophtalmologiste sans frontière. Estrella avait l’art consommé de poser des questions par la négative. Au lieu de demander à Philippine : « Êtes-vous mariée ? », elle lui avait dit : « Vous n’êtes pas mariée ? », avec une intonation particulière et travaillée qui oscillait entre la question et l’affirmation. Quelle que fût la réponse de son interlocuteur, cette façon de procéder lui permettait immanquablement de rétorquer un « Je le savais bien » assuré. Les naïfs se laissaient prendre d’autant plus volontiers que la pommade passée semblait onctueuse. Comme le penchant de tout un chacun est aimer s’entendre complimenter, Estrella savait ponctuer son discours de phrases telles que : « Vous avez une si belle âme ! » ou encore : « Vous êtes généreux, même si votre entourage ne vous comprend pas toujours. » Les yeux mouillés de reconnaissance, le client ne pouvait qu’acquiescer, se rappelant de façon inopinée une dispute avec un proche ou la crémière du quartier. Et il s’en allait, ravi de payer celle qui comprenait si bien son âme ! N’était-il pas généreux ? Car personne ne pouvait échapper au clou du spectacle, lorsque la diva du marc à café condescendait à revenir dans notre sphère et réclamer d’une voix lasse cinq cents francs, pressée d’en finir avec ces questions si basses, si matérielles… Bref, Estrella empochait le double de ses consœurs. Noblesse oblige ! * Avec Hugo de L’Astre, un autre ton était donné. Le seul renseignement qu’il demanda aux journalistes fut leur date, heure et lieu de naissance. La pièce où travaillait le voyant versé dans l’astrologie possédait la rigueur et la sobriété du personnage. Douze chromos affichés au mur rappelaient les signes du zodiaque et donnaient l’unique note de gaîté du lieu. D’après Augustin, l’homme pouvait avoir son âge : trente-cinq ans environ. Il avait les cheveux coupés presque ras et portait des lunettes d’une monture élégante.
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