CHAPITRE III
La maison Giraud
C’est une maison bien drôle que celle de M. Giraud ; elle n’a cependant rien d’extraordinaire, car les ridicules que l’on y rencontre sont communs dans la société ; mais, pour que les choses soient comiques, elles n’ont jamais besoin d’être extraordinaires.
M. Giraud est un homme de quarante ans ; ancien commis dans un ministère, ancien clerc de notaire, ancien receveur de la loterie ; il a fait beaucoup de choses, je ne crois pas qu’il ait rien fait de bien ; mais il est curieux et tatillon comme une portière, et il a de la prétention à l’esprit et au bon ton ; il en a même à faire des conquêtes, quoiqu’il soit fort laid et que son haleine fasse deviner son approche à trois pas de distance… ce qui ne l’empêche pas de vous parler toujours sous le nez, manie ordinaire des gens qui ont cette infirmité.
Madame Giraud a presque l’âge de son mari. Elle n’est ni laide ni belle ; mais malheureusement elle a les mêmes prétentions, s’habille toujours comme une comédienne de province, et veut surtout paraître mince, au risque de ne pas respirer.
Il y a ensuite un fils de onze ans, qui est tout le portrait de son père, et joue encore avec des petits ménagez ; un autre fils de quatre ans, auquel on laisse faire tout ce qu’il veut, et qui use tellement de la permission qu’il n’y a pas un meuble intact dans la maison ; puis enfin une petite fille de huit ans, qui veut faire la maîtresse et fouetter ses deux frères pour montrer qu’elle est déjà raisonnable. Joignez à cela un chien hargneux qui aboie pendant cinq minutes après toutes les personnes qui arrivent, et une grosse chatte qui a continuellement un collier de liège et un emplâtre sur la tête ; et vous connaîtrez toute la maison Giraud. Je ne parle pas de la domestique, parce qu’ils en changent tous les quinze jours.
Je ne sais si ces gens-là sont riches (je n’ai pas l’habitude de m’informer de ce qui ne me regarde pas) ; mais je ne les crois pas aussi à leur aise qu’ils veulent le faire croire. J’ai dans l’idée que M. Giraud, qui veut marier tous les célibataires qu’il rencontre, prélève un droit sur les mariages qu’il fait ; et ce n’est pas, à coup sûr, le droit du seigneur.
Je suis arrivé. Je monte au troisième étage. J’entends des enfants crier : je reconnais la voix de mademoiselle Joséphine Giraud et de son frère aîné. Il se mêle à cela des accords d’un piano et le son d’une flûte, d’où je conclus que la soirée est à son apogée.
J’entre dans la salle à manger. Une bonne, que je ne connais pas, est en train de faire des verres d’eau sucrée ; je crois qu’elle les goûte pour s’assurer s’ils sont bons. Le frère et la sœur se disputent un morceau de baba. En ce moment, M. Giraud sort du salon en tenant à la main un quinquet à globe ; il vient au-devant de moi avec son quinquet.
– C’est vous, mon cher monsieur Blémont ?… enchanté de vous voir… Ah ! pourquoi n’êtes-vous pas venu un peu plus tût ?… Céran vient de chanter… il était en voix… c’était prodigieux ! Et on vient d’exécuter un morceau concertant flûte et piano… Deux amateurs ! ils ont joué cela d’une force extraordinaire… Ce maudit quinquet ne va pas… je ne sais pas ce qu’il a… Entrez, entrez… Nous avons beaucoup de monde… On chantera encore… Nous avons de fort jolies femmes… Il y en a plusieurs à marier… mon cher… et de bonnes dots. Si quelquefois l’envie vous en prenait… Écoutez donc : il faut toujours finir par là… Diable de quinquet ! c’est pourtant une mèche neuve.
J’entre dans le salon. Mais il est fort difficile d’y circuler : d’abord la pièce n’est pas grande, ensuite les dames sont toutes assises et forment un cercle dans lequel personne ne s’est encore permis de pénétrer ; en sorte qu’il faut se contenter de se faufiler derrière les chaises de ces dames, au risque d’en déranger quelques-unes, ou en marchant sur les pieds des hommes qui occupent ce défilé. Je ne connais rien de plus ennuyeux qu’une réunion où les dames sont ainsi rangées comme des bordures de jardin, ne causant point avec les hommes, et n’étant occupées qu’à se regarder entre elles depuis le haut de la tête jusqu’au bout du pied afin de chercher ce qu’elles peuvent critiquer. Pour ajouter à l’ennui qui règne toujours dans une telle assemblée, le salon était fort mal éclairé : un grand quinquet, le pendant de celui que j’avais vu entre les mains de Giraud, ne jetait qu’une lueur douteuse ; et quelques flambeaux, placés de loin en loin sur les meubles, ne suffisaient pas pour remplacer la lumière des quinquets. Tout cela joint au silence que gardaient les dames et aux simples chuchotements que se permettaient les messieurs, donnait à la réunion quelque chose de lugubre, de mystérieux ; on se croyait au spectacle de Robertson pendant la fantasmagorie.
J’aperçois madame Giraud dans le défilé. Elle me voit aussi, et tâche d’arriver jusqu’à moi en écartant quelques messieurs et en souriant à ceux qui ne se rangent qu’à demi afin d’avoir le plaisir de frôler ses appas. Enfin nous nous abordons. Comme je ne comprends rien au ton de ces messieurs, qui parlent tout bas comme s’ils étaient à l’église, je me permets de m’informer de la santé de la maîtresse de la maison avec ma voix ordinaire : ce qui attire un moment tous les regards sur moi ; mais ce qui pourtant ne produit pas un mauvais effet : car plusieurs jeunes gens, qui sans doute n’osaient pas commencer, se mettent à causer plus librement, et cela remplace les chuchotements mystérieux.
– Si vous étiez venu plus tôt, me dit madame Giraud, vous auriez entendu un grand morceau… Ah ! c’était bien gentil tout à l’heure.
J’ai envie de répondre qu’en effet ce n’est plus du tout gentil en ce moment, mais je m’en garde bien : dans le monde il ne faut pas dire tout ce qu’on pense, on y serait fort mal venu. Madame Giraud s’écrie bientôt :
– Mais où est donc M. Giraud ? que fait-il avec son quinquet ?… Voilà celui-ci qui ne va plus à présent… Comme c’est désagréable !… Comment trouvez-vous cette demoiselle contre la cheminée ? Quarante-cinq mille francs comptants et des espérances. Ce n’est pas à dédaigner. Vous l’entendrez tout à l’heure : elle doit chanter de l’italien. Ah ! que M. Giraud me fait faire de mauvais sang…
Enfin M. Giraud reparaît tenant d’un air fier le quinquet qui répand une vive lumière. Il le pose sur un meuble en disant :
– Il va aller maintenant… Ce n’était que peu de chose à arranger…
– Vous allez en faire autant à l’autre, dit madame Giraud, car vous voyez qu’il ne va plus…
– Ah ! c’est vrai… Eh bien ! je vais lui en faire autant…
Madame Giraud arrête son mari, qui va pour chercher l’autre quinquet, et lui dit tout bas, mais pas assez pour que je ne puisse l’entendre :
– Concevez-vous ce Dufloc qui ne veut pas chanter ?…
– Bah ! vraiment ?…
– Il dit qu’il est enrhumé.
– C’est par méchanceté… C’est parce que nous ne l’avons pas invité à dîner.
– Il faut pourtant faire faire quelque chose… Ça n’est pas animé.
– Il faut faire danser tout de suite…
– Non, monsieur, il est trop tôt…
– Alors tâche de faire chanter Montausol et sa femme… ou bien mademoiselle Dupuis… Arrange ça pendant que je vais arranger le quinquet.
Les époux se séparent ; et moi, profitant de la clarté qui est revenue, je songe à remplir le but de ma mission, et je passe en revue la société pour y chercher Montdidier et sa chaste épouse.
Il y a en effet de fort jolies femmes dans ce salon, et elles le seraient encore plus si, au lieu de ces bâillements qu’elles s’efforcent de comprimer, leur physionomie était animée par le plaisir. En voilà une surtout contre le piano… ce doit être une demoiselle… Elle est charmante… Il y a de la douceur et de l’esprit dans sa figure : ce sont deux choses que l’on rencontre rarement sur la même physionomie. De beaux cheveux blonds… pas trop clairs… des yeux bleus pas trop ouverts… une jolie bouche… une peau très blanche, des couleurs légères, et de la grâce dans la tenue, dans la coiffure… il me semble qu’il y en a dans toutes les boucles de ses cheveux… Elle n’a pas l’air de s’ennuyer… cela dénote beaucoup d’usage du monde.
Les beaux yeux de cette jeune personne me font oublier Bélan et sa commission. Ah ! j’aperçois là-bas madame Montdidier… Elle cause, elle rit avec sa voisine. Il me semble que c’est bon signe : si elle avait eu quelque scène avec son mari, je pense qu’elle ne serait pas aussi gaie maintenant. Il est vrai que dans le monde on sait si bien se contrefaire !… Cherchons le mari : un homme est moins habile à cacher ce qu’il éprouve. Celui même qui n’est pas amoureux de sa femme sent son amour-propre blessé quand il a la certitude d’être trompé. Cela doit se voir sur la figure quand c’est aussi récent. Ces pauvres maris !… comme nous en rions tant que nous sommes garçons !… Après tout, j’espère bien rire de même quand je serai marié… D’abord je me flatte que j’aurai une épouse sage : il faut toujours se flatter de cela ; et puis… si enfin… Eh mon Dieu ! est-ce donc une chose si terrible ? Je me rappellerai les deux vers de La Fontaine :
Je le vois causer et rire avec Montdidier… Mme Montdidier regarde Bélan avec inquiétude…
Quand on le sait, c’est peu de chose ;
Quand on l’ignore, ce n’est rien.
Je n’aperçois pas Montdidier dans ce salon. Il est peut-être dans la chambre à coucher, où je pense qu’on fait l’écarté. Je voudrais y aller ; mais cela n’est pas facile… Est-ce que personne ne se décidera à rompre le cercle que forment ces dames ?… J’en saisirai la première occasion.
Le chien aboie : cela annonce de nouveaux venus. Ce chien-là remplit parfaitement les fonctions d’un laquais. Ce sont des dames. Tant mieux ; il faudra ouvrir le cercle pour l’agrandir. C’est ce qui arrive en effet : et dès que je vois une ouverture j’y passe. Un jeune homme qui n’est pas fâché de se rapprocher de certaine dame en fait autant que moi, puis un autre puis, un autre… Toujours les moutons de Panurge ! Décidément le cercle est rompu. On se mêle, on se rapproche, on peut circuler… C’est pourtant à moi que l’on doit cela ! J’ai fait une révolution dans le salon de Giraud : celle-là du moins ne causera la mort de personne.
Je me suis involontairement rapproché de cette jolie personne que j’avais admirée de loin. Elle me semble encore mieux de près. J’oublie que Bélan attend devant un verre d’eau sucrée que je lui apporte la vie ou la mort. Il m’en coûte pour quitter la place où je suis.
Mais le piano résonne, on va chanter. Il me semble que je puis bien rester pour entendre le morceau. C’est le couple Montausol qui va nous donner un duo. Ce doit être un ménage bien uni ! Ces gens-là ne chantent jamais l’un sans l’autre. Figurez-vous un homme de petite taille, mais d’un embonpoint énorme, dont les joues violettes semblent vouloir crever lorsqu’il respire, et qui par conséquent est effrayant lorsqu’il pousse une voix de stentor qui a la vibration d’une contrebasse. Sa femme est aussi fort petite et pour le moins aussi grosse que son époux ; elle a l’air de beaucoup souffrir pour tirer de sa poitrine des accents vinaigrés qui percent le tympan. Le couple a la fureur des grands morceaux : c’est du grand opéra qu’on va nous régaler. Une dame tient le piano. Le mari regarde sa femme en soufflant comme un bœuf pendant la ritournelle ; la femme regarde son mari en élevant une de ses mains pour marquer la mesure. Chacun d’eux a l’air de dire à l’autre :
– Allons, ferme ! enlevons ça ! étourdissons-les !
Le récitatif commence : à la troisième mesure, la société ne sait déjà plus où elle en est. Le mari et la femme se renvoient la réplique comme deux joueurs de paume qui lancent la balle de toute leur force. Quand l’un des deux se trompe ou retarde dans la mesure, l’autre lui lance des regards furibonds et fait aller tout son corps pour remettre le duo au pas.
N’ayant pas assez d’empire sur moi-même pour regarder tranquillement les chanteurs, je porte mes yeux sur cette demoiselle qui est près de moi : c’est le meilleur moyen d’oublier la musique. Elle ne rit pas ; mais je crois m’apercevoir qu’elle mord légèrement ses lèvres. Le fait est qu’on est quelquefois bien embarrassé dans un salon pour garder son sérieux. Elle a levé les yeux de mon côté ; elle semble plus embarrassée que tout à l’heure… elle détourne la tête. C’est peut-être moi dont l’attention à la regarder lui aura déplu ; peut-être était-il inconvenant de la regarder aussi fixement… Je n’y songeais pas. Je le faisais, non pas pour qu’elle me remarquât, mais parce que j’avais du plaisir à la voir. Je me hâte de porter mes yeux d’un autre côté, de m’occuper de la musique. Ce malheureux duo n’en finit pas. Le mari et la femme suent à grosses gouttes. On devrait leur faire comme à ces faiseurs de tours de force auxquels on crie d’arrêter lorsque leurs exercices deviennent trop effrayants.