CHAPITRE II
De ces choses qui arrivent souvent
– Maintenant, mon cher Bélan, parlez : nous sommes sur le boulevard, et vous ne gênerez personne ; cependant je vous engage à baisser un peu la voix, car je ne vois jamais la nécessité de mettre les passants dans notre confidence.
– Mon ami, baisser la voix !… Cela vous est fort aisé à dire… Mais quand on est aussi agité… aussi ému que je lui suis… il est bien permis de crier… ça soulage… Ah ! mon Dieu ! comment finira tout ceci !…
– Vous commencez à m’effrayer, Bélan. De quoi s’agit-il donc ?…
– Eh parbleu ! d’amour… d’intrigue… de femme… toujours de femmes ! Vous savez bien que je ne sors pas de là !…
Je ne puis m’empêcher de regarder le petit homme. Je conviens qu’il est très bien fait dans sa petite façon, et que beaucoup d’hommes grands n’ont pas le mollet aussi fourni et aussi bien placé que le sien. Mais sa figure est si drôle !… son nez au vent, ses sourcils trop hauts, sa bouche en cœur et ses gros yeux saillants forment un ensemble si comique, que je ne conçois jamais que cela puisse inspirer de l’amour ; je le concevrais bien plutôt d’une figure laide qui serait aimable ou spirituelle ; mais probablement que je ne m’y connais pas, car Bélan passe pour un homme à bonnes fortunes ; et, comme il vient de le dire lui-même, il est continuellement mêlé dans des intrigues d’amour. Il est vrai que Bélan est riche et l’argent est un puissant auxiliaire : c’est à lui seul que beaucoup de soi-disant séducteurs doivent leurs succès.
Bélan s’aperçoit que je le regarde. Il grimpe de nouveau sur la pointe de ses souliers, et me dit d’un ton piqué, car le petit homme se pique et s’irrite très facilement :
– Vous avez l’air surpris qu’il s’agisse d’une intrigue d’amour ? Est-ce que cela vous étonne, que je tourne des têtes ?
– Non, mon cher ami ; mais je m’étonne que vous soyez si agité, puisqu’il ne s’agit que d’une chose à laquelle vous devez être habitué.
– Ah ! c’est que ce n’est pas toujours aussi sérieux qu’aujourd’hui… Vous n’êtes pas sans savoir que je suis au mieux avec madame Montdidier ?…
– Ma foi non ! je ne le savais pas…
– Comment ! vous ne saviez pas cela ?… vous, un roue !… un séducteur dans mon genre !
– Vous me faites trop d’honneur.
– À coup sûr je ne l’ai dit à personne… car je suis la discrétion même ! Mais ces choses-là ! ça se voit toujours ; ordinairement il n’y que le mari qui ne s’en aperçoit pas.
– Est-ce qu’il s’en est aperçu cette fois ?
– Écoutez : Montdidier est un homme emporté, brutal même, à ce que dit sa femme ; et de plus, horriblement jaloux !…
– Tout cela ne l’empêche pas d’être…
– Non, ça n’empêche jamais ; au contraire, ça en donne l’envie… Mais enfin vous sentez qu’il fallait redoubler de précaution, de prudence !… Ce n’était pas ici un de ces maris qui vont au-devant de vos désirs, qui vous supplient sans cesse d’accompagner leur femme, de lui donner le bras au spectacle, à la promenade… de ces maris enfin qui ont l’air de vous dire : Faites-moi cocu, ça me fera plaisir…
– C’est vrai qu’il y en a comme cela.
– Il s’agissait de tromper un Argus, un Othello ; il fallait sans cesse inventer quelque stratagème. Heureusement je ne suis jamais à court !…
– Vous êtes bien heureux.
– Aujourd’hui Montdidier dînait en ville ; un repas de cérémonie auquel il ne pouvait se dispenser d’aller. Là-dessus nous dressons nos batteries. Sa femme fera semblant de dîner de bonne heure, et dira ensuite qu’elle va voir sa tante ; elle ira en effet, mais viendra me trouver chez un petit restaurateur du boulevard du Temple. Tout cela s’arrange comme nous étions convenus ; nous dînons très bien… et cætera, et cætera !
– Oui, beaucoup de et cætera.
– Je vous prie de croire qu’il y en a eu beaucoup. Le soir, il fallait qu’Hélène… c’est le nom de mon infante…
– Le nom lui va très bien.
– Tiens, c’est vrai, au fait !… je n’y avais pas encore pensé !… Il fallait donc qu’Hélène allât retrouver son Ménélas… Ah ! ah ! c’est très drôle Ménélas…
– Vous êtes Paris, vous…
– C’est cela même… Je suis Paris… Ah ! quel dommage que je ne puisse pas rire maintenant !… Hélène devait donc aller retrouver son mari chez Giraud, qui donne une soirée… Vous connaissez Giraud… un bavard… qui croit qu’il a un cabinet d’affaires parce qu’il a trois cartons rangés sur son bureau… et qui a la manie de vouloir marier tout le monde… le tout pour que sa femme et lui aillent à la noce.
– Oui, je le connais.
– Moi, je devais aller aussi chez Giraud, mais plus tard ; nous ne voulions pas arriver ensemble… On jase déjà assez !… et j’ai une réputation si terrible !…
– Enfin ?
– Enfin tout à l’heure nous faisons venir un fiacre, je monte dedans avec Hélène… j’aurais dû la laisser aller seule… Mais que voulez-vous !… on a toujours tant de peine à se quitter !… Cette femme-là est extrêmement passionnée !… Me voilà dedans avec elle. Vous savez que Giraud demeure rue Poissonnière ; j’avais dit au cocher de me descendre au coin du boulevard. Nous roulions assez doucement, par parenthèse, lorsque tout à coup nous nous sentons entraînés sur le côté : Hélène tombe contre la portière, je tombe sur elle… et tout cela était la suite d’un accident arrivé à la voiture : une roue de derrière venait de casser… Nous poussions des cris de possédé… Hélène me repoussait avec son poing qu’elle me mettait dans l’œil en disant que je l’étouffais, et moi je lui disais : Ôtez votre main ; vous allez m’éborgner… Voyez-vous d’ici le tableau.
– Je vois que vous ne songiez plus à vous dire des douceurs !
– Ma foi non !… bien au contraire, je crois que nous allions nous dire des injures… Voyez cependant comme une roue qui se casse change la disposition des sentiments. Heureusement nous avions eu plus de peur que de mal. La foule s’était portée autour du fiacre. Je parviens à ouvrir la portière, je saute dehors le premier… Mais jugez de ma stupéfaction en voyant devant moi le mari… oui, Montdidier lui-même, qui tendait le cou pour savoir ce qui était arrivé.
Enfin M. Giraud reparaît, tenant d’un air fier le quinquet…
– Et vous a-t-il reconnu ?
– Je n’en sais rien : en l’apercevant je ne lui ai pas laissé le temps de me parler ; je me suis retourné si brusquement que j’ai manqué renverser un marchand de tisane qui était derrière moi… J’ai écarté, bousculé tout le monde, et j’ai couru jusque chez vous sans m’arrêter.
– Et votre pauvre dame, vous l’avez laissée là ?
– Ne vouliez-vous pas que je lui donnasse encore la main, que je fisse le galant avec elle devant son mari ?… Il me semble que j’ai pris le parti le plus sage… Mais cependant si Montdidier m’a reconnu… et j’en ai peur… si sa femme me nomme… si… car il aura vu sa femme sortir du fiacre… Ah ! mon Dieu ! un homme si colère, si jaloux !…
– Il est capable de faire un mauvais parti à sa femme…
– Oui sans doute, à sa femme… et à moi… Elle ne cessait de me dire, quand nous étions ensemble : « Ah ! si mon mari savait… il me tuerait !… il me tuerait !… »
– Alors il pourrait fort bien vouloir vous tuer aussi…
– C’est terrible… c’est désolant… Ce n’est pas la crainte de me battre… on sait bien que ce n’est pas ça… j’ai fait mes preuves… Mais le bruit, le scandale que causerait cette affaire… Et puis… au fond, je n’en veux pas à Montdidier, moi… Il me recevait très bien m’engageait à dîner… Je ne lui en veux pas du tout !…
– Vous n’en vouliez qu’à sa femme.
– Pas de plaisanteries, mon cher… la chose est trop sérieuse… Maudite manie des intrigues !… C’est fini ; je ne veux plus tromper de maris… C’est fort ridicule… c’est même immoral… je m’en veux beaucoup de l’avoir fait… Comment ! vous riez encore ?
– Oui, je ne puis m’empêcher de rire, parce que vous me faites l’effet de ces matelots qui prient Dieu pendant la tempête et s’en moquent quand il fait beau temps.
– Je ne sais pas si j’ai l’air d’un matelot, mais je sais que je me sens bien mal à mon aise… Cette aventure… tout de suite après le dîner… J’ai la charlotte russe sur l’estomac… Voyons, mon cher Blémont, ne rions pas… aidez-moi à sortir d’embarras… à charge de revanche ; et ça peut arriver bientôt, car vous êtes aussi un terrible homme… la terreur des maris… Ah ! Dieu ! en avez-vous fait de ces pauvres !…
– Si je puis vous être utile, je le veux bien, mais je ne vois pas trop comment… à moins de faire croire à Montdidier que c’est moi qui étais dans le fiacre avec sa femme ; mais cela ne rétablirait pas la réputation de son Hélène… et c’est à cela qu’il faut d’abord songer.
– C’est juste… c’est à cela… quoique, depuis qu’elle m’a mis sa main dans l’œil, je n’en suis plus amoureux du tout… C’est étonnant comme je l’ai trouvée laide dans ce moment-là !…
– Elle ne vous a pas toujours paru laide… Elle a eu des bontés pour vous : il faut tâcher de les reconnaître en lui sauvant l’honneur.
– Oui… elle a eu des bontés… mais je n’en veux plus, de ses bontés… Oh ! quand même tout cela s’arrangerait ! c’est fini, je le répète… plus de femmes mariées, plus d’amours illicites… des demoiselles, des veuves… des femmes libres, à la bonne heure ! on n’a pas toujours besoin de se cacher… de prendre des détours et des voitures…
– Ce sont toutes ces craintes qui donnent du piquant à ces sortes de bonnes fortunes.
– Merci… il est gentil, le piquant… Ah ! que je me tire de cette aventure, je deviens incorruptible près des dames… Mais pour que j’aie le temps de devenir vertueux, il faut que Montdidier ne me brûle pas la cervelle… Voyons, mon ami, cherchons…
– Allez chez Giraud : vous verrez si Montdidier y est avec sa femme ; d’après la mine qu’il vous fera, il vous sera facile de juger s’il vous a reconnu, et comment il a pris la chose.
– Que j’aille m’exposer à sa fureur… à sa colère, devant tout le monde !… Vous n’y pensez pas, mon ami !…
Un homme qui sait vivre ne met pas le monde dans ces sortes de confidences.
– Je vous ai dit que Montdidier était un brutal…
– S’il se croit trompé, il ne sera pas allô avec sa femme en soirée.
– C’est vrai… mais pour nous en assurer, il y aurait un autre moyen… ce serait que vous allassiez chez Giraud, vous. Si nos époux y sont, vous les observerez. Vous verrez tout de suite comment ils sont ensemble, et vous pourriez même faire adroitement entendre à la dame que vous me quittez… Hein ?… Ah ! mon cher Blémont, rendez-moi ce service-là ; allez chez Giraud.
– Il faut que ce soit pour vous obliger, car les soirées de l’homme d’affaires ne sont pas très divertissantes ; et ce soir je comptais aller voir des dames fort aimables…
– Vous verrez vos dames demain… vous les retrouverez toujours… D’ailleurs ce sont peut-être des dames mariées, et qui sait si je ne vous débarrasse pas aussi de quelque mauvaise affaire ?
– Il semblerait, à vous entendre, qu’on ne va chez les dames qu’avec des intentions de conquêtes !…
– Oh ! c’est que je vous connais… Allons, Blémont, sacrifiez-moi vos dames… songez que je suis entre la vie et la mort tant que je ne saurai pas à quoi m’en tenir.
– Puisque cela vous oblige, je vais aller chez Giraud.
– Vous êtes vraiment un ami… Il est près de neuf heures ; c’est le moment où la réunion est dans son beau… Ce soir on doit chanter, faire de la musique… Agissez avec prudence… et si nos époux y sont, observez-les bien…
– J’ai l’air d’un confident de mélodrame.
– Moi, je vous attendrai… au coin du boulevard… je prendrai de l’eau sucrée… Si tout va bien, si je puis me montrer, vous aurez la bonté de me le dire.
– C’est entendu.
Nous doublons le pas ; nous arrivons au coin de la rue Poissonnière ; Bélan me prend la main et me la serre avec force en me disant :
– Mon ami, je vais vous attendre au café là-bas, en face… N’allez pas dire que je suis là… ne me nommez pas !…
– Soyez tranquille.
Je fais quelques pas dans la rue ; je me sens arrêté par derrière : c’est encore Bélan, qui a couru après moi et qui me dit d’un ton pénétré :
– Mon cher Blémont, que cette aventure vous fasse faire des réflexions… qu’elle vous corrige, comme elle me corrigera… Il faut nous amender, mon ami. Quant à moi, je jure, foi de Ferdinand Brian ! que la plus belle femme de Paris, si elle n’est pas libre…
Je n’écoute pas la fin du sermon du petit homme ; je le quitte en souriant, et je monte la rue jusque chez M. Giraud.