– Vous prendrez bien garde en le coupant…
– Oui, oui !… je m’en vais bien vite, car ma tante dira que j’ai bavardé.
La demoiselle prend tous les volumes sous son bras et sort, après toutefois avoir encore jeté un petit regard de mon côté.
À cette jeune personne succède une femme en bonnet rond, en déshabillé d’indienne. Celle-là ne rapporte qu’un seul ouvrage qu’elle dépose sur le comptoir en disant :
– Ah ! Dieu !… avons-nous eu de la peine à le finir !… J’ai cru que nous n’en verrions jamais la queue !…
– Il est vrai qu’il y a près d’un mois que vous avez ce roman-là…
– Ah ! dame, nous ne lisons pas vite chez nous ; avec ça, d’ordinaire, c’est mon homme qui me lit pendant que je travaille ; et, comme il a toujours son catarrhe, il s’arrête à chaque virgule pour tousser… C’est égal, c’est ben amusant… J’ai fièrement pleuré avec cette pauvre fille qui passe quinze ans dans les souterrains, nourrie seulement avec du pain et de l’eau… Fallait qu’elle eût un fameux estomac, quoique ça pour ne pas faire une maladie !…
– Voulez-vous quelque chose ?
– Oui, sans doute. Des voleurs, s’il vous plaît… et puis des revenants, si vous en avez… parce qu’un roman où il y a des revenants et des voleurs, ça ne peut pas être mauvais !… Ah ! et puis qu’il y ait des gravures… de ces belles gravures où l’on voit des crimes !… Je tiens aux gravures moi ; d’ailleurs je me dis : Un roman où l’on n’a pas fait la dépense d’une image, c’est qu’apparemment ce n’est pas le Pérou… Est-ce que je n’ai pas deviné juste ?
– Tenez, madame, voici qui vous amusera beaucoup.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Les Esprits du château sans nom ou les Brigands de la carrière abandonnée.
– Ah ! le beau titre !… comme ça résonne bien !… Voyons les images… Un homme qui mange un squelette ! Ah ! Dieu ! que ça doit être joli !… Je n’en veux pas voir davantage… J’emporte vos Esprits et je vais acheter de la pâte de jujube pour mon mari, afin qu’il tousse un peu moins en lisant.
La bonne dame qui aime les images est remplacée par un monsieur âgé qui veut aussi avoir un roman. On lui demande dans quel genre ; mais peu lui importe : c’est pour lire le soir dans son lit ; il désire quelque chose qui l’endorme tout de suite. On lui trouve sur-le-champ ce qu’il lui faut.
– Est-ce que cela vous étonne que je tourne des têtes ?
Après ce monsieur, vient une dame sur le retour. Elle rapporte des Mémoires ; elle demande des Mémoires ; elle trouve qu’on ne peut plus lire que des Mémoires. Quand une dame a passé l’âge des conquêtes, je conçois que les Mémoires lui semblent une lecture instructive et agréable pour ces dames, le passé a plus de charmes que le présent. Ne pouvant plus nous entretenir de ce qu’elles font, elles veulent que l’on s’occupe de ce qu’elles ont fait : c’est encore un moyen de faire parler de soi. Après avoir eu des aventures, elles trouvent que ne plus occuper le public, c’est mourir de son vivant. Pauvres femmes ! je les plains : elles meurent deux fois. Voyez comme on se trompe pourtant !… Celles-là tombent dans l’oubli en cherchant l’immortalité ; et il est de ces bonnes mères de famille, de ces femmes simples, vertueuses, vivant sans renommée auprès de leurs enfants, qui pourtant ne meurent pas entièrement, car tous ceux qui les ont connues conservent au fond du cœur et leur image et leur souvenir.
La dame aux Mémoires est partie avec huit volumes in-octavo sous le bras. Vient ensuite un vieux monsieur poudré et musqué comme nu temps de la régence. Il porte un petit chapeau à cornes qui n’approche pas de ses oreilles, et par-dessus son habit une douillette de soie, quoique nous soyons à peine en octobre.
Ce monsieur fait un salut de protection à la dame qui tient le magasin, et place deux volumes sur son comptoir en disant :
– Que diable m’avez-vous donné là ?… c’est détestable…
– Quoi ! monsieur, vous n’êtes pas content de cet ouvrage ?… Il a cependant obtenu l’approbation générale.
– Je vous assure qu’il n’aura pas la mienne !…
– Alors monsieur ne veut pas la suite… C’est tout au plus si j’en ai lu trois pages.
– Et cela vous a suffi pour juger ?
– Oui, madame ; je juge dès les premières lignes, moi… Je veux quelque chose de bon… d’utile… un roman de chevalerie, par exemple.
– J’ai Amadis des Gaules.
– Je l’ai lu.
– Geneviève de Cornouailles.
– Je l’ai lu…
– Les Chevaliers du Cygne.
– Je l’ai lu… J’ai lu tout ce qui est ancien dans ce genre. Donnez-m’en un nouveau.
– Mais… c’est qu’on ne fait plus guère de romans de chevalerie.
– Comment ! on n’en fait plus !… Et pourquoi n’en fait-on pas ?… Il faut en faire faire, madame ; il faut en commander à vos romanciers.
– Ils disent que ce n’est plus de mode, monsieur.
– Ils ne savent ce qu’ils disent !… Il n’y a que cela de joli… c’est le vrai genre du roman… Mais ces auteurs modernes ne comprennent pas le goût des lecteurs !… Ils font des ouvrages où ils visent à l’esprit, au naturel… Ils font des tableaux de société… comme si cela pouvait se comparer à la description d’un tournoi !… Jadis on faisait des romans bien meilleurs ! Ceux de Crébillon fils n’étaient pas sans mérite. Mademoiselle de Scudéry les faisait un peu trop longs, j’en conviens ; mais le Sofa, les Bijoux indiscrets, Angola !… voilà de jolis ouvrages… pétillants de détails délicieux !…
– Si monsieur voulait l’Enfant du Carnaval de Pigault-Lebrun, c’est aussi plein de détails fort amusants…
– Non, madame, non ; je ne lis point de ces ouvrages-là !… Pour qui me prenez-vous ? C’est d’un leste !… Il y a là-dedans un certain plat d’épinards qui…
– Qui fait rire, monsieur ; tandis que votre Angola fait rougir, et quelquefois pis encore…
– Madame, donnez-moi un roman de chevalerie… Je veux instruire mon petit-fils ; et certainement c’est la seule lecture qui puisse lui être à la fois utile dulci.
– Si monsieur voulait Don Quichotte ?…
– Don Quichotte !… fi donc, madame ! votre Cervantes est un importunent !… un drôle !… un faquin !… qui se permet de rire de ce qu’il y a de plus noble, de plus galant, de plus révéré !… Si ce Cervantes avait vécu de mon temps, madame, je lui aurais fait rétracter son Don Quichotte… ou, par les mânes de mes aïeux ! je jure qu’il aurait passé un mauvais quart d’heure !…
La libraire feint d’avoir un accès de toux pour cacher son envie de rire. Quant à moi, je n’y tiens pas… j’éclate, et le journal me tombe des mains. L’homme à la douillette se retourne de mon côté ; il me toise avec indignation, et porte sa main droite à son côté gauche : je ne sais si c’était pour y chercher une épée et me traiter comme Michel Cervantes ; mais comme, au lieu d’une rapière, sa main ne rencontre qu’une bonbonnière en bergamote, il la prend, l’ouvre, en tire deux ou trois pastilles qu’il met avec dignité dans sa bouche, puis il dit à la libraire :
– Voyons, finissons-en… Que me donnez-vous, madame ?…
– Si monsieur ne connaissait pas, par hasard, l’histoire des Quatre fils Aymon ?…
– Je l’ai lue trois fois ; mais je la lirai encore avec plaisir… Donnez-moi l’histoire des fils Aymon, je la ferai méditer à mon petit-fils… et ce ne sera pas ma faute si je n’en fais pas un Richardet.
Le monsieur met les fils Aymon sous sa douillette ; il me lance encore un regard courroucé, et va probablement faire une très belle sortie : malheureusement en me regardant il n’a pas vu une dame qui entrait ; en se retournant il se jette sur elle, et le chapeau de la dame fait tomber à terre celui à trois cornes qui n’était posé qu’en équilibre. Le petit vieux ramasse son chapeau, l’enfonce sur ses yeux en murmurant : – Où en sommes-nous !… et sort en tirant la porte avec une telle colère, qu’il manque de briser tous les carreaux, ce que je ne trouve nullement poli pour un vieux chevalier.
La dame qui a fait voltiger le petit chapeau est jeune et assez gentille ; un demi-voile rejeté sur la forme de sa c****e n’empêche pas de voir ses traits ; ses yeux d’ailleurs n’annoncent pas une personne qui craint d’être remarquée ; au contraire. Mais il y a dans sa mise un mélange à coquetterie et de malpropreté, de prétention et de pauvreté ; elle tient à la main une brochure qu’elle jette sur le comptoir en disant :
– Je vous apporte les Chevilles de maître Adam : combien vous dois-je ?
– Six sous ! mademoiselle.
– Comment ! six sous pour un vaudeville que je n’ai gardé que trois jours, le temps de copier mon rôle ?
– Mademoiselle, c’est le prix… Vous m’avez donné trente sous d’arrhes : en voici vingt-quatre.
– Mais, madame, c’est exorbitant… six sous ! J’en loue très souvent, et je n’ai jamais payé cela… Autant vaudrait alors acheter la pièce. Combien donc coûte-t-elle ?
– Trente sous, mademoiselle.
– Ah ! mon Dieu ! comme on fait monter les pièces à présent… C’est bien bête !… j’ai pourtant besoin du Mariage de Figaro pour apprendre Chérubin, que je joue dimanche rue Chantereine… Moi, je ne peux apprendre mes rôles qu’en les copiant : en écrivant, ça se grave dans la tôle… J’ai copié Nanine en une nuit, et je la savais le lendemain. Mais six sous ! c’est un peu dur… On croit que de jouer en société ça ne coûte rien ! Ah bien ! ce sont des frais à n’en plus finir. Le costume… le rouge, les paquets, à faire porter. C’est égal, donnez-moi Figaro. Je n’ai pas encore joué de travesti, mais mon professeur m’a dit que je serais très bien, parce que je n’ai pas les genoux en dedans… Gardez mes arrhes, ça sera pour celle-ci.
On donne à cette dame le Mariage de Figaro. Elle feuillette la brochure en murmurant : – Ah ! qu’il est court !… presque pas de tirades… moi qui aime tant les tartines… Je suis fâchée maintenant de ne pas jouer Suzanne… Mais je les copierai tous les deux : ça fait que je ferai la femme ou l’homme, comme on voudra, je n’y tiens pas.
L’apprentie comédienne fourre la brochure dans son sac, et sort en tortillant autour de son corps un vieux châle qui semble avoir servi souvent de turban à Zaïre ou à Mahomet.
Ce doit être amusant de louer des livres, on voit beaucoup de monde, on entend de plaisantes choses ; il y a des gens qui mettent tout de suite à nu leur sottise, leur ridicule, leur mauvais goût ; mais il faut de la patience, surtout lorsqu’on a affaire à des abonnés comme le chevalier en douillette.
Je vais rendre mon journal et payer, lorsqu’une voix, bien connue de moi, se fait entendre avant même que celui à qui elle appartient ait ouvert la porte de la boutique.
Je me retourne et vois entrer mon ami Bélan, qui, suivant son habitude, crie en parlant comme s’il s’adressait à des sourds, et trouve moyen de tenir la place de quatre personnes, quoiqu’il soit fluet et que sa taille l’ait exempté de la conscription ; mais Bélan fait sans cesse aller ses bras, il se hausse sur ses pointes pour se grandir, jette sa tête en arrière, et fait continuellement le manège d’un ours dans sa cage.
En ouvrant la porte Bélan m’aperçoit ; il vient à moi en s’écriant :
– Ah ! Blémont !… je vous cherche, mon ami… je viens de chez vous… on m’a dit que vous étiez peut-être ici, et voilà que…
– Chut !… chut !… ne parlez pas si haut ! dis-je à Bélan dont les accents criards causent une révolution dans le cabinet de lecture. Attendez… je suis à vous.
– Mon cher ami, c’est qu’il s’agit d’une chose, d’un évènement très grave… Je vais vous conter cela : vous verrez si…
– Mais taisez-vous donc !… les liseurs de journaux, dont vous interrompez la lecture, ne se soucient nullement de savoir vos affaires : ce n’est pas pour cela qu’ils sont venus ici.
– Ah ! c’est juste, mais…
– Allons, venez.
Et, prenant M. Bélan sous le bras, je l’entraîne loin du cabinet de lecture.