CHAPITRE IV
Deux vrais amants
Je loge rue Meslay, dans une grande maison où il y a des logements pour toutes les fortunes, et même pour ceux qui n’ont pas de fortune, où par conséquent celui qui veille pour gagner sa vie monte le même escalier que celui qui veille pour se divertir : il monte seulement beaucoup plus haut. Mais sous les mansardes il y a aussi des plaisirs, de l’amour et des minois fort séduisants. Celui qui sait les y rencontrer ne s’effraie pas de monter un peu haut.
Je sais qu’il y a dans le haut de ma maison (c’est-à-dire de la maison où je loge) de petites chambres lambrissées, mal closes, mal fermées, où il fume, où l’on gèle l’hiver, où les rats et les souris viennent chaque nuit vous rendre visite, et que cependant le propriétaire loue le plus cher qu’il peut ; encore n’y admet-il pas tout le monde et ne veut-il que des personnes tranquilles.
Je ne suis pas allé visiter ces petites chambres. Ce n’est pas faute d’envie cependant, car j’ai rencontré plusieurs fois sur mon escalier une jeune fille fort jolie, qui, je le sais, habite une des plus modestes chambres du cinquième. Elle n’a pas l’air commun d’une ouvrière, elle n’a pas non plus l’air éveillé d’une grisette ; et cependant c’est bien à peu près cela, car elle travaille pour vivre. Elle fait du feston, à ce que m’ont dit les portiers, et raccommode du linge quand on veut bien lui en donner. Mais elle a l’air si jeune encore, que cela inspire peu de confiance aux personnes chez lesquelles elle va demander de l’ouvrage, et pourtant on peut être tout aussi honnête à seize ans qu’à quarante. La probité est dans le sang ; quand il faut l’attendre du temps et de l’expérience, on n’en a jamais une bien solide.
Ce n’est pas sans peine que la petite Marguerite a pu obtenir une chambre dans la maison. Le propriétaire la trouvait trop jeune, il ne voulait pas lui louer : il s’étonnait qu’elle se mit de si bonne heure dans sa chambre. Mais la petite avait un certain air de candeur qui a désarmé la sévérité du propriétaire ; elle a juré qu’elle était bien tranquille, ne faisait pas de bruit, ne rentrait jamais tard, et on lui a loué une chambre de cent trente francs par an. Il faut encore faire beaucoup de feston pour gagner cela.
Malgré son petit air de candeur, mademoiselle Marguerite a un amant ; mais quand on n’en a qu’un, qu’on ne reçoit que lui, qu’on ne sort qu’avec lui, il est permis de se dire tranquille et même honnête. L’honnêteté ne consiste pas spécialement dans l’innocence. J’ai eu une bonne qui était vierge et qui me volait mes cravates.
J’ignorais tous ces détails, lorsque j’ai rencontré pour la première fois la jeune fille sur l’escalier. En voyant ces traits mignons qui annoncent à peine quinze ans, ces grands yeux bleu clair, cette petite bouche, cette petite taille, ces petits pieds (car, hors les yeux, mademoiselle Marguerite me semble avoir tout petit), j’ai fait le joli cœur, c’est-à-dire que j’ai beaucoup regardé la jeune fille, et que j’ai tâché de m’en faire regarder ; mais on n’a pas fait attention à mes œillades, et on a descendu lestement l’escalier. Une autre fois j’ai hasardé quelques mots, quelques compliments, on n’y a pas répondu : alors j’ai cessé de la lorgner et de lui parler, car je ne suis pas entêté, et je crois que pour plaire il faut plaire tout de suite.
Une fois, cependant, mademoiselle Marguerite est venue sonner chez moi ; en la voyant me rendre visite, je ne savais trop que penser : mais la jeune fille, qui avait les yeux gros de larmes et poussait de grands soupirs, ne pensait nullement à l’inconvenance de sa démarche. Elle venait me demander si j’avais vu son chat, qui était perdu depuis le matin ; en apprenant que je n’avais pas aperçu son pauvre Moquette, elle partit comme un trait, sans écouter les consolations que je voulais lui prodiguer.
Alors je me dis : cette jeune fille est sage ; car je trouve que c’est être sage que d’être fidèle à son amant. Je causai un peu de cette petite avec mes portiers, et ce que j’appris me confirma dans mes idées.
– Oui, c’est fort tranquille, médit la portière, excepté quand elle court après son chat, avec lequel elle joue comme si elle avait cinq ans… Mais au fait, c’est encore si jeune !… Ça vous a cependant un bon ami… qui est presque aussi jeune qu’elle… Ben gentil aussi… Par exemple, c’est pauvre comme Job !… Une chambre dans laquelle il n’y a qu’un lit… et quel lit !… Quatre morceaux de bois qui se démontent dès qu’on y touche ! Un petit buffet qui vaut bien quinze sous, quatre chaises, un pot pour fontaine et un petit miroir de trois francs ; allez, marchez avec ça !… Voilà ce que mademoiselle Marguerite appelle son ménage !… Mais enfin ça paye son terme ; il n’y a rien à dire.
– Son amant est sans doute un ouvrier, un apprenti ?
– Non pas vraiment ! c’est un muscadin !… un jeune monsieur enfin : mais apparemment qu’il la trouve assez bien meublée comme ça ou qu’il ne peut pas faire mieux ! et je vous réponds que la petite mange plus souvent des pommes de terre qu’autre chose. Mais pourvu qu’elle voie son Ernest et qu’elle joue avec son chat, elle se trouve heureuse comme une reine.
Depuis que je savais tout cela, je ne regardais plus la jeune fille qu’avec intérêt. Quelque temps après, cet intérêt augmenta encore. J’entendis, sans le chercher, une conversation entre mademoiselle Marguerite et un vieux comte qui demeure sur le même carré que moi. M. le comte est un vieux libertin ; il n’y a rien d’extraordinaire à cela ; nous le sommes presque tous plus ou moins. Il lorgnait aussi notre jeune voisine, et un certain jour que j’allais sortir et que ma porte était entrebâillée, le dialogue suivant vint frapper mes oreilles :
– Écoutez donc !… écoutez donc, jolie espiègle ! on a deux mots à vous dire.
– Qu’est-ce que c’est, monsieur ?
– D’abord, que vous êtes un petit cœur…
– Ah ! si ce n’est que cela…
– Écoutez donc… ma chère amie, je veux faire votre bonheur…
– Mon bonheur ?… mais je suis bien heureuse, monsieur.
– On n’est pas heureuse quand on demeure sous les toits, dans une mauvaise chambre mal meublée… Moi, je veux vous donner un joli appartement… et de l’argent pour vous acheter tout ce qui vous fera plaisir.
– Comment, monsieur ! pour qui me prenez-vous ?…
– Allons, mademoiselle Marguerite, ne faites pas la Lucrèce ; quand on a un amant, et qu’on vit avec un jeune homme, on ne doit pas se montrer si sévère.
– Parce que j’ai un amant, monsieur, est-ce une raison pour que j’écoute de pareilles choses ?
– Votre petit freluquet d’amoureux ne vous donne rien, et vous plantera là au premier jour ; moi, je m’engage à vous faire une pension, et, si vous vous conduisez bien, je…
– Monsieur, je vous prie de vous taire, et surtout de ne plus me parler ; prenez garde que je ne dise à Ernest que vous l’avez appelé freluquet, et que vous m’avez tenu de tels discours… Ah ! c’est qu’il vous arrangerait bien, lui…
– Qu’est-ce que c’est ?… petite insolente ! petite impertinente !
– Hein ! le vieux fou !…
Là-dessus la jeune fille monta lestement l’escalier ; M. le comte rentra chez lui en grommelant ; et moi, je me dis : Elle aime véritablement son Ernest, puisqu’elle préfère la misère avec lui à l’aisance avec un autre ; et je fus presque honteux de lui avoir dit quelques douceurs, car, sans pratiquer la constance, on peut rendre hommage à la fidélité.
J’étais curieux de voir son amant ; mais probablement il venait de très bon matin et s’en allait fort tard, ou ne s’en allait pas du tout. Un jour, cependant, je le rencontrai ; et je fus surpris de le connaître : je m’étais trouvé plusieurs fois avec lui en société. C’est un jeune homme de très bonne famille ; il n’a guère que vingt ans ; il est joli garçon ; mais il a la manie de travailler pour le théâtre, et n’a encore pu faire jouer que quelques petites pièces aux boulevards. Ses parents n’approuvent point son penchant dramatique, et veulent le faire entrer dans une administration ; mais il trouve toujours moyen d’arriver quand la place est prise ; et ses parents, qui ne sont pas contents de lui, ne lui donnent que très peu d’argent pour ses menus plaisirs. Pauvre jeune homme !… je conçois que sa petite maîtresse mange plus souvent des pommes de terre que des cailles.
Je ne le connaissais que sous son nom de famille ; j’ignorais qu’il se nommât Ernest. En me rencontrant dans l’escalier, il a souri, et nous nous sommes salués. Je ne cherche point à l’arrêter : il monte toujours si vite !… Je conçois qu’il est plus pressé d’être là-haut avec elle que de causer avec moi.
Il y avait longtemps que je n’avais aperçu la petite Marguerite et son jeune amant. En revenant de la soirée donnée par Giraud, je remarque beaucoup de mouvement chez mes portiers ; le mari et la femme sont encore levés : cependant il est plus de minuit, et ordinairement un des deux est toujours couché à onze heures. Il y a aussi dans leur loge une vieille cuisinière de la maison ; on cause avec action, et j’entends ces mots :
– Elle est fort mal… la sage-femme a secoué la tête… c’est mauvais signe.
– Voulez-vous vous relever, ivrogne ! crie la sage-femme.
– Qui est-ce qui est très mal ? dis-je en prenant mon flambeau.
– Eh ! mais… monsieur, c’est la petite Marguerite qui a fait une fausse couche…
– Comment ! elle était grosse, cette pauvre petite ?
– Tiens, vous n’avez pas vu cela, monsieur, grosse de quatre mois et demi déjà !…
– Est-ce que monsieur Ernest n’est pas là !…
– Ah ! il est comme un perdu !… Il vient d’aller chez lui… ce n’est qu’à deux pas. Il a emmené notre petit neveu… c’est pour rapporter quelque chose, sans doute : car ça manque de tout là-haut !…
En ce moment on frappe fortement à la porte. On ouvre, et Ernest entre dans la cour, portant sur la tête un matelas ; le jeune homme n’a pas craint de compromettre sa jolie tournure en faisant le métier de commissionnaire ; quand il s’agit de secourir celle qu’on aime, les bienséances ne sont plus consultées. D’ailleurs, à minuit les rues ne sont pas très fréquentées.
Le petit neveu vient derrière, portant un fauteuil couvert en velours d’Utrecht ; je vois qu’à l’insu de ses parents le jeune Ernest a dépouillé sa chambre pour procurer quelques meubles à sa petite amie.
– Il est temps que vous reveniez, monsieur, dit la vieille portière avec cet air alarmant qui augmente l’effet des mauvaises nouvelles. Mademoiselle Marguerite est très mal… il y a eu des accidents compliqués… Bref, elle perd tout son sang, et vous sentez bien que cela ne peut pas aller loin comme ça !…
Le jeune homme pousse un cri de terreur, et, jetant son matelas à terre, monte l’escalier quatre à quatre sans en écouter davantage. Je suis resté devant la loge des portiers, qui sont l’un et l’autre trop vieux et trop paresseux pour offrir de monter le matelas ; quant au petit neveu, c’est tout ce qu’il peut faire que de grimper avec le fauteuil, et la cuisinière n’est là que pour faire des commentaires. Je me suis bientôt décidé : je prends le matelas sur mes épaules et je monte avec cela jusqu’au cinquième.
J’arrive devant la porte de la chambre de la petite Marguerite. Cette porte n’est que poussée, et cependant je n’ose pas entrer… Je sais que cette jeune fille est si pauvre !… et c’est surtout avec les gens peu fortunés que l’on doit user de discrétion. Peut-être elle et son amant trouveront-ils mauvais que je me permette de venir… Cependant, puisqu’elle est si malade…
Pendant que j’hésite, et que je reste à la porte avec le matelas sur l’épaule, j’entends une voix aigre qui dit :
– Allez chercher un accoucheur, monsieur ; moi, je ne réponds plus de rien… Il faut un accoucheur… c’est très urgent !…
Une voix bien faible, que je reconnais pour celle de la jeune fille, fit alors :
– Reste, Ernest, ne me quitte pas… J’ai moins mal quand tu es là.
J’ai poussé la porte, et je jette le matelas dans un coin de la chambre en disant :
– Je vais aller chercher un accoucheur… Restez près d’elle puisque cela lui fait du bien…
– Oh ! oui, oui… allez, me dit Ernest ; oh ! que je vous aurai d’obligation !…
Je n’entends pas le reste, je descends rapidement l’escalier ; je manque de renverser le petit neveu du portier qui n’est encore qu’au troisième avec son fauteuil ; je crois que le petit drôle s’assied dedans sur chaque palier, enfin je suis dehors. Me voilà dans la rue, courant au hasard et cherchant si j’apercevrai encore quelque boutique ouverte pour m’informer s’il y a un accoucheur dans les environs.
Où avoir des renseignements ? tout le monde est couché ; je vois bien des tableaux de sages-femmes, mais ce n’est point une sage-femme qu’il nous faut. Je me hasarde à frapper au hasard à plusieurs portes ; je carillonne, je fais un bruit d’enfer.
– Qui est là ? me demandent les portiers, et je m’écrie :
– N’y a-t-il pas un accoucheur dans la maison ? On me répond des injures, ou on ne me répond pas ; le monde n’est pas obligeant quand il a envie de dormir.