Je connais bien deux médecins accoucheurs… mais ils demeurent si loin ! La pauvre enfant aurait le temps de mourir avant leur arrivée. Que faire ?… je ne veux cependant pas revenir seul… il me prend l’envie de crier au feu. Ce moyen, que l’on a employé dans plusieurs pièces de théâtre, peut aussi être bon à la ville, il faut effrayer ses concitoyens pour en obtenir quelque chose ; quand tout le monde sera aux fenêtres, je demanderai un accoucheur.
Je vais répandre l’alarme dans le quartier, lorsque deux hommes passent près de moi en parlant avec chaleur… Je reconnais la voix d’Ernest ; c’est lui-même ; craignant que je ne revinsse pas assez vite, il est descendu sur mes pas ; mais au moins il a demandé à la sage-femme l’adresse d’un accoucheur, et il en ramène un. Je cours à lui : il me remercie ; quoique je n’aie été bon à rien. Nous revenons en doublant le pas, et nous ne parlons plus ; le pauvre Ernest n’a qu’une pensée, c’est de sauver Marguerite. Nous arrivons. Ernest se rend près de sa maîtresse avec l’accoucheur. Je reste sur l’escalier. Je le monte, je le descends avec agitation… Je n’ai dit à Ernest que ces mots :
– Si vous avez besoin de quelque chose, je serai là.
Que les moments me semblent longs ! ces jeunes amants s’aiment si bien !… Cette pauvre petite est si gentille… Si elle mourait, quel chagrin ! quels regrets pour son amant !… Perdre un si long avenir de bonheur… Ah ! la mort se trompe quand elle ferme des yeux de seize ans.
Il me semble qu’une heure s’est écoulée depuis que cet accoucheur est là-haut… Mais j’entends venir… on descend… on m’appelle… c’est Ernest… La joie brille dans ses yeux, et il me crie :
– Mon ami… mon ami, elle est sauvée… il n’y a plus de danger !
– Ah ! que vous me faites plaisir !
Nous nous serrons la main. Il m’a appelé son ami, et, quelques heures auparavant, nous nous connaissions à peine ; mais il y a des circonstances qui nous lient plus étroitement que soixante soirées passées ensemble dans le monde. C’est ce qui vient de nous arriver.
L’accoucheur descend. Ernest court à lui :
– Vous partez, monsieur… il n’y a donc plus de danger ?…
– Non, non… rassurez-vous… Toutes les choses sont maintenant à leur place… et telles qu’elles doivent être… je vous réponds d’elle… il ne lui faut plus que du repos.
– Mais vous viendrez demain matin, n’est-ce pas, monsieur ?
– Oui, je viendrai la voir demain.
L’accoucheur s’éloigne ; Ernest le suit jusqu’à la porte de la rue, en le regardant, en l’écoutant comme un oracle. Ah ! c’est un bel art que celui qui nous donne le moyen de sauver nos semblables. Ce n’est plus un homme à nos yeux, c’est un dieu, celui qui a conservé l’existence à l’être que nous chérissons.
Je vais rentrer chez moi, mais Ernest me dit :
– Montez donc un moment avec moi : cela lui fera plaisir. Je le suis.
La jeune fille est établie dans son lit, qui, ne me semble pas devoir être bien doux ; cependant elle a, de plus que d’ordinaire, le matelas que son amant a apporté. La sage-femme est assise dans le fauteuil, qui, par son élégance, jure avec le peu de meubles qui garnissent la chambre, elle a ses deux pieds sur une chaufferette, quoiqu’elle soit placée juste en face de la cheminée ; il est vrai que le feu est bien modeste. Cette femme n’a rien en elle qui dénote la sensibilité ; on voit qu’elle vient faire son état, et voilà tout ; et, à sa mine peu aimable, aux regards qu’elle jette autour d’elle, je devine que la pauvreté de cette chambre lui fait craindre de n’être pas bien payée de ses services : cependant, elle a consenti à passer la nuit, et le jeune homme lui en sait beaucoup de gré.
Ernest s’approche bien doucement du lit ; mais la jeune fille lui tend sur-le-champ la main en disant :
– Oh ! je ne dors pas… je n’ai pas envie de dormir… mais je suis bien à présent… Seulement, je crains que cela ne te fatigue, de passer la nuit… tu relèves aussi de maladie, tu n’es pas fort encore… Retourne chez toi… Tu sais bien que je ne suis plus en danger : l’accoucheur l’a dit… et puis madame reste…
– Dame ! oui, je reste, dit la sage-femme d’une voix aigre, quoique ça me dérange… mais enfin… Ah ! Dieu ! qu’il fait froid dans cette chambre ! le vent souffle de partout… Joli feu… deux tisons… Est-ce qu’il n’y a pas seulement un soufflet ici ?
Ernest court chercher un soufflet qu’il présente à la sage-femme, et revient près du lit en disant :
– Tu dois bien penser, ma chère, que je ne te quitterai pas… Mais tiens, voilà M. Blémont, qui a eu la complaisance de courir aussi pour trouver un médecin, quand il est venu il y a une heure ; nous n’avons pas seulement pensé à le remercier…
– Ah ! c’est vrai, mon ami. Pardon, monsieur, excusez-moi : mais alors j’étais si souffrante…
– Vous ne me devez aucun remerciement, car ce n’est pas moi qui ai trouvé votre docteur…
– N’importe, dit Ernest, vous nous avez montré un intérêt… que je n’oublierai jamais…
– Beau fichu soufflet ! qui n’a pas pour deux liards de vent !… Quand il gèle, ça doit être gentil ici !…
Je me retourne vers cette sage-femme ; je voudrais pouvoir la faire taire ; il me semble que ses réflexions indiscrètes doivent être pénibles pour les deux amants. Mais je me trompe ; ils n’écoutent pas cette femme. Ernest tient la main de son amie, celle-ci le regarde tendrement ; après avoir craint une séparation éternelle, il leur semble qu’ils viennent de se retrouver. Ils sont tout à l’amour. Cependant Marguerite soupire, et, au bout d’un moment, je l’entends dire à demi-voix à Ernest : – Quel dommage, mon ami !… C’était un garçon !…
Pauvre petite ! pouvant à peine se faire exister elle-même, elle voudrait un enfant, parce qu’on est toujours fière d’être mère, et qu’un enfant est un lien de plus pour s’attacher son amant.
Je vais les quitter, lorsqu’un bruit v*****t se fait entendre : ce sont des vitres que l’on brise et cela semble être sur le toit, près de la croisée de la chambre où nous sommes.
La sage-femme pousse un cri de terreur, et vient se mettre derrière moi en disant : – Ce sont des voleurs… Avez-vous entendu, messieurs ?… Ils entrent par une croisée… Il faut réveiller toute la maison…
J’avoue que je partage l’idée de la sage-femme, et je vais aller ouvrir la fenêtre pour voir ce que c’est, lorsque Marguerite, qui, au lieu d’avoir peur, laisse échapper un léger sourire, me fait signe d’arrêter, et nous dit :
– Rassurez-vous… je sais ce qui c’est… Je suis maintenant habituée à ce bruit-là… c’est mon voisin M. Pettermann qui rentre chez lui.
– Qu’est-ce que c’est donc que M. Pettermann, et pourquoi fait-il ce vacarme pour rentrer ? dit la sage-femme.
– M. Pettermann est tailleur, et travaille dans sa chambre ; mais il se grise au moins trois fois par semaine : ces jours-là il perd toujours la clef de sa chambre ; alors il monte sur le plomb qui donne sur la fenêtre du carré, et, au risque de se rompre le cou, il va jusqu’à sa croisée, donne un coup de poing dans un carreau afin de pouvoir lever l’espagnolette, et rentre chez lui par la fenêtre… Demandez à Ernest si nous ne l’avons pas déjà entendu plus de douze fois en faire autant ?
Je ne puis m’empêcher de rire des habitudes de M. Pettermann, tandis que la sage-femme s’écrie :
– Oh ! l’imbécile !… Il m’a fait une peur… Marcher sur un plomb… et quand on est gris !…
– S’il était de sang-froid, madame, il est probable qu’il ne s’y hasarderait pas…
– Mais quelque jour il se rompra le cou, votre voisin !…
– C’est ce que je lui ai dit souvent… Le lendemain, quand il fait mettre son carreau, il jure que cela ne lui arrivera plus. La portière l’a déjà menacé de lui faire donner congé s’il ne rentre pas par sa porte et ne revient pas moins tard.
Nous entendons en ce moment jurer et tempêter sur le carré. M. Pettermann, rentré chez lui, avait pu ouvrir sa porte, qu’il ne fermait qu’au pêne.
– Il veut peut-être de la lumière, dit Marguerite. Cependant il est bien rare qu’il me demande quelque chose : mais il aura vu qu’on n’était pas couché ici.
Nous entendons heurter à la porte, et une voix enrouée dire en bégayant :
– La voisine… est-ce que vous n’êtes pas coucou… couchée ? Ma voisine : si c’était un effet de vot’part… de m’allumer mon petit bout…
Je suis curieux de voir le voisin Pettermann, et, avant qu’Ernest ait eu le temps de quitter la main de sa petite Marguerite, j’ai été ouvrir la porte.
Le tailleur est un homme jeune encore, d’une figure franche et ouverte : mais l’habitude de se griser a rendu son nez violet, bourgeonné ; sa toilette est dans un désordre qui accuse aussi son intempérance.
En me voyant, il ouvre de grands yeux et s’écrie :
– Tiens ! prout !… je me suis donc trompé ?… C’est drôle… C’est donc pas la porte de la voisine… ou si c’est qu’elle est déménagée ?…
– Non, monsieur, dit Ernest, mais ne criez pas si haut… elle est malade… Que désirez-vous ?
– Ah ! elle est malade, c’te pauvre petite mère !…
Et M. Pettermann s’avance vers le lit en disant :
– Vous êtes malade, ma petite mère !… qu’est-ce que vous avez donc ?…
Ernest arrête le tailleur qui empeste le vin ; et celui-ci, toujours très poli, quoique gris, craint d’avoir fait une sottise, et recule jusqu’au fauteuil dans lequel est assise la sage-femme, sur les genoux de laquelle il se laisse aller en disant :
– Pardon… c’est juste… ça ne me regarde pas… Ah ! prout !
– Voulez-vous vous relever, ivrogne ? crie la sage-femme en repoussant le tailleur par le dos. Celui-ci se retourne en balbutiant :
Tiens !… j’étais sur du s**e… sans m’en douter… Pardon, ma petite mère !… C’est sans ostentation… je vous le jure.
– Donnez-moi votre chandelle, que je vous l’allume, dit Ernest, car c’est sans doute cela que vous voulez ?
– Oui, mon voisin, si c’était un effet de votre part… Je n’ai pas pu battre mon briquet… vu que je me suis un peu égratigné la main droite en rentrant chez moi.
Nous remarquons seulement alors que ce malheureux a la main droite toute ensanglantée, deux de ses doigts sont grièvement coupés. La jeune fille : montre à Ernest une armoire dans laquelle sont des chiffons, avec lesquels il s’empresse d’entortiller la main du tailleur. Celui-ci se laisse faire, tout en disant :
– Oh ! mon Dieu !… c’est rien du tout… prout ! une misère ! Je ne sais pas comment j’ai fait ce soir, mais j’ai cassé deux carreaux au lieu d’un…
– Mais, monsieur Pettermann, est-ce que vous ne vous corrigerez pas de cette habitude de rentrer par la fenêtre ?…
– Comment voulez-vous que je fasse ?… je perds ma clef… Ces clefs, ça vous glisse de la poche sans qu’on le sente… et puis je crois qu’aujourd’hui ma poche était trouée… Mais je vous jure qu’à présent j’y ferai attention… d’autant plus que ça va me gêner pour coudre, ça.
– Tenez ! voilà votre chandelle.
– En vous remerciant… Bien le bonsoir à la société… Meilleure santé, ma voisine… Si quelquefois vous aviez besoin de mes services… appelez-moi… ne vous gênez pas…
– Merci… merci, monsieur Pettermann.
– Non, ne vous gênez pas… appelez-moi… ça me fera plaisir.
– Le tailleur est rentré chez lui. Je pense que la jeune malade doit avoir besoin de repos ; je lui souhaite aussi le bonsoir et quitte sa chambre. Cependant je voudrais dire quelque chose à Ernest ; mais à lui seul. Il me reconduit avec la lumière. Lorsque nous sommes tous deux devant ma porte, je m’arrête, je le regarde… et je me tais : car je ne sais, en vérité, comment m’y prendre.
Ernest, qui ne pense pas que j’ai encore quelque chose à lui dire, me souhaite le bonsoir et va remonter. Je l’arrête par le bras, il faut que je me décide à parler.
Je ne suis pas neuf pour attacher des robes.
– Monsieur Ernest… je suis charmé d’avoir fait plus ample connaissance avec vous… J’espère que notre liaison ne se bornera pas là…
– Monsieur, je vous remercie… C’est aussi mon désir… Je vous le répète, je n’oublierai pas l’intérêt que vous avez pris au chagrin que j’éprouvais cette nuit… Il y a tant de gens dans le monde qui auraient ri de ma douleur… qui l’auraient blâmée même.
– Ces gens-là ne voient jamais dans les liaisons d’amour que des occasions de plaisir ; du moment qu’il s’y môle de la peine, ils pensent qu’il faut les rompre !
– Ah ! vous avez bien raison… Mais, bonsoir, je vais…
– Un moment encore… Je voulais vous dire… Excusez-moi d’abord : j’espère que ce que je vais vous dire ne vous offensera pas… Tenez, entre jeunes gens on doit parler franchement… Quoique j’aie cinq à six ans de plus que vous, je me souviens fort bien qu’étant encore chez mes parents à dix-huit ans, j’étais quelquefois fort embarrassé pour faire un cadeau à ma maîtresse… Écoutez : votre jeune amie vient d’éprouver un accident qui va vous nécessiter des dépenses que vous ne comptiez pas devoir être si prochaines… Un jeune homme qui vit avec ses parents est parfois gêné… Permettez-moi de vous offrir ma bourse… Vous me rendrez quand vous le pourrez…
Ernest me serre la main en me répondant :
– Je vous remercie de cette offre, monsieur Blémont : elle ne m’offense pas, car je ne pense pas que ce soit un crime d’être à court d’argent, et je n’affecterai pas ici une aisance qui ferait bien mal penser de mon cœur, quand on a vu la chambre de cette pauvre petite. Mes parents sont à leur aise, vous le savez ; mais ils me traitent fort sévèrement, parce que je ne fais pas absolument ce qu’ils veulent… Ils pensent aussi qu’à mon âge on ne doit pas avoir besoin de dépenser de l’argent pour une maîtresse. Peut-être n’ont-ils pas tort au fond ! Pourtant je vous assure que les privations que nous éprouvons, Marguerite et moi, bien loin de diminuer notre amour, ne font que l’augmenter encore. Ne doit-on pas s’attacher à quelqu’un en raison de tout ce qu’il a souffert pour nous ?… Marguerite, si jeune, si jolie, trouverait, si elle le voulait des amants riches, avec lesquels elle aurait toutes les douceurs de la vie ; elle préfère être pauvre avec moi !… Mais nous ne sommes nullement à plaindre pour cela, car nous nous aimons mieux que de l’argent. Au reste, cette gêne ne sera que momentanée, je l’espère ; j’ai deux pièces reçues… et si elles réussissent…
– Alors vous acceptez mon offre ?
– Non… Oh ! je n’emprunte jamais d’argent quand je n’ai pas la certitude de pouvoir le rendre. C’est un principe dont je ne m’écarterai point.
– Mais puisque vous avez des pièces reçues et qu’on va jouer…
– Une pièce de théâtre n’est jamais une certitude ; c’est un coup de dés !… Je vous remercie mille fois. J’ai d’ailleurs de quoi faire face aux évènements… Quant à l’avenir… nous espérerons… nous ferons des châteaux en Espagne.
– Je suis fâché que vous me refusiez.
– Et moi je suis bien aise que vous m’ayez offert : car vous êtes le premier de mes amis qui me fassiez une telle proposition, et pourtant vous n’êtes le mien que depuis quelques heures !…
– C’est que souvent on passe sa vie avec des gens auxquels on donne ce nom, mais qui n’en ont pas les sentiments.
– Bonsoir, monsieur Blémont. Si vous avez le temps de monter une minute demain, cela nous fera plaisir.
– Oui, j’irai savoir des nouvelles de ma voisine ; bonsoir.
Ernest remonte au cinquième, et je rentre chez moi.