IV - Premiers frissons

856 Words
IV Premiers frissonsJe m’attendais à voir Paris sous un aspect nouveau : je m’en allais ouvrant de grands yeux et murmurant des phrases confuses où passaient les mots de « corruption… vice… égout… fange… écume… Babylone… Sodome… », qui me revenaient de mes lectures de Balzac. Paris ne semblait pas s’apercevoir de ma présence ni se soucier de mes appréciations : chacun allait à ses affaires, les uns pressant le pas, les autres ayant le temps et flânant. Il y en avait de laids et de jolis, de jeunes et de vieux, les uns à pied, les autres en voiture, selon leurs moyens : les marchandes des quatre saisons poussaient leur charrette en balançant les épaules et en criant leur marchandise ; les fiacres trottinaient plus ou moins lourdement, selon qu’ils étaient à l’heure ou à la course, et les bons gros omnibus, remplis de bourgeois et de bourgeoises, circulaient lourdement parmi la cohue roulante, pareils à des aïeuls au milieu de leurs petits-enfants. J’avais beau chercher, j’avais beau évoquer l’horreur, elle ne venait pas : tout ce monde, bêtes, gens et même carrosses, avait l’air parfaitement innocent et surtout très occupé de son affaire. Ceci dérangea un peu mon attitude et ma démarche, qui avaient quelque chose de solennel, de fatal. Je vis que je pouvais m’humaniser un peu avec ce monde bonhomme au demeurant, et que ma vertu n’y ferait pas tache autant que je me l’étais imaginé. Je continuai donc ma promenade avec simplicité, en m’étudiant à mettre dans mon allure et dans ma tenue le plus de laisser-aller possible ; je me rappelai fort à propos cette grande vérité morale, que la plus sûre marque d’une solide vertu est de croire à la vertu chez autrui et de ne pas se poser en ennemi du genre humain. Soyons bienveillant, me disais-je, soyons bonhomme aussi ! Précisément à l’instant où je me disais cela, je me vis passer devant une glace, et je fus surpris au dernier point de la figure que je faisais. J’étais méconnaissable. Grâce à la vigueur de la jeunesse et aussi à mon tempérament de fer, ces huit jours de repos et de sagesse m’avaient transfiguré. J’avais le teint reposé, les yeux frais et brillants, il régnait dans toute ma personne un aspect de santé, un air d’ordre, qui faisaient de moi un personnage tout neuf. Pourtant, l’avouerai-je ? je ne fus pas ravi de me voir ainsi. Il me sembla que ma figure avait perdu tout son caractère, et qu’à la place de cette image saisissante où se reflétaient les orages de ma vie, je n’avais plus qu’un de ces masques fades que colorent d’une teinte douce le blanc de l’indifférence et le rose de la santé : tranchons le mot, j’avais l’air niais. Je ne pus m’empêcher de rire. Allons ! me dis-je, il faut me résigner, je ne suis plus un Méphistophélès ; il faut dire adieu à mes grands airs de réprouvé. Mon âme est blanche et pure comme Marguerite avant la chute ; parce que la candeur de l’innocence brille sur mon visage, est-ce une raison pour me rire au nez moi-même ? Pourtant j’abrégeai ma promenade ; je rentrai chez moi assez triste. Je n’allumai point ma lampe, je m’assis au coin de mon feu et, tout pensif, je me mis à considérer la lueur morne d’un tison qui achevait de se consumer dans l’âtre. Au moment où il paraissait près de s’éteindre, l’écorce se détacha du bois et une flamme éclatante s’éleva, illuminant vivement la chambre ; au bout de quelques minutes la flamme s’éteignit, laissant à sa place un long tourbillon de fumée qui s’éleva lentement, et je ne vis plus qu’un point rouge dans l’ombre noire du foyer. Je ne saurais dire ce qui se passa en moi, ni quel rapport je crus sentir entre l’état de mon cœur et cette flamme expirante ; mais je laissai tomber ma tête sur ma poitrine en me disant : C’est fini… Plus rien. Heureusement cela ne dura pas, et, me raidissant contre cette inexplicable défaillance, je m’infligeai une réprimande vigoureuse. Comment ! au bout de huit jours à peine, j’en étais déjà à me lasser de la vertu, et la pureté de ma conscience, au lieu d’enivrer mon cœur de joie, l’affadissait ! Encore un peu, et j’allais regretter, Dieu me pardonne ! Me serait-il resté quelque chose de l’homme d’autrefois ? Et je mis précipitamment ma main sur mon cœur, craignant d’y retrouver… Non : espérant y ressaisir encore quelque chose d’oublié par Lui. Ô misère de la conscience ! m’écriai-je ; ô vanité de la sagesse et de la vertu ! Eh quoi ! le mal est-il donc si absolument inhérent à la nature humaine que, délivrée de tous ses vices, l’âme demeure encore ingrate et rebelle ? Non, ce n’est pas possible, ce n’est pas vrai ! De quel nom l’appellerais-je, le sentiment coupable qui me ferait regretter mon abjection passée ? Lassitude ? Découragement ? Dégoût ? Honte, peut-être ! Folie criminelle : je ne me laisserai pas emporter à ce vertige d’un moment. Tout à coup il me vint une pensée : C’est peut-être le diable qui me tente une dernière fois avant de m’abandonner ? Mais je n’avais pas fini cette réflexion, que je fus épouvanté de ce qu’elle me révélait sur l’état de mon âme. Le diable !… J’en suis déjà à croire au diable ! Au bout de huit jours ! Grand Dieu ! où en serai-je dans un mois ? Il me sembla, en songeant à ce que j’avais pensé depuis ces huit jours, que mon intelligence s’était alourdie et que ma raison s’affaiblissait. Je jetai un regard de côté sur le manuscrit que je n’avais pas pu achever, sur l’esquisse que j’avais tracée avec tant d’aplomb et si peu d’inspiration ; je ne sais ce que je craignais, mais je me mis à trembler comme la feuille.
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