III - Heureuse médiocrité

1147 Words
III Heureuse médiocritéTravailler, travailler jusqu’à ce que je me sois rendu digne du miracle qui s’est fait pour moi, voilà mon premier et mon plus pressant devoir. Je m’assis à ma table, je me mis au travail avec tant d’ardeur, que plusieurs heures s’écoulèrent ; tout à coup, au moment où j’étais dans le feu de la composition, le jour me manqua ; je regardai à ma montre, et je vis qu’il était quatre heures : j’avais travaillé huit heures de suite. J’allumai une lampe. En relisant ce que je venais d’écrire, je reconnus avec bonheur que je n’avais rien perdu, que mon intelligence n’était ni troublée par les secousses de ma vie de désordre, ni affaiblie par la honteuse paresse où je l’avais laissée croupir depuis si longtemps. Je fus même très étonné de découvrir pour la première fois dans mon style une correction et une régularité dont il avait été jusque-là presque dépourvu, car c’était par la fantaisie et par une certaine originalité plus ou moins tempérante, que je m’étais fait une de ces réputations d’écrivain humoriste que le public édifie en général avec beaucoup de hâte et de faveur, parce que les humoristes l’amusent. Ce que je venais d’écrire n’était pas du tout dans ce genre : c’était très sobre d’idées, très pur de style, et la plus saine raison s’y alliait aux sentiments les plus élevés et les plus délicats. Voilà qui est merveilleux, me disais-je : c’est une véritable métamorphose ; si cela continue, je vais devenir un écrivain de l’école du bon sens. Qui sait même si je n’élèverai pas une nouvelle école, celle de la vertu ? Mais une préoccupation d’un autre ordre vint suspendre le cours de ces réflexions : cette préoccupation, dont le siège n’était point dans le cerveau, mais à la région de l’épigastre, se manifestait par un malaise, et ce malaise n’était pas sans charme. Au bout de quelques minutes, il n’y avait plus à s’y méprendre, j’avais faim : pour la première fois depuis bien des années, je retrouvais mon appétit de vingt ans, et avec la santé de l’âme je voyais revenir la santé du corps. Un premier mouvement, aussitôt réprimé, me fit prendre mes gants et mon chapeau pour aller dîner au café Anglais ; je me pardonnai en considération du repentir immédiat qui avait suivi cette mauvaise pensée, et je décidai que je me contenterais de ce qu’on pourrait trouver chez le traiteur voisin. Quelques minutes après, le portier, que j’y avais envoyé, revint suivi d’un petit patronnet porteur d’un morceau de veau à la sauce jaune et d’une douzaine de brins de salsifis en friture. Avec ces deux méchants plats, je fis un des meilleurs repas de ma vie ; et je découvris une chose dont je ne me serais jamais douté et que je recommande aux médecins et aux philosophes, c’est que la sérénité de la conscience n’est pas moins nécessaire à la digestion de l’homme qu’à la direction de sa vie. Le couvert enlevé, je dis au portier de ne laisser monter personne, et je me renfermai à double tour pour jouir de mon bonheur à moi tout seul. Je me remis à faire l’inventaire affectueux de ce qui remplissait mon cher petit logis, et lorsque j’eus fini : Oui, disais-je, oui, je vous suis revenu pour toujours, ô vous, témoins et gages de mes affections et de mes croyances ! Je ne vous quitterai plus, je ne vous renierai plus jamais : j’ai trop souffert loin de vous et je suis trop heureux à présent ! Je m’établis alors pour passer une bonne soirée au coin de mon feu. Je plaçai à ma portée mon livre favori, mon album, des lettres à lire ou à répondre, quelques journaux, et m’étendant avec délices sur mon vieux fauteuil de maroquin rouge, je me mis à savourer à longs traits la béatitude de ma résurrection morale. Soit que j’eusse fait quelque faux mouvement, soit que j’eusse assez dormi, il était onze heures et demie quand je me réveillai. Je me redressai comme un ressort, et me secouai vivement pour effacer au plus tôt la trace de l’inconvenance que je venais de commettre envers moi-même. Je me grondai bien fort de n’avoir pas eu plus de tenue dans un moment où l’enthousiasme de ma vertu renaissante aurait dû faire palpiter mon cœur, ou tout au moins me tenir les yeux ouverts. Je reconnus mes torts, je me promis de ne plus m’endormir à pareille fête, et comme il était minuit bientôt, je me mis au lit et dormis tout d’une traite jusqu’au lendemain matin à huit heures. Il me fallut un certain temps pour me convaincre que ce qui s’était passé la veille n’était pas un rêve. Mais l’aspect nouveau qu’avait pris mon intérieur me donnait cent preuves pour une de la réalité et de la certitude de mes sensations ; mon manuscrit, ouvert sur ma table, ne pouvait d’ailleurs me laisser aucun doute ; je le relus, je le jugeai comme je l’avais jugé la veille, seulement il me sembla que la correction et la pureté y étaient poussées trop loin peut-être et qu’on éprouvait à le lire un peu de froideur et d’ennui. Je repensai à mon sommeil de la soirée, et tout en me le reprochant encore, je dus reconnaître que l’état de fatigue où m’avaient jeté mes excès de toute sorte devait y être pour beaucoup, ce qui me soulagea d’un grand poids, car je m’inquiétais déjà d’avoir dormi si lourdement à ma première soirée de vertu. Pendant huit jours je ne sortis pas de ma chambre. Je commençai par mettre au courant ma correspondance avec ma famille et mes amis, et leur annonçai que j’allais m’absenter pendant un mois, les priant de ne pas me répondre avant ce temps. Je repris mon manuscrit : mais je n’étais pas en verve ; je le trouvai décidément sans nerf et sans couleur, et le laissai là pour me mettre au dessin. Jusqu’alors le crayon noir ou le fusain avaient été mes procédés de prédilection. En revoyant quelques-uns de mes dessins, où j’avais cherché à m’inspirer de la manière de Salvator Rosa ou de Decamps, mes deux maîtres favoris, je fus vraiment étonné et – comment dirai-je ? – épouvanté de la violence et du désordre de mes compositions, comme aussi de la rudesse et de la grossièreté du faire. J’abandonnai tout cela pour essayer de rendre, par le procédé velouté du pastel, une scène angélique et suave dont j’attendais un grand effet : la Vertu protégeant l’Innocence. Je me mis à ce travail avec une véritable émotion, une émotion presque religieuse. Je me répétais sans cesse que pour le faire dignement il fallait des mains pures, et je considérais avec bonheur mes mains en me disant : Oh oui ! pures, elles sont pures.Des larmes me montaient aux yeux.J’achevai mon esquisse très vite et presque du premier coup. C’était encore un changement complet dans mes habitudes. Jusque-là, en effet, j’avais procédé tout autrement : je commençais toujours par trois ou quatre croquis absolument différents, tous très mauvais, et puis j’en faisais un d’un trait, sans lever le crayon, et celui-là était bon. Cette fois, au contraire, ce fut avec un calme inaltérable et une conviction sereine que je fixai le plan de ma composition. Cependant cette vie de réclusion ne pouvait pas durer : un beau rayon de soleil, entrant dans ma chambre, me démontra de la façon la plus éclatante qu’il me fallait, sous peine de tomber malade, aller respirer un peu l’air du dehors : je sortis.
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