V - Le sage

1035 Words
V Le sagePar bonheur, en ce moment on sonnait à ma porte : Dieu soit loué ! me dis-je, je vais voir quelqu’un ! La porte s’ouvrit, et mon ami Daniel entra. Jamais visite ne vint plus à propos : de tous mes amis, c’était le plus en état de venir à mon secours dans la situation où je me trouvais, car Daniel était la vertu même, et sa seule vue suffisait pour faire comprendre le bonheur que donne la paix de l’âme. C’était une de ces heureuses natures dont rien ne peut troubler l’inaltérable sérénité. Jeune, beau, intelligent, avec cela riche ; doué d’une raison et d’une santé également inébranlables ; bienveillant ; toujours prêt à rendre service ; aussi dégagé des imprudences de l’enthousiasme que des entraînements de la misanthropie, il marchait devant lui dans la vie d’un pas toujours égal et toujours ferme, sans jamais s’arrêter, sans jamais reculer ; ne doutant de rien, pas même de lui, et encore moins de son bonheur, dont il se rendait compte et qu’il administrait véritablement en père de famille. Aussi quand nous parlions de lui entre nous, nous avions coutume de dire que ce bonheur-là ne finirait jamais, parce qu’il était tenu en partie double, avec trop de soin et de sagesse pour que « la maison Daniel, Félicité et Cie » pût jamais faire faillite. Sa vie régulière avait depuis longtemps cessé de pouvoir s’accorder avec les sauts et les bonds de mon existence désordonnée : je le voyais rarement, de cent en quatre, et comme, sans être positivement indifférent, il poussait la discrétion très loin pour tout ce qui concernait autrui, il ne savait rien de la façon dont j’avais vécu pendant ces dernières années. Il était peu questionneur, n’étant nullement curieux, de sorte qu’il ne s’écartait guère au-delà des interrogations banales que l’usage commande entre amis qui se sont perdus de vue depuis quelque temps. – Eh bien, mon cher, me dit-il, que devenez-vous ? Il était mon camarade d’enfance, mais de sa vie il n’avait tutoyé personne. – Mon Dieu ! lui dis-je, j’ai bien des reproches à me faire avec vous : j’aurais dû aller vous voir, mais cette vie de Paris est si dévorante… – Je sais, je sais. Moi-même… Et puis vous travaillez beaucoup, toujours ? Dans… la Revue du Demi-Monde, n’est-ce pas ? – Eh non ! pas comme j’aurais dû ; j’ai fait le paresseux, le dissipé ; je me suis laissé aller, aller, et, vous savez ? j’ai perdu pied. – Vraiment ? – Vraiment. Oh ! mais là, tout à fait. – Et maintenant ? – Oh ! maintenant je travaille, et j’espère réparer le temps perdu. – Vous avez bien raison, mon cher. Voyez-vous, il faut toujours en revenir là. Moi-même j’ai parfois eu de ces moments-là dans ma vie de jeune homme, car enfin on n’est pas un saint non plus, que diable ! Eh bien, vous ne sauriez croire le charme que j’éprouve, quand il m’est arrivé de « sacrifier aux Grâces », à retrouver le calme austère et doux de mon cabinet de travail. C’est là, mon bon ami, qu’on éprouve de véritables délices à savourer le contraste entre les vaines agitations du plaisir et les jouissances vraies et pures de l’intelligence ou de l’art. Aussi ma devise est : s’amuser sagement quelquefois, travailler régulièrement toujours. Vous voyez comme je me trouve de ce régime. Mais vous-même, laissez-moi vous faire mon compliment : vous êtes superbe de santé, frais, rose ! Bien mieux que la dernière fois : vous aviez mauvaise mine tout à fait. Je n’avais pas voulu vous le dire, mais vous m’inquiétiez au point que j’en ai parlé à nos amis. Mais voyons, qu’est-ce que vous avez fait de nouveau ? Un feuilleton, un livre ? Avez-vous dessiné ? Je ne me souciais guère de lui montrer mes dernières productions et je tentai de détourner la conversation, mais il y revenait toujours. Comme tous les travailleurs, il s’intéressait beaucoup à tout ce qui était travail. À regret, je lui fis voir mon esquisse ; il l’examina en connaisseur : – Je vous fais mon compliment, mon cher ami. C’est parfait, c’est suave et chaste au possible. Jamais vous n’avez rien fait qui vaille cela ! À la bonne heure ! au moins, voilà une esquisse admirable : c’est la beauté de l’antique unie à la grâce du Moyen Âge. Je ne vous aurais pas cru en état de traiter si bien ce genre. Votre talent s’est métamorphosé complètement. Continuez, continuez, vous tenez le grand chemin de l’art. Sic itur ad astra ! Et le feuilleton, le livre ? J’allai prendre d’assez mauvaise grâce mon manuscrit sur ma table, et je le lui montrai en le feuilletant avec cette nonchalance qui est, chez un auteur, le signe de la modestie vraie ou feinte. Il me le prit vivement, s’assit, s’installa d’un air empressé sur un fauteuil et se mit à lire avec attention, coupant sa lecture de mouvements de tête et de gestes arrondis qui semblaient marquer une approbation soutenue. Quand il eut fini : – Vous n’êtes pas content de cela ? Eh bien, franchement, vous êtes difficile. C’est une chose extraordinaire comme je retrouve là les mêmes qualités que dans votre dessin : là aussi vous êtes métamorphosé ; c’est aussi beau que les plus belles pages des Martyrs ou de Paul et Virginie. Il y a là une pureté, je dirais presque une chasteté, dans la phrase… Tout cela est sobre et harmonieux. Et puis une élévation, une élévation ! J’étais certes à cent lieues de l’amour-propre d’auteur, néanmoins ce qu’il disait me frappa. Il était d’une sincérité parfaite et jamais ne faisait de compliments à qui que ce soit : il était donc convaincu. D’un autre côté, je le tenais pour un des bons critiques que je connusse, ses jugements faisaient autorité dans notre cercle et même au-delà. Je fus ébranlé, presque convaincu, et je me dis qu’après tout peut-être il avait raison. Comme il vit que j’hésitais à me rendre, il m’attira de la main, et me lisant plusieurs passages du manuscrit : – Tenez, par exemple, ceci : mais c’est très beau, c’est aussi bien écrit que possible. Je vous dis, moi, que vous n’avez jamais rien fait de meilleur, et vous verrez si le public n’est pas de mon avis. – Le public, répondis-je, n’en jugera point, car je compte laisser là ce travail. – Gardez-vous-en bien, par exemple ! Vous donneriez là un coup de pied à la fortune, et vous irez jusqu’au bout, ou ce ne sera pas ma faute. Bref, il sut si bien m’endoctriner qu’il finit par me faire partager sa conviction, et je lui promis d’achever ce travail. Il partit, et lorsque je fus seul, je compris tout le bien que m’avait fait sa visite. Il m’avait rendu confiance : je m’abandonnai sans réserve au cours favorable qu’il avait su donner à mes idées ; je repoussai ce cauchemar affreux où la vertu m’était apparue comme une dégradation de mon être intellectuel, et, reprenant mon travail interrompu, j’écrivis jusque fort avant dans la nuit. Je relus avant de m’endormir, et il me sembla qu’en effet c’était bon.
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