VI - L’ami

1242 Words
VI L’amiJe venais de me lever le lendemain matin, un peu tard, lorsqu’un autre de mes amis, nommé Robert, entra dans ma chambre. Robert était ce qu’on appelle « un philosophe aimable ». Avec une nuance de scepticisme, il avait beaucoup de fermeté dans les sentiments. Très relâché sur certaines choses de la vie, il était intraitable sur quelques autres. Il disait souvent qu’en matière de morale comme en matière de sagesse, il fallait faire avec le monde et même avec sa propre conscience une cote mal taillée, afin de laisser dans une certaine mesure le champ libre à ce qu’il appelait en riant « la fatalité » ; et lorsqu’on lui demandait ce qu’il entendait par là, il répondait : – Le mal. Un jour même, un philosophe crasseux, qui professait dans un grand établissement public la morale venimeuse et les grands principes de 89, l’ayant pris à partie sur ce mot, lui demandant, avec un grand haut-le-corps, ce qu’il entendait par « le mal », Robert lui répondit sans sourciller : – Le vice, monsieur. Chose rare chez les hommes de cette espèce, quoiqu’il se crût « fixé », comme on dit, sur les grands faits de la vie, et qu’il eût un certain nombre de principes et de théories dont il ne se départait jamais, il n’avait pas l’ombre d’orgueil, et il expliquait toujours avec grand soin qu’il n’entendait attribuer à ses principes et à ses théories d’autre valeur que celle de formules commodes pour simplifier la discussion : en un mot, il était indépendant de tous préjugés, même des siens propres. Ce rieur, ce « bon garçon », comme l’appelaient quelques niais, était donc un de ces amis redoutables dont l’autorité sur nous est absolue parce que notre confiance en eux n’a point de bornes ; et comme s’il eût été dit que la nature l’avait créé tout exprès pour cet office d’ami influent, elle l’avait doué ou plutôt armé d’une pénétration parfois effrayante. Il jeta sur ma chambre un regard rapide et comme distrait, s’assit au coin du feu et se mit à causer de choses et d’autres sur un ton d’indifférence légère qui lui était très familier. Un sentiment assez difficile à définir, fausse honte ou crainte de raillerie, me faisait appréhender vivement une explication avec lui ; enchanté du cours que prenait la conversation, je la poussai dans le même sens, de repartie en repartie, aussi loin que je pus. Mais à mesure que je m’animais, je le voyais se concentrer et se rassembler sur lui-même ; de minute en minute je sentais son regard se rapprocher du mien : je commençais à me troubler. Tout à coup, sans transition, au beau milieu d’une phrase, il s’arrête, me saisit le bras, parcourt des yeux l’appartement, puis, me regardant au fond de l’âme, me dit : – Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que tout cela signifie ? Tout est changé ici, tout, jusqu’à toi. Toi surtout. Qu’est-ce que c’est que ce mystère ? Qu’es-tu devenu depuis dix jours ? Allons, parle : tu n’espères pas me tromper, je pense ? Je vois, à ne pouvoir m’y méprendre, qu’il y a eu un grand évènement dans ta vie, et je veux le savoir ; c’est ton devoir de me le dire. C’était là ce que je redoutais ; à aucun prix je ne voulais le tromper, et pour tout au monde je n’aurais pu me décider à lui dire la vérité : ou il m’aurait cru fou, ou il aurait dû croire que je cherchais à le mystifier. – Je ne veux pas te tromper ; j’en conviens, il s’est opéré en moi un grand changement pendant ces derniers jours. Mais je ne puis pas t’en avouer la cause : c’est un secret ; l’effet, je puis te le dire, tout ce que tu vois en témoigne : regarde, les traces de ma vie de désordre ont disparu, mon visage lui-même atteste que j’ai cessé depuis plusieurs jours de me livrer à la débauche qui me défigurait. J’ai résolu de me réformer entièrement : désormais mon existence tout entière sera vouée au travail et à la vertu. Ris si tu veux, moque-toi de moi, mais c’est comme cela. – Rire ! me répliqua-t-il vivement, non pas : m’inquiéter, je ne dis pas. Voilà la première fois qu’il t’arrive de me fermer ton cœur et de repousser la main que je te tends… – Te fermer mon cœur ! repousser ta main ! Ah ! Robert, tu ne le crois pas ! – Je ne le crois pas, non, et pourtant c’est ce que tu fais. Plus ta défiance me blesse, plus je suis épouvanté de cet inconnu que tu veux si résolument me tenir caché. Mais tu auras beau faire, je saurai tout : si tu ne me le dis pas, je le devinerai. Est-ce qu’on peut me cacher quelque chose, à moi ? Tout cela n’est pas naturel : cette conversion subite, cette purification instantanée, c’est bon sur le chemin de Damas ou dans la Vie des Saints ; mais à Paris, en plein XIXe siècle, dans une chambre de garçon, du jour au lendemain, à propos de rien, et du mystère ! Allons donc ! Tout à coup, se frappant le front : – Aurais-tu des créanciers à tes trousses ? Est-ce pour cela que tu gardes si obstinément la chambre ? – Je n’ai pas de dettes, et je sors. – Serais-tu malade ? – Je ne me suis jamais si bien porté. – Tu auras eu quelque mauvaise affaire ? – J’ai parlé à deux personnes depuis huit jours : à Daniel, à toi. Je te dirai, pour te rassurer, que je n’ai eu aucune espèce d’affaire, et j’ajoute que je n’ai jamais été heureux de ma vie comme pendant ces derniers jours. Il baissa la tête et se mit à réfléchir un moment. Puis, fixant brusquement ses yeux sur les miens, il me dit : – Peux-tu du moins me dire ce que tu as fait pendant ce temps de mystère ? – Parfaitement. J’ai écrit ; j’ai dessiné. – Ah ! des chefs-d’œuvre, sans doute ? Me sera-t-il défendu de les voir ? Est-ce un mystère aussi ? Mon embarras et mon malaise allaient croissant ; partie pour détourner le cours pénible de cette conversation, partie encouragé par les éloges que je venais de recevoir de Daniel, je pris mon esquisse et mon manuscrit et les lui remis. À peine eut-il jeté les yeux sur le dessin, qu’il fit un mouvement en arrière, et, tournant la tête vers moi, me dit : – Ce n’est pas toi qui as fait cela ? Ce n’est pas de toi. – Je te demande pardon ; et si j’en crois Daniel, qui s’y connaît mieux que toi, je n’ai jamais rien fait de meilleur. Il hocha la tête et leva imperceptiblement les épaules : – Il est possible que ce soit très beau et très bien fait ; je ne suis pas assez artiste pour apprécier les détails d’exécution ; mais quand je compare cette composition froide et régulière à ta Bataille animaux féroces, par exemple, tu sais, ce grand fusain si étrangement mêlé de sanguine, je ne peux pas m’empêcher de regretter la fougue et jusqu’aux écarts de ton ancienne manière. Il reprit l’esquisse et la considéra consciencieusement : – Non, dit-il, non, j’ai beau faire, cela ne me dit rien, et même… même j’éprouve, à voir ce dessin, un sentiment désagréable et douloureux dont je ne me rends pas bien compte. Ta Vertu, toute belle qu’elle est, a je ne sais quoi de déplaisant, d’ambigu, qui me choque. Et puis cela n’a pas de nerf, pas de virilité… – De virilité, une femme ! – Oui, de virilité : il peut y en avoir jusque dans l’image d’une femme, si c’est la main d’un homme qui l’a tracée. – Mais l’enfant ? – L’enfant ? me dit-il en riant, il est mal fait. – Pourquoi ? – Par la même raison, à fortiori, parbleu ! Au surplus, ajouta-t-il en jetant le dessin sur la table, il est possible que je voie mal. Il se mit alors à lire le manuscrit avec une attention extraordinaire. De temps à autre il me jetait un regard de côté, et son visage, que je ne perdais pas de vue, marquait à la fois de l’étonnement et de l’inquiétude. Quand il eut achevé de lire : – Ceci confirme mes impressions et mes craintes. Sais-tu bien ce que tu as fait là ? T’en rends-tu compte ? C’est du Bitaubé ! du Baour-Lormian ! Je le relirais cent fois, dont Dieu me garde ! que je ne pourrais pas te dire si c’est plus assommant que fade ou plus fade qu’assommant.
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