III

2406 Words
III Pauline Régis prit à peine le temps de se reposer quelques heures à Auxerre. Puis elle demanda comment on se rendait à Planche-Mibray. Elle avait un air si décent, un si joli visage, une toilette de voyage de si bon goût, que toute la province assemblée aurait juré qu’elle n’appartenait pas au théâtre. On la prit pour une femme du vrai monde. Les voitures publiques qui vont d’Auxerre à Clamecy et passent par Coulanges partent le matin à sept heures et le soir à six heures. Celle du matin était partie. Pauline ne voulait pas attendre celle du soir. Bonnard, l’excellent homme qui tient le sceptre directorial de l’hôtel du Léopard, dit à la jeune femme : – Madame, quiconque se présente ici en prononçant le nom de Planche-Mibray à droit à tous nos égards. Vous paraissez pressée d’arriver, je vais vous faire conduire dans mon char-à-bancs. Le char-à-bancs du Léopard est une petite voiture assez élégante sur laquelle on dresse une tente en guise de c****e, qui roule bien et que le gros percheron gris de l’hôtel traîne comme une plume. Il y a deux bancs, et quatre personnes s’y trouvent à l’aise. Pauline accepta l’offre qui lui était faite. – Auguste ! cria le maître d’hôtel, donne l’avoine a Coco ! Pauline voyageait avec une caisse unique. Tandis que le cheval mangeait l’avoine, elle s’assit sur cette caisse et se prit à songer. En quittant Paris, le but de son voyage lui paraissait facile. Quoi de plus simple, en effet, à première vue, que d’arriver à Planche-Mibray et de dire à la baronne : « Madame, vous courez un double danger : le premier, que je considère comme le moindre, est un danger de mort ; le second, et à mes yeux c’est le plus terrible, est d’épouser un misérable qui n’est certainement pas étranger à la mort de M. de Maugeville et qui, pour obtenir votre main et votre fortune, a ourdi les plus viles intrigues » ? Pauline était partie en se traçant ce programme. Mais, à mesure qu’elle approchait du terme de son voyage, l’exécution lui paraissait plus difficile. D’abord la baronne ne la connaissait pas, n’avait peut-être même jamais entendu parler d’elle. Ensuite, M. de Villenave était au château certainement, et qui donc, de la femme de théâtre ou de l’homme à qui elle allait unir sa destinée, la baronne croirait-elle le plus facilement ? – Cependant, se disait Pauline, il faudra bien que la baronne me croie ! D’ailleurs, j’ai une preuve matérielle à mettre sous ses yeux. C’est le billet écrit à Corinne par Villenave et qui fait foi de sa trahison envers M. de Maugeville. En effet, Pauline avait conservé précieusement ce billet. Tandis qu’elle rêvait au moyen de parvenir jusqu’à madame de Planche-Mibray sans rencontrer M. de Villenave et sans qu’il fût prévenu de son arrivée, une vieille femme qui portait un panier au bras entra dans la cour du Léopard. – Tiens ! dit le valet d’écurie qui jetait quelques seaux d’eau sur les roues du char-à-bancs pour les laver, voilà la maman Bréhaigne. – Bonjour, mon garçon, répondit la vieille. C’était en effet la Bréhaigne, notre vieille connaissance. Elle venait souvent à Auxerre, et elle n’y venait jamais sans entrer au Léopard, où tout le monde, depuis les maîtres jusqu’aux valets et aux servantes, lui faisait des amitiés. On lui donnait généralement un verre de vin, un morceau de pain et de fromage, souvent une assiettée de soupe. Le valet d’écurie lui dit : – Entrez donc à la cuisine, maman Bréhaigne : on vous donnera à boire et à manger. – Venez donc, la mère, dit en même temps le bon Bonnard, qui se trouvait sur le seuil de la cuisine. – Vous êtes des gens bien charitables, répondit la bonne femme. Dieu vous le rendra ! Et elle entra. Au valet d’écurie vint se joindre le cocher de l’hôtel, qui dégringola de la soupente située au-dessus des remises et où il était allé endosser sa veste du dimanche pour faire honneur à la belle dame qu’il allait conduire. Le cocher et le palefrenier se mirent à parler de la Bréhaigne. – Elle a de fameuses jambes tout de même, dit le cocher. – Des jambes de fer, dit Auguste. – Elle vient de Coulanges deux ou trois fois par semaine, tout au moins. – Ah ! dame ! oui. – À pied, et elle s’en retourne de même. – Quatorze lieues dans sa journée, quoi ! – Mais elle fait des commissions, et ça l’aide à vivre ; et puis tout le monde est bon pour elle, dit Auguste. – Ça, c’est vrai. – On lui donne partout : à Planche-Mibray, à Roche-pinte, au Seuil, chez ce pauvre M. de Maugeville, qui est mort. Tous ces noms résonnaient à l’oreille de Pauline comme des coups de tam-tam. – Quelle est donc cette femme ? dit-elle enfin, s’adressa et directement au palefrenier, qui achevait de nettoyer le char-à-bancs. – C’est une femme de Coulanges-sur-Yonne, madame. – C’est une mendiante ? – Pas tout à fait, mais c’est tout comme. – Et elle vient à pied ? – Oui, madame. – Et elle s’en retourne à pied ? – Quelquefois elle trouve un voiturier complaisant qui la prend dans sa charrette, ou même un bourgeois qui la laisse monter à côté du cocher. Ça la soulage bien, allez ! – Eh bien, dit Pauline en souriant, si vous voulez la prendre à côté de vous, je ne m’y oppose pas. Au contraire, je serai heureuse de lui rendre ce petit service. – Elle va être joliment contente, pour le coup, dit Auguste. – Eh ! la mère, dit le cocher en voyant la Bréhaigne qui sortait de la cuisine avec une grosse tartine de beurre à la main, venez donc un peu par ici. La Bréhaigne s’approcha et fit à Pauline une belle révérence de village. – Madame va à Coulanges, dit Auguste. – Ah ! fit la Bréhaigne. – Et elle veut bien que vous montiez dans la voiture, ça vous fera une belle économie pour vos vieilles jambes, hein ? – Tout de même, dit la Bréhaigne. Et elle fit à Pauline une nouvelle révérence. Puis une certaine hésitation se peignit sur son visage. – Madame est bien bonne, dit-elle ; cependant, je ne sais pas… – Si vous devez accepter, dit Pauline en souriant. Oui, ma brave femme, c’est de bien bon Cœur que je vous rends ce petit service. – C’est que vous partez peut-être tout de suite, dit la Bréhaigne. – Dans un petit quart d’heure, la mère, répondit le cocher. – Le temps de faire boire Coco, et nous attelons. – Alors, dit la Bréhaigne, j’aurai le temps d’aller jusque chez le pharmacien de la rue du Pont. – Allez, et dépêchez-vous, maman. La Bréhaigne salua de nouveau Pauline, et, au lieu de prendre par le quai, ce qui était le plus long, elle sortit par la petite porte de service en disant : – Je ne sais que ces deux chemins. – Ah ça ! dit Auguste le palefrenier au cocher, qui s’appelait Jaquet, as-tu remarqué que, depuis un mois, la Bréhaigne ne vient pas une seule fois à Auxerre sans aller chez le pharmacien ? – Pardieu ! si je l’ai remarqué, répondit Jaquet ; et ce qu’il y a de drôle, c’est que les remèdes qu’elle vient chercher ne sont ni pour elle, ni pour personne de Coulanges. – Pour qui donc sont-ils ? – Pour l’ermite de Frettoie. – Comment sais-tu ça ? – Voici la chose. La semaine dernière, j’ai conduit à Coulanges des bourgeois qui venaient de Paris pour l’enterrement de la dame qui s’est tuée au ravin de l’Homme mort, et que cet original de marquis de B… a fait embaumer comme une princesse. – Eh bien ? – Ces deux bourgeois, car ils étaient deux, m’ont dit : « Vous reviendrez nous chercher après-demain. » – Je sais ça. – Alors tu te souviens que j’ai emmené la Bréhaigne, vu que je partais à vide ? – Oui. – Elle avait son panier comme à l’ordinaire, plein de fioles et de drogues qu’elle avait prises chez le pharmacien de la rue du Pont. – Bon ! – Quand nous avons été en pleine forêt, je me suis arrêté un moment, selon l’habitude, à la porte du garde-chef, pour boire un coup et laisser souffler mon cheval. Alors la Bréhaigne est descendue en me disant : – Je m’arrête ici. Merci, Jaquet. J’ai cru que les remèdes étaient pour la femme du garde qui est accouchée dernièrement. Je me trompais ; la Bréhaigne n’est seulement pas entrée et je l’ai vue qui prenait à travers bois. Puis j’ai aperçu l’ermite qui venait à sa rencontre. Elle lui a donné le panier, ils se sont mis à parler à voix basse, et je les ai perdus de vue. – Il est donc malade, l’ermite ? – Il n’en a pas l’air, pourtant. – C’est drôle, tout de même, fit Auguste qui donnait un coup de peau à ses roues. Pauline, assise à quelque distance, n’avait pas perdu un seul mot de cette conversation ; et, il faut bien le dire, les dernières paroles des deux valets avaient piqué sa curiosité au plus haut point. La Bréhaigne revint. Elle avait toujours son panier au bras. – Je ne vous ai pas fait attendre, comme vous voyez, dit-elle. Le palefrenier sortait de l’écurie, amenant le cheval tout harnaché. Tandis qu’on le mettait aux brancards, le maréchal, qui a sa boutique dans la petite rue qui forme les derrières de l’hôtel du Léopard, entra dans la cour et dit à Jaquet, en jetant un regard de côté sur le char-à-bancs : – Tu es joliment feignant, tout de même, mon garçon. – Pourquoi donc ça ? demanda Jaquet. – Parce que tu ne m’as pas amené ta voiture ce matin pour graisser les patentes ; les boîtes n’ont plus d’huile. – Bah ! dit Jaquet, cela fera bien encore un voyage. – C’est possible, mais prends garde que tes essieux ne se soudent aux roues. Et puis, tu sais ? c’est une misère !… – Chut ! dit Jaquet, voilà le patron, tu me ferais donner un savon. Demain, je t’amènerai la voiture. Et il monta sur son siège et prit les rênes. On avait chargé la caisse de Pauline et elle s’était installée sur le second banc, tandis que la Bréhaigne prenait place à côté du cocher. – En route ! dit celui-ci. Le char-à-bancs sortit bruyamment de la cour, et un quart d’heure après il était sur la grande route d’Auxerre à Coulanges. En partant, Jaquet s’était penchée à l’oreille du palefrenier, lui disant : – Ça m’intrigue l’histoire des remèdes et de l’ermite. Faut que je fasse jaser la vieille. Et en effet, comme ils atteignaient la côte, un peu dure à monter, de Fort-l’Évêque, Jaquet dit tout à coup à la Bréhaigne : – Il est donc malade, l’ermite ? – Hein ! fit-elle en tressaillant. – C’est pour lui, vos remèdes ? – Non, dit-elle sèchement. – Pour qui donc ? – Mon garçon, dit-elle d’un ton sévère, est-ce que je te demande tes affaires, moi ? – Ne vous fâchez pas, maman… mais c’est que… voyez-vous… – Eh bien, quoi ? – Ça m’intrigue, et je ne suis pas le seul… – Un jour viendra qu’on saura tout, dit-elle sentencieusement. Et elle retomba dans son mutisme. Pauline écoutait toujours. Le silence de la Bréhaigne ne faisait pas l’affaire de Jaquet, qui était causeur de sa nature. Voyant que la vieille femme ne voulait pas s’expliquer sur ses relations mystérieuses avec l’ermite de Frettoie, il mit la conversation sur un autre sujet. – Vous avez eu tout de même bien des histoires dans votre pays depuis un mois, dit-il. – Ça, c’est vrai. – Et avec tout ça, on n’a pas retrouvé le corps de M. de Maugeville. Pauline tressaillit de nouveau. La Bréhaigne ne répondit pas. – J’ai dans mon idée une drôle de chose, poursuivit Jaquet. – Ah ! fit la Bréhaigne. – C’est bien drôle qu’un homme assassiné ne se retrouve pas, poursuivit Jaquet. – La forêt est grande, dit la vieille femme. – Je ne dis pas non, mais on l’a pourtant cherché joliment. – Quelquefois, répondit la Bréhaigne, on cherche une aiguille dans une botte de foin, et on ne la trouve pas davantage. – C’est égal, j’ai mon idée. – Quelle est-elle ? – Je m’imagine que M. de Maugeville n’est pas mort. La Bréhaigne ne souffla mot ; mais Pauline, qui retenait sa respiration, eut un battement de cœur : elle crut surprendre un mouvement de la Bréhaigne. – Ça s’est vu, reprit Jaquet. – Quoi donc qui s’est vu ? fit la vieille femme. – Que des gens qu’on croyait morts revenaient un beau matin. – Ça serait à souhaiter… – Je crois bien, dit Jaquet, c’était un si bon enfant, M. de Maugeville… et généreux comme un roi. – Oh ! pour ça, oui, fit la Bréhaigne. Et de nouveau elle se tut. Mais Jaquet continua : – Ça serait à souhaiter, qu’il revînt, quand ce ne serait que pour empêcher madame la baronne de Planche-Mibray d’épouser M. de Villenave… un joli vaurien, celui-là… La Bréhaigne eut tout à coup un accent de sourde ironie : – Ça n’est pas encore fait, dit-elle. Faudra voir… Et, comme elle disait cela, elle se retourna et fit soudain un haut-le-corps. Pauline n’avait pu maîtriser son émotion durant cette conversation qui lui brisait l’âme, et deux grosses larmes roulaient sur ses joues. La Bréhaigne se tourna tout à fait sur le banc, ce à quoi Jaquet ne fit pas attention. Le char-à-bancs était arrivé à l’endroit le plus dur de la côte, et, pour soulager son cheval, Jaquet sauta lestement à terre. Alors la Bréhaigne dit vivement à Pauline : – Vous pleurez, madame ? Pauline essuya ses larmes. – Est-ce que vous connaissiez M. de Maugeville ? reprit la Bréhaigne avec une émotion subite. Pauline eut l’héroïsme de faire un mensonge : – Je suis sa sœur de lait, dit-elle à tout hasard. La Bréhaigne étouffa un cri. En même temps elle osa prendre la main de la jeune femme. – Pauvre dame ! dit-elle. Et comme les larmes de Pauline recommençaient à couler : – Le bon Dieu est meilleur qu’on ne croit ! dit la Bréhaigne. Faudra voir… Ce vague rayon d’espérance qui, par doux fois déjà, avait pénétré dans le cœur de Pauline, y brilla de nouveau. – Que voulez-vous dire ? fit-elle vivement. – Rien, dit la Bréhaigne. Mais Pauline lui secoua la main avec une énergie fiévreuse : – Si vous savez quelque chose, dit-elle, par pitié, dites-le-moi. – Je ne sais rien. – Oh ! je lis dans vos yeux que vous me trompez ! dit Pauline d’une voix désespérée. Au nom du Dieu dont vous exaltiez la bonté tout à l’heure, si vous savez ce qu’est devenu M. de Maugeville, dites-le-moi. Et la voix de Pauline était devenue suppliante et presque irrésistible. La Bréhaigne parut émue ; un moment même, ses lèvres s’entrouvrirent comme pour laisser passer un secret, mais elle prit une détermination soudaine : – Non, dit-elle, j’ai fait un serment. À qui ? – À l’ermite. Cette réponse fut pour Pauline toute une révélation. Et saisissant de nouveau la main de la Bréhaigne, elle lui dit avec un accent d’angoisse, où perçait cependant l’espérance : – Ah ! dites-moi qu’il n’est pas mort ! – Silence ! dit la Bréhaigne. Plus tard. Jaquet venait de remonter sur son siège et de reprendre les rênes qu’il avait entortillées après le fouet. Le char-à-bancs était parvenu en haut de la côte et se trouvait maintenant en face d’une descente non moins rapide. Pauline put essuyer ses larmes et dominer son émotion sans que Jaquet, tout occupé de serrer sa mécanique, l’eût remarquée. Mais tout à coup la Bréhaigne, qui fixait au loin devant elle le regard clair de ses petits yeux gris, s’écria : – Ça serait-il Dieu possible ! – Quoi donc ? fit Jaquet. – Regarde. Et elle étendait la main. On voyait luire au soleil, au bas de la descente, les buffleteries et les sabres de quatre gendarmes, et au milieu d’eux, on apercevait deux hommes et une femme qui cheminaient, les mains liées par une corde dont l’extrémité se rattachait à la selle des chevaux. – Oh ! oh ! fit Jaquet, ils ont fait chasse, les gendarmes. – Et une belle chasse encore ! si je ne me trompe, dit la Bréhaigne. – Qui donc ça, la mère ? – C’est la vieille Balthasar et ses deux fils, qui ont volé les diamants de la petite dame de Paris. Pauline tressaillit de nouveau et se pencha vivement en avant pour voir les prisonniers.
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