II
Les natures frêles et délicates sont souvent les plus énergiques.
Pauline eut la fièvre et le délire deux jours ; au bout de ce temps, sa raison lui revint complètement.
Le désespoir était dans son cœur ; mais les douleurs sans consolation retrempent l’âme quelquefois.
Pauline se dit :
– Manuel est mort. Comment et pourquoi il est mort, je le sais, moi.
Elle se souvenait de tout ce que Corinne, lui avait dit touchant M. de Villenave.
Elle se souvenait encore mieux du rôle odieux que ce dernier et Corinne avaient voulu lui faire jouer.
Enfin, ce qu’elle ne pouvait oublier, c’était la joie manifestée par Corinne, le jour où elle avait aperçu M. de Villenave à la fenêtre de la bohémienne Dolorès.
La rue Caumartin, nous l’avons dit, surtout dans son extrémité nord, est un peu une rue de province.
Les domestiques causent entre eux.
Or, la femme de chambre de Pauline Régis ; discrète pour ses propres affaires et les affaires de sa maîtresse, était curieuse de ce qui concernait les autres.
Elle avait assisté à la scène de reconnaissance.
Puis elle avait vu Corinne partir comme une folle en disant :
– Il me faut Villenave.
À partir de ce moment, la soubrette, qui se nommait Jenny et était une fine mouche, s’était mise en campagne à la seule fin de savoir pourquoi M. de Villenave, qu’on avait cherché partout, se trouvait dans la maison d’en face.
Ce que les maîtres n’obtiennent pas toujours à prix d’argent, les domestiques l’ont pour rien.
Le portier de la maison habitée par Dolorès, sollicité par un valet de chambre amoureux de Jenny, avoua tout.
Ce fut ainsi que Jenny apprit l’e********t de M. de Villenave devenu idiot, par Corinne qui le fit transporter chez elle et l’y garda huit grands jours.
Pauline avait témoigné à cette époque quelque inquiétude, car elle redoutait plus encore M. de Villenave pour son cher Manuel, que Corinne et toutes ses combinaisons savantes.
Mais Jenny l’avait rassurée en lui disant :
– M. de Villenave est chez Corinne et s’il recouvre la raison, ce ne sera pas de sitôt.
Pauline s’était donc un peu endormie jusqu’au jour où elle avait appris, de la bouche de Florina l’écuyère, la mort sinistre de Corinne et, par le journal, la fin tragique de M. de Maugeville.
Pauline revenait donc à sa raison, le cœur brisé, mais l’âme forte.
Et songeant à Maugeville, elle se dit :
– Je le vengerai !
Il était évident pour elle que M. de Villenave avait été le complice de Munito avant d’être son meurtrier.
Il était évident encore que M. de Villenave ne pouvait être étranger à la mort de Corinne.
Et ce misérable allait triompher !
Il épouserait certainement madame de Planche-Mibray.
– Oh ! cela ne sera pas, se dit Pauline ; cela ne peut pas être.
Comme il lui était impossible de supposer que Munito eût tué M. de Maugeville pour toute autre chose que de l’argent, il était clair à ses yeux que cet argent avait été promis par Corinne et M. de Villenave.
Ce dernier s’était donc débarrassé de ses deux complices, et il allait maintenant recueillir le fruit de tous ses crimes.
– Non, se disait Pauline, je ne suis qu’une pauvre pécheresse, et madame de Planche-Mibray est une femme du monde ; mais je lui parlerai avec tant de franchise et de conviction, qu’elle me croira.
Son parti fut bientôt pris.
– Jenny, dit-elle, tu vas faire à la hâte quelques préparatifs ; nous partons demain matin.
– Mais, madame, dit la soubrette, vous êtes bien faible encore…
– Qu’importe !
– Si vous alliez retomber malade…
– Oh ! non ! j’aurai la force d’arriver… tu verras !…
Et Pauline, essuyant ses larmes, dit encore :
– Tu sais si j’aimais M. de Maugeville !
– Oh ! oui, je le sais ! dit la soubrette émue.
– Eh bien ! il est mort, et il faut que je le venge, dit Pauline.
Jenny ne répliqua pas et se disposa à obéir.
Pauline sortit ce jour-là ; elle qu’on ne voyait plus nulle part se montra un peu partout.
Elle fit le tour du lac, sûre d’y rencontrer dix personnes peut-être qui lui parleraient de M. de Maugeville.
En effet, tandis que sa Victoria passait au pas à travers les voitures qui se croisent pendant deux heures sur la rive gauche, entre les deux chalets, elle aperçut le baron Charles Hounot, cet étourdi qui avait annoncé la mort de Corinne.
Le baron la salua, et comme elle lui faisait un signe, il s’approcha.
Pauline était pâle, mais elle ne pleurait plus, et avait même la force de sourire.
– Mon cher, dit-elle au baron en lui tendant la main, je vais à Madrid ; allez-y. Donnez votre cheval à tenir, et vous viendrez à ma rencontre. J’ai besoin de causer avec vous.
Le baron ne se le fit pas répéter ; il mit son cheval au galop, tandis que Pauline faisait signe à son cocher de tourner bride, et il arriva à Madrid en quelques minutes, puis il revint à la rencontre de Pauline qui allait au pas, et monta à côté d’elle.
– Mon ami, lui dit alors la jeune femme, vous savez que j’étais liée avec Corinne Destremont ?
– Oui.
– J’ai été absente de Paris, je n’ai rien su que ce que les journaux ont raconté, et je m’imagine que vous savez une foule de choses qu’ils n’ont pas dites.
– Je suis d’autant mieux renseigné, ma chère Pauline, répondit le baron, que j’arrive de Bourgogne.
– Ah !
– Le baron de B… m’avait invité à l’enterrement de Corinne. J’y suis allé.
– Alors, dites-moi tout.
Le baron ne se fit pas prier, il raconta tout ce que nous savons déjà, ajoutant que l’on était maintenant convaincu que les diamants avaient été volés par des gens mal famés appelés les Balthasar.
Ces gens-là avaient disparu. Leur signalement avait été envoyé à toutes les brigades de gendarmerie, mais jusqu’à présent les recherches étaient demeurées sans résultat.
– Mais enfin, dit Pauline, comment Corinne était-elle chez le marquis, avec qui elle avait rompu depuis longtemps ?
– C’est ce que j’ignore.
– Êtes-vous resté longtemps, là-bas ?
– Deux jours.
– Avez-vous rencontré un autre ami de Corinne, Villenave ?
– Parbleu !
– Ah ! vous l’avez vu… Il va se marier, dit-on ?
– Ma belle amie, dit le baron, si vous voulez dîner en tête-à-tête avec moi, je vous raconterai l’histoire du prochain mariage de Villenave. C’est tout un roman.
– En vérité ?
Et Pauline eut la force de prendre un air étonné et naïf.
Ils entrèrent à Madrid et s’enfermèrent dans un cabinet.
Alors M. Hounot ne se fit pas prier pour narrer dans tous ses détails le drame que nous avons déjà raconté et que le marquis lui avait confié tout au long.
Madame de Planche-Mibray était bohémienne d’origine. À ce titre elle avait inspiré une passion frénétique à un bohémien appelé Munito.
Ce bohémien avait assassiné M. de Maugeville, le fiancé de la baronne, ou du moins on le présumait, car jamais on n’avait retrouvé le corps de ce dernier.
Ces paroles firent tressaillir Pauline jusqu’au fond de l’âme.
– Vrai ! dit-elle, on n’a pas la preuve de la mort de M. de Maugeville ?
– Non.
– Pourtant, il a été tué ?
– C’est ce que semblent indiquer d’abord la mare de sang trouvée sur la route, ensuite les précautions prises par Munito, qui s’est longtemps dérobé aux recherches les plus actives.
– Oh ! mon Dieu ! pensait Pauline, s’il n’était pas mort !
Et, dans son cœur, qu’elle croyait mort, tremblota une lueur indécise qui était peut-être bien un rayon d’espérance.
– Mais enfin, dit-elle, on a fini par arrêter ce bohémien ?
– Pas le moins du monde. C’est Villenave qui l’a tué.
– Comment ?
– Cet homme s’était introduit jusque dans la chambre de la baronne, et il allait en abuser quand Villenave est survenu et lui a cassé la tête d’un coup de pistolet.
– Ce qui fait que Villenave est devenu le sauveur de sa tante ?
– Oui.
– Et que sa reconnaissance lie cette dernière ?
– Comme bien vous pensez.
– Je vous remercie, dit froidement Pauline. Vous êtes renseigné comme une gazette.
Elle dîna du bout des dents, pour abréger le tête-à-tête, et, à huit heures et demie, elle demanda sa voiture pour rentrer à Paris.
Sa femme de chambre l’attendait avec une vive impatience.
– Qu’y a-t-il donc encore ? demanda Pauline en la voyant très émue.
– Madame, répondit Jenny, l’Espagnole est partie.
– Quelle Espagnole ?
– La femme d’en face, la bohémienne.
– Eh bien ?
– Je ne sais pas où elle est allée, mais bien sûr, il y a un nouveau malheur sous roche.
Pauline tressaillit.
– Voyons, dit-elle, explique-toi ?…
– Madame, reprit Jenny, il y a dans la maison en face un valet de chambre qui me courtise.
– Bon !
– Par lui, j’ai su toute l’histoire de l’e********t de M. de Villenave.
– Après ?
– Ce valet de chambre, qu’on appelle Victor, est venu ici tout à l’heure, et il m’a dit :
« – Votre maîtresse connaît M. de Villenave ?
– Sans doute, ai-je répondu.
– Eh bien ! venez avec moi… vous allez en entendre de belles. »
Je l’ai suivi, et il m’a conduit dans cet appartement, qui est celui de son maître, lequel est encore en voyage, et qui communique avec l’appartement de la bohémienne Dolorès.
– Ah ! fit Pauline.
– Il a ouvert l’armoire à porte-manteau qui masque la porte, et j’ai vu un trou par lequel passait un filet de clarté.
Il était alors presque nuit. Nous étions dans l’ombre, et la chambre qui se trouvait de l’autre côté de la porte était éclairée.
J’ai collé mon œil au trou, et j’ai regardé.
La bohémienne n’était pas seule : elle était avec son Espagnol.
Celui-ci était couché sur le divan et fumait fort tranquillement sa cigarette.
Quant à la bohémienne, elle se promenait de long en large. L’œil en feu, les cheveux en désordre, elle avait l’air d’une bête fauve prise au piège. Je me suis mise à écouter.
– Quand tu te démèneras ainsi, disait l’Espagnol avec flegme, tu ne ressusciteras pas Munito.
– Je le vengerai.
L’Espagnol haussa les épaules et reprit :
– À ta place, je ne me dérangerais pas pour si peu. C’est un fier débarras et tu l’avais sur les bras tous les jours.
– C’était mon frère.
– Soit. Mais ce n’est pas une raison…
– Je le vengerai, te dis-je.
– Mais comment ?
– D’abord, je tuerai son meurtrier.
– Villenave ?
– Oui.
Et elle prit un poignard sur la cheminée et se mit à le brandir.
– Ma chère, dit froidement l’Espagnol, si tu assassines M. de Villenave, on te prendra, on te jugera, et tu seras guillotinée.
– Que m’importe ?
L’Espagnol haussa de nouveau les épaules et ne répondit pas.
Dolorès reprit avec une exaltation et une fureur croissantes :
– Et puis, c’est cette femme qui est cause de sa mort, que je veux tuer :
– Corinne ?
– Non, la baronne… Fille de Bohême comme nous, elle nous a reniés ; elle a méconnu l’amour de Munito…
– Voilà une chose que je comprends, dit l’Espagnol en souriant.
– Elle mourra !
Et Dolorès serrait le manche de son poignard dans ses doigts crispés.
– Ma chère, dit alors l’Espagnol, veux-tu un conseil ?
– Je veux venger Munito.
– Soit ; mais veux-tu un conseil ?
– Parle.
– Tu es bohémienne. Les bohémiens jouent du poison aussi bien que du couteau.
– C’est vrai.
– Sers-toi du poison : c’est plus sûr, et puis la justice peut y perdre son latin.
– Tu as raison, dit Dolorès, je verrai…
Et, tout en parlant, elle faisait ses préparatifs de départ.
C’est ainsi qu’elle a pris un manteau de voyage, serré dans un sac un petit flacon que je soupçonne contenir quelque d****e malfaisante et qu’elle a envoyé le n***e lui chercher une voiture de place.
L’Espagnol et elle se sont quittés assez froidement, et celui-ci en l’embrassant lui a dit :
– Je te donne quinze jours. Si dans quinze jours tu n’es pas revenue, je retourne à Madrid.
– Je reviendrai quand ils seront morts tous deux, a-t-elle répondu.
Alors, madame, acheva Jenny, j’ai quitté mon poste d’observation et je suis allée m’abriter derrière les persiennes de la fenêtre.
J’ai vu Dolorès monter en voiture.
Où est-elle allée ? Voilà ce que je ne sais pas… Mais je peux vous affirmer que M. de Villenave et madame de Planche-Mibray sont sérieusement en danger de mort.
Pauline ne répondit pas.
Elle s’enferma dans son cabinet de toilette et y changea de vêtements.
Jenny, étonnée, la vit ressortir, un quart d’heure après, en habits de voyage.
– Comment, madame, dit-elle, ce n’est donc plus demain que vous partez ?
– Non, c’est ce soir, répondit Pauline. Il n’y a pas une minute à perdre. Il faut que je sauve madame de Planche-Mibray.
Mais quelque diligence qu’elle fît, Pauline n’arriva à la gare de Lyon qu’à six heures du soir.
Le train d’Auxerre était parti.
Il fallait attendre au lendemain matin. Cependant l’employé auquel elle s’adressa lui dit :
– Il y a un train à onze heures. Ce train, qui est omnibus, s’arrête à la Roche à cinq heures du matin, mais il n’y a pas de correspondance pour Auxerre. Seulement la distance n’est pas grande ; vous trouverez certainement à la Roche une voiture qui vous conduira.
Pauline attendit.
Elle partit à onze heures, passa six mortelles heures dans le train-omnibus et arriva à la Roche.
Là, elle perdit deux grandes heures à faire chercher un cabriolet.
Enfin elle en trouva un dont le maître s’engagea à la conduire à Auxerre moyennant la bagatelle de trente francs.
Pauline se remit en route.
Comme elle sortait du petit village de Moniteau, une heure après, elle aperçut une mendiante sur la route.
Cette mendiante se retourna et jeta un regard farouche sur le cabriolet dans lequel Pauline était assise à côté de son conducteur.
Mais elle ne tendit pas la main.
Pauline tressaillit.
Cette femme en haillons était jeune encore, elle était belle et avait le type bohème.
Pauline ne l’entrevit qu’une minute, car le cabriolet allait bon train ; mais un frisson lui parcourut tout le corps.
Il lui semblait que cette femme ressemblait à la bohémienne Dolorès…
Cependant, la réflexion aidant, cette supposition lui parut absurde.
Dolorès était partie de Paris la veille au soir, il est vrai ; mais elle était partie comme une femme qui mène la vie à grandes guides.
Comment croire qu’en route elle s’était tout à coup métamorphosée en vagabonde de grand chemin ?
– Je suis folle ! se dit Pauline Régis, qui, une heure après, descendait à l’hôtel du Léopard et s’informait de la route à suivre pour se rendre à Coulanges-sur-Yonne, au château de Planche-Mibray.