CHAPITRE II - Le café-1

2022 Words
CHAPITRE II Le café J’étais encore arrêté sur le boulevard devant le café du théâtre ; je regardais de tous côtés, indécis sur la route que je prendrais, lorsque j’entends rire à côté de moi ; c’est Dubois, le jeune homme qui m’avait déjà arrêté sous le péristyle du théâtre, et qui vient de passer son bras sous le mien, en me disant : C’est Dubois qui s’écrie en nous voyant… (page 16, col. 1) – Il paraît, mon ami, que la particulière te tient, au cœur, et qu’elle vaut la peine qu’on monte une garde sur le boulevard, car, Dieu merci, mon pauvre Deligny, voilà cinq minutes que je t’admire courant après tous les chapeaux que tu aperçois. – Oui, certainement, elle est charmante, et je suis désolé de t’avoir perdue !… C’est toi qui en es cause, tu m’as retenu sous le péristyle… – Il fallait donc me dire que tu poursuivais un objet… je t’aurais secondé, au contraire… entre amis, ça se fait tous les jours… Donne-moi son signalement, je vais aller m’informer à toutes tes marchandes de marrons si elles l’ont vue passer. – Ah ! tu plaisantes toujours… – Viens au café, c’est une affaire manquée, mais nous allons en entamer une autre… J’ai lorgné deux petites filles qui prennent des riz au lait… Jolies comme des amours, surtout vues de profit ; mais nous ne sommes pas forcés de nous mettre en face d’elles. Allons, viens… – Non, je veux encore attendre… – Tu vois bien que tout le monde est sorti… Il n’y a plus à attendre que les ouvreuses de loges, et je ne présume pas que ce soit parmi elles que soit la passion. Viens donc. Dubois a raison, il n’y a plus personne dans la salle, et quand je resterais cloue sur le boulevard, cela ne me ferait pas retrouver cette jolie dame ; n’y pensons plus, entrons au café. Dubois, qui entre avec moi, est un jeune homme de mon âge : vingt-sept ans à peu près. Il n’est pas grand, mais il est bien fait, et tient sa tête fort en arrière pour mieux s’effacer. C’est un joli garçon, il a des cheveux bien noirs, de beaux yeux, noirs aussi ; des conteurs qui donnent encore plus de vivacité à sa physionomie, qui est très mobile ; d’assez vilaines dents, mais un sourire agréable ; c’est dommage que dans cette figure, très bien du reste, il y ait quelque chose de canaille ; un comique de mauvais ton, qui décèle sur-le-champ un mauvais sujet du second ordre. Les manières de Dubois sont ce qu’annonce sa figure, des prétentions, des façons de petit-maître, mais qui, affectées ou exagérées, ont constamment l’air de charges : enfin l’habitude de parler très haut, pour se faire remarquer par tous ceux qui l’entourent, et se regardant dans une glace toutes les fois qu’il en trouve l’occasion. Dubois ne manque pas d’esprit ; il est gai, amusant, il vous force à rire, quoique ses plaisanteries ne soient pas toujours de bon goût ; mais il trouve moyen de tourner tout un comique ; cependant son désir de se faire remarquer, ses prétentions et l’habitude de vouloir parler plus haut que les autres, lui attirent souvent des disputes ; alors il fait beaucoup de bruit, il crie, il menace, il veut battre tout te monde, mais il ne bat jamais personne, et lorsque les querelles deviennent sérieuses, il trouve quelque prétexte pour s’éclipser et ne plus reparaître. Malgré ces défauts, qui tiennent à une éducation négligée et à l’habitude d’être trop souvent en mauvaise compagnie, Dubois est un fort bon enfant, obligeant, serviable, n’ayant rien à lui quand il s’agit de servir ses amis. Dans ce monde, où les égoïstes sont en si grande majorité, lorsqu’on rencontre un bon cœur, on doit lui pardonner bien des défauts. Combien de gens en ont qui ne sont rachetés par aucune qualité ! Dubois est un homme que l’on n’ose pas présenter en bonne compagnie, de crainte qu’il n’y fasse ou n’y dise quelque solide ; mais on le retrouve avec plaisir en petit comité, et il est l’âme des parties de campagne, mi des déjeuners de garçons. Après vous avoir vu trois fois, il vous tutoie, et il vous semble à vous-même que vous le connaissez depuis des années. Toujours gai, insouciant tant que sa personne ne court aucun péril, il vit aussi indépendant que puisse l’être un courtier marron mangeant en une soirée ce qu’il a gagné en un mois, négligeant les affaires pour les plaisirs ; puis, quand il n’a plus le sou, courant gaiement à pied dans les maisons de commerce, et faisant les quatre coins de Paris avec des échantillons de sucre et de café dans ses poches, après avoir été pendant huit jours en tilbury avec une grisette ou une danseuse des petits théâtres ; enfin aimant beaucoup les femmes, et enchanté d’avoir la réputation d’un roué et d’un homme à bonnes fortunes, il s’est promis de ne pas être un jour sans faire une conquête, aussi le voit-on presque continuellement chercher à faire ce qu’il appelle ses frais, c’est-à-dire à noues une nouvelle connaissance, ce qui l’expose souvent à très mal placer ses sentiments. Il ne me sied guère de critiquer les autres, moi qui viens de me prendre de belle passion pour une femme que je ne connais pas, qui ai fait ce que j’ai pu pour la suivre… qui enfin n’ai pas dans le monde une grande réputation de sagesse !… Mais je vous prie de croire, cependant, que je n’assis pas aussi légèrement que Dubois, et qu’avant de former une liaison je veux savoir à qui j’ai affaire. Cette dame en c****e pensée avait l’air très distingué, et quoiqu’elle fût seule au spectacle, ses manières, sa tenue, tout annonçait une personne comme il faut ; malgré cela, si j’avais pu faire sa connaissance, je ne m’en serais pas rapporté aux apparences, et j’aurais fait en sorte de savoir si je pouvais sans rougir lui donner le bras. Mais ne pensons plus à cette dame, il y a tout à parier que je ne la reverrai point, et je ne suis pas encore assez romantique pour soupirer longtemps pour une inconnue. Il y a foule au café. Là se rendent, en sortant du spectacle, les habitués, les flâneurs, les employés du théâtre, qui viennent donner leur opinion sur la pièce nouvelle ; chacun prouve que si l’on avait suivi ses conseils, on aurait retranché cette scène qui a été sifflée et changé cette situation qui a produit un mauvais effet. À écouter tous ces gens-là, vous croiriez qu’il leur est impossible de se tromper ; ils ont tant l’habitude de la scène, ils connaissent si bien le goût du public !… Il n’est pas jusqu’aux vieux joueurs de dominos qui ne lèvent les épaules en s’écriant : – Certainement, c’est mauvais, c’est détestable, je l’avais dit !… Et ces messieurs n’ont pas quitté leur partie pendant la représentation de l’ouvrage qu’ils censurent, et dont ils n’ont vu aucune répétition, Pauvres auteurs !… par qui êtes-vous jugés !… Tous ces gens qui coupent et taillent si bien votre pièce après l’évènement, n’auraient pas été capables de changer un mot, ni d’apercevoir un endroit faible avant la représentation. Boileau a bien raison : La critique est aisée, et l’art est difficile. En entrant dans le café, j’aperçois mes deux fillettes du balcon qui boivent de la bière et mandent des échaudés avec un jeune homme que j’ai vu jouer dans la petite pièce. Ces demoiselles sont à leur seconde douzaine d’échaudés !… Cela me fait vraiment trembler pour elles, je suis tenté de leur envoyer du thé. Dubois m’entraîne vers le fond du café en criant à tue-tête ; – Viens donc par ici… – Je ne vois pas de place. – Viens toujours… je m’en ferai faire. Nous arrivons devant les deux demoiselles qui savourent des riz au lait. À côté d’elles sont deux hommes qui prennent des petits verres et jouent aux dominos : Dubois s’assied sans façon à leur table, en disant : – Ces messieurs voudront bien permettre et nous faire une petite place. Les joueurs de dominos regardent Dubois avec ; un air de mauvaise humeur, mais il n’y fait pas attention, passe s’asseoir entre ces messieurs et leurs voisines, et appelle le garçon en criant : – Garçon ici… Servez-nous… Ces messieurs veulent bien se reculer un peu… Deligny, qu’est-ce que tu prends ?… Du punch, n’est-ce pas ?… Au rhum c’est ce qu’il y a de mieux… Un demi au rhum… – Es-tu fou ?… Un quart, c’est bien assez pour nous deux. – Non, non ; nous prendrons bien un demi… D’ailleurs, nous en offrirons un verre à ces dames… si elles veulent bien nous faire le plaisir de l’accepter… Garçon, un demi-bol saigné comme à l’ordinaire. Les deux petites femmes se sont regardées à la proposition de Dubois ; l’une a souri, l’autre a baissé les yeux, sans répondre. Je lui pousse le genou en lui disant à l’oreille : – Tu les connais donc, pour leur proposer sur-le-champ du punch ? Dubois me répond très haut : – Je n’ai pas l’avantage de connaître ces dames ; mais elles ont l’air trop aimables pour qu’on ne désire pas faire leur connaissance. – Mon cher ami, lui dis-je en continuant de parler bas, quoiqu’il s’obstine à me répondre très haut, je t’avoue que je n’ai pas fort bonne opinion de ces demoiselles. – Et moi j’en ai la meilleure… Aussi serais-je enchanté d’être leur chevalier, si toutefois on voulait bien accepter mon bras. En disant cela, Dubois se mirait, passait sa langue sur ses lèvres, puis lançait des œillades à ses voisines. – Mais elles ne sont pas jolies. – Ah ! que, dis-tu là ! Des figures charmantes des nez à la Niobé, bouches de corail, dents d’albâtre et une pudeur virginale répondue sur tout cela. Je ne trouvais pas une expression bien virginale sur les traits de ces demoiselles, qui souriaient entre elles en écoutant les propos de Dubois. – Il y en a une qui louche, lui dis-je à l’oreille. – C’est justement celle qui me plairait le plus… Cependant, je suis bon enfant ; fais ton choix : prends la brune ou la blonde, moi je m’accommoderai sur-le-champ de l’autre ; j’espère que c’est agir en ami… – Je ne veux ni de l’une ni de l’autre… – Bah ! quand tu auras bu un verre de punch tu t’attendriras… Est-ce que tu penses encore à la dame que tu poursuivais à la porte ?… – Tais-toi donc Dubois !… – Eh bien ! quel mal de courtiser ce s**e charmant… qui répand des fleurs sur le chemin de notre vie !… hein… Ah Dieu ! la jolie main ! si j’étais peintre, je voudrais la croquer sur-le-champ… La jeune femme à qui ce compliment s’adressait ne put s’empêcher de rire ; je vis cependant son amie qui lui donnait des coups de pied par-dessous la table, probablement pour l’engager à conserver plus de décorum. – Ah ! vivat ! voilà le punch… Garçon ; ici… posez ça là… Ces messieurs voudront bien recaler un peu leurs dominos. – Mais, monsieur, je ne vois pas pourquoi nous nous gênerions, dit un des joueurs en faisant un mouvement d’impatiente. Il y a maintenant de la place à d’autres tables, que ne vous y mettez-vous ? – Nous sommes trop bien ici pour changer de place… Il y a un aimant qui nous y attire… Garçon des macarons. Les joueurs reprennent leur partie en murmurant contre Dubois, qui n’y fait pas attention, et dit à nos voisines, qui viennent de finir leur riz au lait : – Si nous osions roue proposer un verre de punch… – Non monsieur ; je vous remercie !… – Il est bien doux, bien léger… véritable punch de dames… – Nous n’en prenons jamais… Dubois avait versé du punch dans deux verres qu’il pose devant les deux demoiselles. – Garçon, deux verres blancs… – Mais, monsieur, c’est inutile, nous ne boirons pas ce punch-là… – Ah ! mesdames, seulement pour le goûter… Ça fait du bien, après le riz au lait… – Mais, monsieur… – Avec un macaron… Et Dubois jetait un macaron dans chacun des verres. Je voyais l’une de ces demoiselles qui avait envie d’accepter, et l’autre qui lui donnait de nouveau des coups de pied par-dessous la table. – Nous devrions depuis longtemps être parties, dit l’une de ces dames, celle qui ne louche pas ; et certainement nous ne serions pas entrées au café, si le cousin de mon amie ne Lui avait pas dit qu’il viendrait nous y chercher. – C’est vrai, répond l’autre ; si nous avions pensé qu’il ne vinsse pas, nous ne serions pas ici ; car, de quoi a-t-on l’air, deux femmes seules dans un café ? – On a l’air de prendre du riz au lait, mesdames, et pas autre chose ! Buvez donc un peu de punch. – Dis donc, Charlotte, si Alexandre ne vient pas, il faudrait nous en aller ; car il doit être déjà tard. – Non, mesdames, pas encore onze heures. – Par exemple, si mon cousin me jouait un tour comme ça de nous laisser en plan !… je ne lui pardonnerais de ma vie. – Ces petits scélérats de cousins sont quelquefois bien perfides !… mais s’il ne vient pas, mesdames, j’espère que vous nous permettrez de vous servir de cavaliers, mon ami et moi… Je pousse à mon tour le pied de Dubois parce que je n’ai nulle envie d’aller reconduire ces demoiselles ; mais il ne m’écoule pas et poursuit ; – Mon ami n’est pas moins galant que moi, mesdames ; et s’il vous paraît un peu sérieux dans ce moment-ci, c’est parce qu’il pense à une certaine dame dont il est devenu amoureux au spectacle, et qu’il a perdue devant le bureau des cannes. Les deux petites filles se mettent à rire. J’aurais presque envie de me fâcher, mais avec Dubois il n’y a pas moyen ; je me contente de lui répondre :
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