– Mon cher ami, je ne t’ai pas dit que j’étais devenu amoureux… on peut attendre quelqu’un à la porte, et cela ne prouve pas que…
– Laissa donc !… je l’ai vu arpenter les boulevards ; figurez-vous, mesdames, qu’il avait l’air de jouer aux barres… C’est que mon ami est très sensible… presque autant que moi… Le petit cousin ne viendra pas, j’espère que nous aurons le plaisir de vous mettre chez-vous.
– Nous demeurons très loin, monsieur.
– Tant mieux ! le plaisir en sera plus long, et d’ailleurs les fiacres ne sont pas là pour les figures de Curtius… Ah ! mesdames, regardez donc cet homme qui vient d’entrer !… quelle tête !… ne dirait-on pas un singe habillé ?
Avec les femmes et surtout avec les grisettes, le meilleur moyen de lier vite connaissance, c’est de les faire rire ; ces dames aiment beaucoup qu’un les amuse. Dubois avait pour cela le tact, et surtout une grande habitude.
Ces demoiselles se retournèrent pour voir l’homme dont Dubois se moquait, elles rirent beaucoup de la plaisanterie qu’il avait faite ; dans ce moment-là, celle qui louchait, et qui depuis longtemps convoitait le verre de punch placé devant elle, oubliant la réserve qu’elle voulait conserver, avala fort lestement la liqueur et le macaron, et son amie, en retournant, la voyant poser sur la table son verre vide, se décida à suivre son exemple.
Alors Dubois se penche vers moi et me dit en clignant de l’œil :
– Elles ont bu, elles sont à nous.
– À nous ! à toi, à la bonne heure ; mais moi, je l’ai déjà dit que je ne donnais pas dans ce genre-là.
– Eh ! mon cher, il faut bien varier ! j’aime aussi les grandes dames, les prudes, les vertus farouches, mais de temps à autre, un petit bonnet à la folle, un tablier de soie noire, une grisette enfin, c’est gentil, ça réveille… Après tout, nous pouvons toujours les reconduire, ça n’engage à rien… Mesdames, vous ne buvez pas… Garçon, du punch… du même, mais qu’il soit meilleur…
– Prenez donc garde, monsieur, vous jetez nos dominos à terre, dit un de nos voisins que Dubois vient de coudoyer en versant à ces dames.
– Monsieur, ce n’est rien, répond Dubois en riant d’un air moqueur, vous n’aviez pas le double six
– Monsieur, je n’ai pas besoin que vous lisiez mon jeu…
– C’est pour vous consoler… Mesdames, encore un macaron… Ça se prend comme une pilule… Je sais cela, moi, j’ai avalé beaucoup de pilules dans ma vie… je veux dire par là que je me suis souvent laissé attraper ; c’est une métaphore.
Je me penche encore vers Dubois et je lui dis à l’oreille :
Ne poussons pas plus loin cette connaissance… il est tard, payons, et laissons ces dames attendre leur cousin…
– Ah ben ! par exemple, tu plaisantes, je suis amoureux de toutes les deux, moi.
– Est-ce que vraiment tu veux reconduire ces petites filles ? cela n’aurait pas le sens commun.
– Il faut absolument que je fasse mes frais…
Il me faut tous les jours une passion. Plutôt que de m’en aller seul, je reconduirais la marchande de sucre d’orge…
Les deux jeunes filles, qui depuis quelques moments se regardaient et paraissaient Indécises, font un mouvement pour se lever, Dubois les retient en s’écriant :
– Où donc allez-vous ?…
– Nous nous en allons, monsieur… il est tard… mon cousin n’aura pas pu venir…
– Il n’est pas tard, la pendule avance… D’ailleurs vous ne pouvez pas partir sans nous ; des femmes seules s’exposer le soir dans les rues de Paris… nous ne le souffrirons pas. Buvez dont un peu…
Les deux amies se rasseyent, je les examine ; elles n’ont cependant pas l’air effronté de ces demoiselles qui fréquentent les cafés… Il y a même quelque chose de bourgeois, d’honnête dans leur mise ; mais des jeunes filles honnêtes ne seraient pas seules là, à onze heures et demie du soir !
– À propos, Deligny, tu ne sais pas, j’ai dîné au Cadran-Bleu aujourd’hui.
Je fais des signes à Dubois, en te priant de ne point crier ainsi mon nom dans le café ; peine perdue ! il ne m’écoute pas, parce qu’en me parlant il se mire ou sourit à nos voisines.
– Nous avons fait un dîner dans le bon style. J’étais avec Saint-Germain… tu sais, ce gros père qui fait des affaires… Il a un cabinet qui vaut de l’or !… Toujours du monde chez lui… On attend son tour pour entrer… C’est comme chez un ministre… C’est agréable d’être homme d’affaires ; d’abord on n’a pas de charge à acheter… Mais ça ne m’aurait pas convenu parce que cela vous tient trop esclave… moi qui aime tant ma liberté… Vive le courtage pour être heureux !… et surtout le courtage en marchandises… Les verres d’eau et de sucre ne me coûtent rien… Je ne consomme que mes échantillons et, Dieu merci ! je n’en manque pas… Je marche sur le sucre et foule aux pieds la cassonade… Mes dames, encore un soupçon de punch.… Ce demi-bol-ci est meilleur que le premier… Oh ! vous avez beau regarder la pendule, il ne faut plus penser au cousin… Mais nous vous en tiendrons lieu… Nous serons vos ondes, vos tuteurs, vos maris… tout ce que vous voudrez… Je te disais donc, mon ami, que j’ai dîné au Cadran-Bleu avec Saint-Germain, Jolivet et Jenneville, cet aimable et infortuné jeune homme qui s’est séparé d’avec sa femme parce que probablement elle le faisait… Hum !… diable, il ne faut pas dire ce mot-là… ces dames se fâcheraient… C’est égal, Jenneville est un bon enfant… Il fait bien les choses, c’est lui qui payait le dîner… Mais tu le sais, car je crois qu’il t’avait engagé à être des nôtres. Il t’aime beaucoup, il était bien contrarié que tu n’aies pas pu venir ; pourquoi donc n’es-tu pas venu ? Mesdames, un petit biscuit de Reims… C’est très bon trempé dans le punch…
Les jeunes filles, fidèles au principe qu’il n’y a que le premier pas qui coûte, après avoir fait des façons pour accepter le verre de punch, se laissent aller maintenant à tout ce que Dubois leur propose. Celui-ci, en faisant l’aimable, en voulant se donner des grâces pour verser, a envoyé son coude dans le visage d’un des joueurs de dominos, qui, déjà fort ennuyé du voisinage et du bavardage de Dubois, se fâche tout à fait :
– Monsieur, aurez-vous bientôt fini vos gestes, et n’irez-vous pas bavarder et boire ailleurs ?
– Comment, monsieur… Je ne vous comprends pas…
– Et moi je vous engage à vous tenir tranquille, ou je me ferai bien comprendre.
– Qu’est-ce que c’est, est-ce que nous nous fâchons ?…
– Vous avez encore l’air de vous moquer, je crois…
– J’ai l’air qui me convient ; s’il ne vous plaît pas, vous n’avez qu’à parler.
– Eh bien ! non, monsieur, il ne me plaît pas… Voilà deux heures que je vous porte sur mes épaules !…
– Il fallait donc le dire plus tôt, je me serais mis sur vos genoux.
– Monsieur vient sans façon se mettre à notre table… il repousse nos dominos…
– Il fallait prévenir que vous vouliez le café pour vous seul, on vous l’aurait peut-être loué…
– Allons, messieurs, dis-je à mon tour, tout cela ne vaut pas la peine qu’on se querelle… Mon ami vous a poussé sans le vouloir, monsieur.
La querelle va se calmer, et probablement se terminer là, lorsque Dubois, qui croit que par son air décidé il a effrayé son adversaire, s’écrie :
– Ce monsieur qui prétend que mon air ne lui plaît pas !… c’est bien malheureux ! changez donc votre figure pour être à son goût !…
Le joueur de dominos se lève alors et, regardant Dubois de très près, lui dit d’une façon fort énergique ;
– Oui, monsieur, je vous trouve la mine d’un fanfaron, je vous répète que vous m’ennuyez ; et si vous ne vous taisez pas, je saurai vous réduire au silence.
Dubois s’aperçoit que son adversaire est un grand gaillard de cinq pieds six pouces, qui ne ferait nullement effrayé de ses rodomontades, il devient rouge jusqu’aux oreilles, mais il crie encore plus haut :
– Monsieur, on ne me fait pas peur à moi… J’ai fait mes preuves, je suis connu…
– Je serais curieux de vous connaître aussi…
– Quand vous voudras, monsieur ; tout le monde sait comment je tire le pistolet… Mais je vous préviens que je ne me bats jamais qu’à trois pas de distance, et que je tire le premier, parce que vous êtes l’agresseur.
J’essaie de mettre le holà, de faire taire Dubois, qui crie bien fort pour faire voir qu’il a du courage. Le maître du café vient aussi interposer son autorité ; il ne veut pas qu’on se dispute chez lui.
– Sortons, dit le joueur de dominos.
– Oui, sortons, répond Dubois ; et il court à la porte, par laquelle il disparaît aussitôt. Les deux messieurs payent leur consommation, puis suivent Dubois ; je cours après eux accompagné de quelques habitués du café pour tâcher d’arranger cette affaire.
Mais, arrivés sur le boulevard, nous cherchons en vain Dubois, impossible de le retrouver. Je l’appelle à plusieurs reprises.
– Oh ! vous appelez en vain, me dit son adversaire, je suis sûr qu’il est déjà bien loin !… Et cela ne m’étonne pas, c’est presque toujours ainsi que se comportent ces gens qui font tant de bruit.
– Messieurs, dis-je aux deux étrangers, la conduite de mon ami me semble en effet fort extraordinaire ; mais j’étais avec lui, et c’est à moi de le remplacer : voici mon adresse… Je vous attendrai demain matin, et je serai à vos ordres.
L’adversaire de Dubois, dont le grand air, a probablement un peu calmé la mauvaise humeur, repousse mon adresse en me disant :
– Non, monsieur, c’est inutile, vous ne nous avez pas offensés, vous, et si votre ami vous eût ressemblé, il est probable que nous n’aurions pas eu ensemble la moindre altercation. Engagez-le seulement à faire moins de bruit à l’avenir, c’est dans son propre intérêt.
En achevant ces mots, ces deux messieurs me saluent et s’éloignent. Les flâneurs qui nous avaient suivis, se sont aussitôt dispersés, et je reste seul sur le boulevard.
Maudit Dubois !… je me souviendrai de cette aventure ; ce n’est pourtant pas la première de ce genre qui lui arrive avec moi, vingt fois je l’ai prié d’être plus circonspect. Il n’est pas donné à tout le monde d’aller de sang-froid se faire couper la gorge, mais au moins, si vous n’êtes pas doué d’un courage à l’éprouve, n’insultez personne et ne faites pas sans cesse le rodomont.
Il est tard, le boulevard est désert… Les cafés se ferment… entrons chez nous.
Je m’achemine vers le faubourg Poissonnière, dans lequel je demeure. J’ai déjà dépassé le corps de garde du boulevard du Château-d’Eau, lorsque tout à coup je me rappelle ce punch que nous n’avons pas payé, et ces deux jeunes filles auxquelles nous en avons fait boire, et qui, peut-être, vont être obligées de payer pour nous.
La querelle de Dubois m’avait fait oublier tout cela. Je reviens sur mes pas, je cours au café, il n’y a plus personne que les deux demoiselles, qui sont fort inquiètes de nous, et ne savent comment s’en aller. Maudit Dubois ! c’est lui qui me met encore sur les bras ces deux femmes… j’ai manqué de me battre pour lui, et vous verrez qu’il faudra que je les reconduise à sa place. Mais il est minuit passé, je ne puis laisser là ces petites filles qui ont compté sur mon bras !… il faut prendre son parti.
– Quand vous voudrez, mesdames, je suis à vos ordres.
J’ai payé et nous sortons du café.