– Face au parterre !… face au parterre !… crient cinq ou six messieurs à casquette, en apostrophant un jeune homme des secondes galeries, qui s’est retourné pour s’appuyer sur la balustrade. Le jeune homme reste immobile, les cris deviennent plus forts. Les Salons du parterre s’irritent de ce qu’on ne défère pas sur-le-champ aux arrêts qu’ils dictent ; ils montent sur les banquettes, allongent les bras, et montrent le poing à l’individu dont ils ne voient que le dos. Il semble que ces messieurs veulent lapider le jeune homme des secondes galeries ; s’ils avaient des pierres, je crois que cela en viendrait là : ce ne sont plus des cris, ce sont des hurlements à faire crouler la salle ; enfin le jeune homme, qui est probablement enchanté de causer tout ce tapage, se retourne, et montre au public une figure ignoble qui rit bêtement en regardant le parterre : c’était bien la peine de faire tant de bruit pour voir cette face-là ! Je m’avance quelquefois pour tâcher d’apercevoir la jolie figure que me dérobe la grande c****e pensée. J’ai beau tousser, me retourner cette dame ne fait pas attention à moi ; et tout à l’heure, quand elle a souri, je m’étais imaginé qu’on me voyait déjà favorablement !… Nous avons trop d’amour-propre ! qu’une femme nous regarde deux ou trois fois, et nous nous imaginons avoir fait sa conquête, lorsque souvent on ne veut que rire à nos dépens.
Les deux jeunes filles étaient encore sorties ; elles reviennent avec des marrons et des châtaignes, dont elles ne cessent point de se remplir la bouche ; il faut que ces demoiselles aient un bien bon estomac. Leur vieux voisin est au supplice, elles jettent tes épluchures de marrons de son côté, mais il n’ose plus rien dire, parce qu’il s’aperçoit qu’alors elles remuent et le poussent davantage.
Le second acte commence. Lorsque la scène est gaie, ma voisine se penche sur moi pour regarder dans le parterre en disant :
– Faut que je voie si ça fait rire Bribri lorsque la situation devient attendrissante, c’est encore le même manège de la part de ma voisine, qui tout en se mouchant veut voir si M. Bribri pleure.
L’acte finit.
– C’est magnifique ! disent mes voisines.
– C’est bien mauvais ! dit le petit maître.
– C’est bien amusant, disent les petites ouvrières en enjambant de nouveau les banquettes, probablement pour aller encore chercher des provisions.
Le jeune homme placé derrière nous est le seul qui nuit pas témoigné son opinion. J’ai dans l’idée qu’il croit que le mélodrame est la continuation de la petite pièce, comme ce provincial qui, après avoir assisté à une représentation composée d’Andromaque et des Plaideurs, disait à Racine ; – La douleur de la princesse m’avait d’abord attristé, mais le dénouement est bien joli, et les petits chiens m’ont fait beaucoup rire. Je cherche dans la salle si j’apercevrai quelque connaissance, lorsqu’une voix partie de la loge derrière moi, me dit :
– Comment se porte monsieur Deligny ?
C’est un jeune homme que j’ai vu quelquefois en société ; il est entré dans la loge pour causer avec le monsieur et la dame qu’elle renferme. Il m’a reconnu, et nous échangeons de ces phrases banales qu’on est convenu d’appeler conversation ; puis il me dit bonsoir, et quitte la loge pour retourner à sa place.
Je me rassieds, mais c’est avec surprise que mus yeux rencontrent alors ceux de la dame à la c****e pensée. Elle a maintenant repris sa position ; mais lorsque je lorgne à droite ou à gauche dans la salle, je m’aperçois que la jolie figure se tourne bien doucement, et qu’on m’examine avec attention. Oui, c’est bien moi qu’elle regarde… Voilà qui me paraît singulier… C’est depuis qu’on m’a nommé que cette dame cherche à me voir. Si jetais un artiste célèbre, si l’on me citait parmi les poètes, les peintres ou les musiciens, je comprendrais cette curiosité ; mais je ne suis rien de tout cela. Dans le monde je ne pense pas que l’on s’occupe de moi !… J’ai fait, il est vrai, des folies ; j’ai mangé ; depuis quatre ans, presque toute la fortune que m’avait laissée ma mère ; j’ai eu beaucoup d’aventures galantes ; mais cela se voit tous les jours, et ne peut me faire distinguer des autres personnes de mon âge.
Cependant, puisque cette dame paraît maintenant faire attention à moi, pourquoi ne chercherais-je pas à lui parler ? Peut-être le désire-telle aussi ; et, en conscience, elle ne peut, pas commencer. Voyons… essayons… un moyen bien usé, mais qui est toujours commode. Je feins d’être poussé par ma voisine et pousse brusquement le bras de la jolie dame. Elle se retourne, alors je me confonds en excuses :
– Mille pardons, madame ; je suis désolé… mais on est si pressé… si gêné ici…
On me répond :
–Il n’y a pas de mal, monsieur, d’un ton bien bref, bien sec, et on me tourne vite le dos.
Décidément, on ne veut pas entrer en conversation ; mais alors, pourquoi m’examiner ainsi à la dérobée ? Je n’y comprends rien.
Les deux jeunes filles reviennent ; cette fois, elles tiennent du flan dans du papier. En reprenant sa place, la plus âgée en laisse tomber un échantillon sur le pantalon de son vieux voisin. Celui-ci n’y tient plus ; il se met en fureur.
– Mesdemoiselles, c’est trop fort !… Vous le faites exprès ; vous me tachez mon pantalon, avec toutes vos chatteries. Je vais aller chercher un inspecteur… un commissaire, pour qu’on vous fasse tenir tranquilles.
Les petites filles rient aux larmes ; l’aînée répond :
– Je ne crois pas que le commissaire ait le droit de nous empêcher de manger du flan.
– Vous ne devez pas en jeter sur ma culotte, au moins.
– Est-ce qu’on l’a fait exprès ?
– Oui, depuis le commencement du spectacle vous cherchez à me tacher. Ce sont des marrons, des oranges, des pommes…
– Ça n’est pas vrai, nous n’avons pas mangé de pommes.
– Est-ce qu’un théâtre est une cuisine ?
– Tiens, on voit bien que vous n’avez pas dîné à deux heures pour avoir de la place.
Les trois coups mettent fin à cette altercation.
– Dieu merci, cela va finir ! dit le vieux monsieur.
Le dernier acte commence, mais le dénouement trouve des improbateurs ; on siffle d’un côté, on applaudit de l’autre ; les acteurs vont toujours ; madame Bribri est presque constamment couchée sur moi, parce qu’elle craint que son mari ne soit rossé par l’un ou l’autre parti. Grâce au ciel, la pièce s’achève, il était temps, j’étouffais. On nomme l’auteur ; je reste encore ; je ne sais quel charme me relient près de la dame en c****e. Je suis curieux de savoir si quelqu’un va venir la chercher. Non, elle se lève… Je présente ma main pour l’aider à gravir les banquettes, elle ne la prend pas, et légère comme une plume, elle est déjà sortie. Je la suis mais quelques personnes nous séparent… Cependant je ne la perds pas de vue… Ah ! maudites soient les robes qui se mettent sous mes pieds, je ne sais pas descendre aussi vite que je le voudrais ; la foule augmente, et à chaque instant un nombre plus considérable de personnes me séparent de cette dame. Nous sommes sous le péristyle, je l’aperçois encore… lorsqu’on me prend brusquement par le bras en me disant :
– Te voilà ! je me doutais bien que je te rencontrerais ici… ne va donc pas si vite, tu vas te faire étouffer dans cette cohue.
Celui qui me disait cela me retenait par le bras, et pendant ce temps la dame inconnue disparaissait à mes regards. Je me débarrasse de ma rencontre en lui disant :
– Attends-moi… je suis à toi…
Puis je me précipite dans la foule, je pousse, je coudoie tout le monde ; mais hélas ! j’arrive trop tard à la porte… Je ne vois plus celle que je suivais : je regarde à droite, à gauche ; je cours de divers côtés sur le boulevard… C’en est fait, j’ai perdu la dame à la c****e pensée.