CHAPITRE PREMIER - Première représentation d’un mélodrame – La capote pensée-1
Non, elle se lève… Je présente ma main pour l’aider… (page 8.)
CHAPITRE PREMIER
Première représentation d’un mélodrame – La c****e pensée
– Mesdames, serrez-vous un peu sur la gauche… Et vous, messieurs, appuyez sur les dames… Il y a encore une place… On doit tenir dix, et vous n’êtes que neuf… Il faut que le compte y soit.
– Le compte ! Est-ce que l’on vient au spectacle pour être encaissé comme des sardines ?… Vous voyez bien que nous sommes déjà gênés ; où diable voulez-vous placer encore quelqu’un ? D’abord moi, je ne me dérange pas.
– Allons, l’ouvreuse, laissez-nous en repos. Il n’y a plus de place…
– Je vous dis, monsieur, qu’on doit tenir dix…
– Ne voyez-vous pas que ce monsieur et ces deux dames qui tiennent le coin peuvent compter pour quatre au moins ?
– Ça ne me regarda pas, monsieur…
– Madame, entrez ; donc… Il y a une place. Si ces messieurs ne veulent passe déranger, je ferai venir l’inspecteur… Passez donc, madame ; si vous ne la prenez pas, j’y mettrai une autre personne…
En disant ces mots, une vieille femme maigre, à la voix nasillarde, et que l’on a déjà reconnue pour une ouvreuse de loges, sans s’inquiéter des murmures que faisaient entendre les personnes placées sur la première banquette du balcon, poussait vers nous une jeune femme qui semblait hésiter pour prendre la place que l’ouvreuse lui indiquait.
Moi, j’étais assis sur le second banc ; aimant mieux être là que sur le devant, je n’avais pas demandé la place que l’ouvreuse offrait à la dernière personne arrivée ; mais je tournai la tête pour voir cette dame, car on va souvent au spectacle autant pour voir le monde qui est dans la salle que pour écouter la pièce ; je me retournai donc, et je vis une fort jolie figure, ce qui n’est pas rare à Paris, mais une figure qui me plaisait beaucoup, ce qui est bien différent, car tes goûts sont très variés, et tout en rendant justice à la beauté, on lui préfère quelquefois une physionomie dont les traits n’ont aucune régularité, mais dont l’expression a pour nous plus de charme.
Cette dame, ou cette demoiselle, car il me serait encore difficile de décider cette question, paraît âgée de vingt-quatre ans environ ; elle n’est ni grande ni petite, ni brune ni blonde ; quant à ses yeux… ma foi, je ne puis pas encore affirmer s’ils sont noirs ou bleus ; elle a un grand chapeau, et je n’ai pas pour habitude de regarder une dame de manière à voir sur-le-champ dans le blanc de ses yeux ; ce qu’il y a de certain cependant, c’est qu’elle est fort bien.
J’ai offert ma main pour que l’on puisse passer par-dessus la seconde banquette, la dame s’appuie légèrement sur moi ; je puis voir maintenant qu’elle a un petit pied, un bas de jambe parfaitement pris et, de plus, elle est chaussée avec beaucoup de soin : je tiens infiniment à ce que l’on soit chaussé proprement ; je n’augure pas bien de ces dames qui ont un beau châle et des bas sales.
Mais ce monsieur qui a déclaré à l’ouvreuse qu’il n’entendait pas être traite comme nue sardine, quoique à la maigreur de son corps et à la longueur tranchante de son profil on puisse croire qu’il a été longtemps pressé dans une bourriche, le monsieur, sans se retourner, a mis son chapeau entre ses jambes ; il paraît décidé à ne pas céder un pouce de terrain. Son voisin, jeune homme dont la figure est plus aimable, s’est retourné, comme moi, pour voir la personne qu’on veut placer à côté de lui ; probablement que, comme moi aussi il trouve cette dame à son goût, car il se range de côté, fait une petite place, et la jeune dame, longtemps indécise, arrive enfin sur le devant et s’assied, d’un air timide, entre ces deux messieurs.
Le personnage à figure de couperet continue de murmurer, de se plaindre, de maudire les premières représentations. L’égoïste !… Se plaindre parce que cette jeune dame est tout contre lui, parce que ses bras et peut-être ses pieds touchent les siens… Ah ! je voudrais bien être à sa place !… Mais je n’ai pas trente ans, et ce monsieur en a près de soixante. Il me semble cependant que même lorsque je serai vieux j’éprouverai encore la douce influence de la beauté… peut-être n’en sera-t-il rien… mais il faut toujours espérer.
Cette dame a murmuré quelques phrases :
– Messieurs… je suis bien fâchée… si je vous gêne trop, je ne resterai pas…
Le grand homme sec n’ose cependant pas la renvoyer, c’est bien heureux ! Le jeune homme se serre encore pour lui faire de la place, et lui jure qu’il est fort à son aise… J’étais sûr qu’il la trouverait aussi de son goût.
Il paraît que cette dame est seule, car je ne vois venir personne avec elle. Seule au spectacle et au balcon… hum ! Cependant ne préjugeons rien ; elle peut avoir un mari, un parent ou un ami au parterre ; on peut venir l’attendre à la porte.
La salle s’emplit. Nous sommes au théâtre de la Gaité. On va jouer la première représentation d’un mélodrame ; c’est une grande affaire pour tous les habitués, pour les amateurs du boulevard du Temple, et même des autres quartiers ; en effet, pourquoi ne viendrait-on pas aussi bien aux mélodrames des petits théâtres qu’à ceux des grands ; depuis quelque temps ne donne-t-on pas des mélodrames partout ? L’année mil huit cent vingt-neuf fera époque pour-cela… et nous sommes dans cette année-là.
Il reste encore deux places près de moi, mais la porte du balcon s’ouvre ; deux dames entrent, où plutôt se précipitent : celles-ci n’attendent pas que l’ouvreuse leur dise s’il y a encore de la place ; elles n’enjambent point, elles sautent, elles se jettent spontanément sur la banquette ; celle qui est près de moi manque de s’asseoir sur mes genoux, et avec son coude jette à terre mon chapeau ; elle ne fait pas attention à tout cela, elle ne semble nullement s’inquiéter de gêner ses voisins, pour elle la grande affaire est d’être placée ; en s’asseyant elle pousse un ouf capable d’éteindre un quinquet, puis s’écrie ;
– Nous v’là dedans enfin… Ah bien, ça n’est pas sans peine. Dis donc, Marie, comme on se bouscule à la porte… c’est une tuerie !… J’ai manqué d’avoir le sein pris dans une balustrade… c’est qu’il y avait des sournois qui poussaient… et puis en poussant, ils vous pincent. As-tu vu comme j’ai parlé à ce vilain rouget qui était derrière moi ? Il avait toujours sa main sur ma hanche ; il disait que c’était pour me protéger !… Je lui ai dit : Si vous ne voulez pas finir vos protections, je vous fais empoigner par le gendarme !… Recule-toi donc un peu, Marie… que nous soyons à notre aise…
Je prévois que nous aurons pendant les entractes, et peut-être pendant les actes, le plaisir d’entendre la conversation de ces deux dames, qui ne veulent pas être poussées, mais ne se gênent nullement pour pousser les autres. Ce sont pourtant deux femmes jeunes, dont les traits sont assez agréables, mais quelle différence avec cette dame qui est venue auparavant ! des joues bien rouges, des yeux bien brillants, des bouches bien fraîches, mais une expression commune, rien de spirituel, rien de délicat, dans tout cela.
J’avance un peu ta tête : je voudrais bien apercevoir de temps à autre la figure de cette jolie dame que je n’ai fait qu’entrevoir ; mais je suis placé précisément derrière elle, et elle a un de ces chapeaux, désespoir des habitués de spectacles. Je maudis le chapeau, non parce qu’il me cache une grande partie de la scène, mais parce qu’il m’empêche de voir cette figure dont l’expression m’a plu sur-le-champ. Je voudrais revoir si en l’examinant à loisir le charme sera toujours le même… Il y a tant de choses qui pour plaire ne demandent pas à être examinées longtemps !
On ne se retourne pas, on reste bien tranquille ; je crois m’apercevoir qu’on ne répond que par monosyllabes au jeune voisin de gauche qui cherche à entamer la conversation, et qui, piqué de ce qu’on ne lui montre pas plus de reconnaissante pour la place qu’il a bien voulu faire, finit par tourner le dos et lorgner ailleurs.
Je commence aussi à m’ennuyer de ne regarder que le derrière d’une c****e pensée ; portons nos regards sur ce qui nous entoure : à côté du grand monsieur sec est une jeune femme coiffée d’un petit bonnet à la bergère, une figure lutine, de petits yeux noirs bien éveillés, un nez retroussé, toujours un demi-sourire sur les lèvres, un certain air moqueur en regardant les autres femmes. Cela m’a bien l’air d’une jeune ouvrière ; elle est avec une petite fille du quinze à seize ans, mise dans le même goût, qui n’est pas jolie, mais qui parle très haut et rit toujours avec sa compagne.
Après le jeune homme qui est à gauche, est un petit-maître de quarante ans au moins, une recherche affectée dans la mise, les boutons en opale, le lorgnon, des gants serin, des cheveux très noirs bien bouclés, – on voit que le coiffeur a passé par là, – des favoris bien taillés, et plus noirs encore que les cheveux, des sourcils de jais ; tout cela pourrait bien être peint ; je ne serais même pas surpris qu’il eût un faux toupet ; on les adapte si bien maintenant ! avec cela de belles couleurs, ce serait un fort joli garçon si son nez, extrêmement aquilin, n’était pas d’une petitesse ridicule : au total, un air aussi bête que suffisant.
Après ce mirliflore, un monsieur et une dame… de ces figures ordinaires, de bons bourgeois, qui aimeraient mieux ne point dîner que manquer la première représentation d’un mélodrame ; le chapeau de l’épouse a l’air d’un colimaçon ; il est probable qu’il aura reçu quelques bourrades à la queue, c’est ce qui l’aura déformé, et ou aime trop à se moquer des autres pour que personne ait eu la charité de dire à cette dame que sa c****e fait la gouttière par le haut. Quant au mari, il ne voit pas cela ; il ne regarde jamais sa femme.
Dans la loge derrière moi, un monsieur avec une dame, dont la mise est trop recherchée pour venir à un théâtre des boulevards ; cela jure avec ces individus qui, à deux étages plus haut, sont sans vestes, et ont retroussé leurs chemises jusqu’au coude, allongeant leur tête couverte de la casquette de loutre, pour échanger avec des amis, placés aux autres extrémités de la salle, des plaisanteries qui sont plus que grivoises. Mais ces messieurs sont au paradis, et il paraît qu’on s’y permet tout.
Je connais déjà les deux femmes assises à côté de moi ; je sais que l’une s’appelle Marie, et que l’autre met à chaque instant son bras sur mon épaule et ses cuisses sur les miennes, c’est toujours très agréable. Derrière nous enfin sont deux hommes, l’un, qui est fort jeune, a la bouche béante, l’air étonné, les yeux aussi ouverts qu’il soit possible, et semble encore neuf aux plaisirs du spectacle et aux habitudes de Paris ; l’autre, à moitié chauve, a ramené avec peine sur le devant de sa tête le peu de cheveux qui en couvre encore le derrière ; il fait le gentil, sourit et fredonne sans cesse, regarde les dames en dessous, et fait en sorte d’avoir ses genoux tout contre le dos de ma grosse voisine.
– Dis donc, Marie, vois-tu nos hommes ?… ils doivent être au parterre… ils sont partis une heure avant nous, ils se seront bien placés…
– Je ne les vois pas plus que notre chat !…
– C’est drôle, ça… est-ce qu’ils se sont perdus dans la queue, ou ben qu’ils n’auront pas pu percer dans ce fouillis-là !…
– Oh ! je suis bien tranquille pour Gérard, il sait se faire faire place… Quand on est de sa force et nerveux comme lui, est-ce qu’on n’entre pus partout ?
– Mon mari est nerveux aussi, ce pauvre Bribri !… Mais comme il n’est pas grand, j’ai toujours peur qu’en ne l’étouffe… Ah ! attends, je crois que je les vois sous le lustre…
– Prenez dont garde, madame, vous vous couchez sur moi, dit le vieux monsieur de devant, sur lequel ma voisine se penchait pour mieux voir dans le parterre.
– Dame, il faut bien que je cherche mon homme… Oui, c’est lui, c’est Bribri… il a mis son bonnet de soie noire…
– Gérard est à côté de lui…
– Mais, madame, vous nous étouffez…
– Ah ! mon Dieu ! est-ce qu’en n’ose pas remuer ici ?…
La voisine se jette alors sur moi et met sa main sur mon épaule pour se pencher vers le parterre, tandis que le vieux monsieur se retourne et lance à ces dames des regards courrouces, auxquels elles ne font aucune attention, continuant de parler comme si elles étaient chez elles.
– Je voudrais bien que Gérard nous visse…
– Sont-ils bêtes de ne pas regarder de notre côté !… Attends, je vas lever la main. Hum ! hum !…
Fort heureusement pour moi que messieurs Gérard et Bribri aperçurent les signaux de leurs épouses, sans quoi ces dames ne cessaient point leurs évolutions ; mais aux sourires qu’on leur rendit, elles se calmèrent, se remirent à leur place, et je pus respirer et voir devant moi.
La c****e pensée conserve toujours sa même tranquillité, ne se retournant pas, ne regardant ni à droite ni à gauche, ne causant point avec ses voisins. Pour une dame qui est venue seule, cette conduite est assez surprenante. Je suis précisément derrière elle, je pourrais appuyer mes genoux contre elle, et glisser ma main le long de sa robe, ainsi que le font tant de ces amateurs qui ne vont au spectacle que pour se procurer ce petit plaisir. Mais que le ciel me préserve de me conduire jamais ainsi ! N’est-ce pas une manière bien délicate de faire connaître à une dame qu’elle nous plaît, que de lui enfoncer nos genoux dans le dos, ou de lui pincer le bas des reins ! conduite que l’on ne pourrait se permettre qu’avec des filles publiques, et auxquelles, par conséquent, on semble assimiler les femmes à qui on fait de telles offenses. Quand donc les hommes sauront-il se respecter ?… Ah, mon Dieu ! je crois que je fais de la morale !… Non, je dis ce que je pense, et voilà tout.