Le public s’impatiente de ce qu’on ne commence pas ; et le public du boulevard du Temple exprime bruyamment son ennui. Au parterre, on bat la semelle ; aux galeries, on siffle ; au paradis, on crie : « La toile ! » avec accompagnement de jurons. Pendant tout ce tapage, je m’aperçois que le monsieur chauve, assis derrière ma grosse voisine, a tiré un petit peigne d’écaille de sa poche, et qu’il s’occupe à ramener sur son front une trentaine de cheveu, qui s’obstinent à vouloir retomber en arrière d’où ils se développent en Longues mèches, ce qui donne à la tête de ce monsieur la tournure de ces plumeaux que vendaient les Alsaciennes.
Mes deux voisines, qui ont juré de ne pas rester deux minutes tranquilles, se sont levées de nouveau, et regardant dans le parterre :
– Ah ! Marie, voilà ton époux qui fait la conversation avec ses voisins…
– Il n’est pas bête, Gérard ; il cause très longtemps quand il veut…
– Tiens, voilà Bribri qui jacasse aussi !… As-tu remarqué comme il fuit des yeux fixes en parlant ? C’est un genre pour se donner de l’expression. Ils rient, ces messieurs… Ah ! les espiègles !… Dieu ! que je voudrais savoir ce qui les fait rire… Hum !… hum !…
Et ma voisine se penche tout à fait sur moi, et avance son bras en faisant aller son mouchoir ; mais le mouchoir va sur la figure du petit-maître, qui repousse le bras de la dame en s’écriant :
– Faites donc attention, madame… vous m’éborgnez… Voilà une heure que vous gênez tout le monde… Vous n’êtes pas ici dans votre chambre.
– Tiens ! cette nouvelle ! Si j’étais dans ma chambre, je sais bien ce que je ferais… Est-ce qu’il n’est pas permis de parler à son époux ?…
– On ne se parle pas de la galerie au parterre…
– Est-ce qu’il y a une ordonnance de police qui le défend ?
– Si vous voulez parler à votre mari, descendez auprès de lui.
– J’ai payé comme vous, et peut-être mieux que vous… le parlerai quand cela me fera plaisir… Vous faites le méchant parce que vous parlez à des femmes, si Bribri était avec moi, vous fileriez doux comme un mérinos ! On connaît ça !
Le monsieur bouclé lève les épaules et se retourne d’un autre côté en murmurant :
– Comme ces théâtres-ci sont composés !… Je ne sais pas comment on peut y venir… S’il y avait eu de la place dans une loge, certainement je ne serais pas ici… Mais, tout est loué ! tout est retenu d’avance !…
– On dit beaucoup de bien dû la pièce nouvelle, répond le mari de la dame au colimaçon, auquel s’était adressé le mirliflore.
– Ah ! beaucoup de bien !… Parbleu ! ces mélodrames, c’est toujours la même chose… Un tyran, un niais et une orpheline persécutée. J’en ai vu soixante !… c’est toujours la même intrigue.
– Monsieur est donc un habitué de ces théâtres ?
– Un habitué ? non ; main j’y viens… parce qu’il faut bien faire quelque chose.
– La pièce qu’on va donner est en six tableaux. – Incessamment, ils les feront en trente-six… Ça sera comme une véritable lanterne magique. Parais ! disparais !
– Moi, j’aime beaucoup les pièces en tableaux, c’est amusant ; c’est un genre plus varié.
– C’est un genre qui ruinera plus d’un directeur… Mais, comme vous dites, c’est assez divertissant… On voit un salon, puis une forêt, puis une caverne… Des jours, des années se passent dans un même acte. À la vérité, ça vous embrouille un peu ; on ne sait pas trop où on en est, ni ce que cela signifie ; mais c’est à la manière de Shakespeare, de Schiller ; on n’a pas besoin de comprendre.
– Mesdemoiselles, vous me poussez sans cesse… c’est insupportable. Vous mettez vos pieds dans mes jambes ; bientôt je ne pourrai plus remuer le bras pour prendre ma tabatière. C’est le grand monsieur sec qui s’adresse aux deux grisettes qui sont à sa droite, et dont l’aînée lui répond en lui riant au nez : « Nous, monsieur, nous ne remuons pas !… » Puis les jeunes filles se retournent, recommencent à chuchoter en poussant des éclats de rire, regardent le jeune homme à l’air étonné et à la bouche ouverte, qui est place derrière elles, lui font des mines, lui tirent la langue, puis se montrent du doigt la c****e en colimaçon.
On frappe les trois coups. Mes voisines se rasseyent ; la petite pièce commence. Les deux ouvrières qui ont probablement une passion parmi les acteurs du théâtre, et qui se sont placées au balcon afin de voir leur objet de plus près, avancent la tête et se penchent sur l’avant-scène en disant :
– Ah ! qu’il est beau là-dedans !… Comme ce costume-là lui sied bien !… Il a l’épingle que je lui ai donnée avant-hier… Ah ! il nous voit… il nous regarde… J’en suis folle, ma petite…
– Mesdemoiselles, vous m’empêchez de voir, dit le grand monsieur ; vous avez la moitié du corps en dehors de la balustrade !…
– Monsieur, nous ne verrions pas sans cela… Vous êtes bien heureux encore que nous n’ayons pas de chapeaux…
– Silence donc ! dit madame Gérard, est-ce qu’on parle comme ça quand la toile est levée !
– À la porte ! crie-t-on du parterre.
– Voulez-vous vous taire, filons ! dit une voix du paradis.
Le calme se rétablit, la petite pièce s’achève, et dès que le rideau est baissé, mes voisines se mettent de nouveau en mouvement, et font des signes à leurs maris.
Le mirliflore sort en laissant un gant à si place ; les deux grisettes sortent en marchant sur les banquettes ; le jeune homme placé près de la jolie dame sort aussi, j’espérais que mesdames Bribri et Gérard en feraient autant, mais elles restent pour mon malheur.
Comme cette dame placée sur le devant se trouve pour l’instant plus à son aise, elle regarde dans la salle, et je puis apercevoir ses traits. Je ne m’étais pas trompé, elle est charmante !… plus on la regarde, plus sa figure plaît… à moi, du moins. De beaux yeux, fendus en amande, et d’une expression si douce, quoique noirs… les cheveux châtains… un nez moyen, mais d’une forme gracieuse. Une bouche… ni grande ni petite… et des dents… impossible de les voir, elle tient sa bouche fermée, mais elle doit avoir de belles dents, je le gagerais ; d’ailleurs il faut toujours juger joli ce qu’on ne voit pas ; il n’en coûte pas plus et cela contente : pour le teint, je dois avouer qu’elle en a bien peu, elle est plutôt pâle, et son air est sérieux ; mais j’aime beaucoup les femmes pâles, et une bouche sérieuse devient si séduisante lorsqu’elle sourit !… tandis qu’une bouche qui rit toujours c’est constamment la même chose !
Je crois que cette dame s’est aperçue de mon attention à te regarder. Elle se tourne de manière que je ne puis plus la voir. Diable ! c’est bien contrariant…
Je n’ose lui parler… Elle n’a pas de ces airs qui permettent d’entamer la conversation… Après tout, à quoi bon causer avec cette dame ?… Quelle nécessité de chercher à faire sa connaissance ? Tenons-nous tranquille, cela vaudra beaucoup mieux. Ne me suis-je pas promis d’être sage ; de ne plus courir les bals, de ne plus fréquenter les grisettes, de dîner moins souvent chez le traiteur avec des amis qui aiment autant le champagne que moi, de ne plus monter à cheval, de ne plus jouer à l’écarté ?
Il est cependant cruel de penser qu’on ne reverra peut-être plus une personne qui nous plaît, que l’on se sent disposé à aimer, vers laquelle il semble qu’une secrète sympathie nous entraîne. Il est vrai que cette sympathie-là s’établit bien souvent entre une belle Femme et un joli garçon… ne l’ai-je pas cent fois ressentie !… Je ne prétends pas dire par là que je sois beau, mais je suis essentiellement sensible.
– Ah ! mille pardons monsieur !… C’est l’élégante placée dans la loge derrière moi qui avec sa main avait légèrement touché ma tête. Je lève les yeux et je m’incline. Elle est très bien aussi cette dame-là ; beaucoup de personnes la trouveront peut-être plus jolie que la dame pâle et sérieuse, cependant je n’éprouve pas pour elle les mêmes désirs que pour la c****e pensée. C’est peut-être parce que celle-ci ne me regarde jamais, tandis que je puis voir l’autre tout à mon aise ; les hommes sont si bizarres ! ou plutôt la nature leur a donné un cœur si bizarre, car certainement ce n’est pas par notre volonté que nous sommes comme cela, et que nous aimons de préférence ce que nous ne pouvons pas avoir. Si nous nous étions faits nous-mêmes, nous n’aurions probablement pris tous ces petits désagréments-là.
– Ah !… Pif !… paf !… Via qu’on se bat au parterre… Ah ! mon Dieu, Marie, c’est sous le lustre… c’est auprès de nos hommes… pourvu qu’ils ne se fourrent pas là-dedans… Ne t’en mêle pas, Bribri… ne t’en mêle pas, entends-tu ? Tu vas perdre ton bonnet de soie noire !…
Ma voisine s’était couchée sur la balustrade et m’étouffait par le poids de son corps ; je la repoussai doucement en lui disant ;
– Calmez-vous, madame, vous voyez bien que M. Bribri est fort tranquille, et que la dispute ne le regarde pas.
– Ah ! monsieur, c’est que je connais mon mari, il ne faudrait qu’un mot pour qu’il s’exposât… il est petit, mais c’est égal, il est rageur comme un griffon !…
La dame à la c****e pensée se retourne un peu ; elle souriait légèrement, je souriais aussi, nos regards se rencontrèrent, et il me sembla qu’il s’établissait dès lors une secrète intelligence entre nous ; du moins je me plu à le croire parce que j’en avais le désir.
Mais les personnes qui étaient sorties reviennent prendre leurs places. Les deux jeunes filles tiennent dans leurs mains des oranges et de la galette, elles se bourrent de gâteaux et épluchent leurs oranges du côté de leur voisin, qui est au supplice et ne cosse de répéter : – Mesdemoiselles, vous allez me tacher… prenez garde, l’orange emporte la couleur…
– Une demi-heure d’entracte, et ils ne commencent pas encore ! dit le petit-maître en lorgnant dans les loges. C’est indécent !… Nous faire attendre ainsi pour une pièce qui ne vaudra peut-être rien.
– Dis donc, Marie, ce beau petit camus à favoris cirés qui dit que la pièce qu’on va donner est indécente…
– Bah ! on a dit à Gérard que c’était superbe… Le premier ouvrier de notre voisin le lampiste a vu la répétition, il assure que c’est magnifique… Plus fort en crimes que les Bourreaux, les Voleurs, les Mandrins, et tout ce que l’on a déjà vu. Il dit que la fin est si terrible, qu’à la répétition les pompiers ont pleuré, et qu’il y a deux machinistes qu’il a fallu emporter.
– Combien on meurt-il dans la pièce, Marie ?
– Je crois qu’il n’y a que deux morts, mais il y en a quatre ou cinq qui sont blessés, et la princesse s’évanouit à la fin de chaque tableau ; et puis des décors locals, et tout cela écrit dans une prose superbe, du pur Racine, ma petite… C’est l’ouvrier lampiste qui l’a dit, et c’est un gaillard qui a vécu, il a aussi fait des études pour être garçon tailleur, et il a joué le Blondel de Joconde chez M. Doyen, dans la nouvelle petite salle, au troisième.
J’écoutais cette conversation, lorsque le monsieur au petit peigne se penchant, vers madame Bribri, à laquelle il faisait des yeux très tendres, dit en passant sa main droite sur ses cheveux pour les retenir à leur place :
– Il paraît, mesdames, que vous êtes au courant des mystères de coulisses… Eh ! eh !… vous êtes initiées dans les secrets interdits aux profanes.
Les deux commères qui probablement ne Comprenaient pas ce que voulait dire ce monsieur, se laissèrent aller sur la banquette sans répondre à l’amateur.
Enfin on a donné le signal ; l’ouverture est jouée au milieu du bruit, du tumulte, des réclamations de ceux qui ne retrouvent plus leurs places, et des portes de loges qu’on ferme.
Mais dès que le mélodrame commence, le bruit cesse ; si quelqu’un se mouche ou tousse un peu fort, une voix de tonnerre s’écrie :
– À la porte le poitrinaire !
Et une autre voix enrouée répond :
– Taisez-vous donc, gueulards
Malgré ces légères interruptions, la pièce va son train. Mes voisines sont tout yeux ; l’une d’elles pleure déjà, l’autre prononce de temps à autre des mots entrecoupés :
– Ah ! mon Dieu ! pauvre innocente… scélérat de brigand… tu auras ton compte tout à l’heure…
Le monsieur au petit peigne, qui veut à toute force lier conversation avec ces dames, répond aux derniers mots de madame Bribri :
– Oui… je le crois aussi… C’est fort intéressant… Diable ! ça s’embrouille.
Mais au beau milieu d’une scène, ma voisine se retourne brusquement, et repousse de côté les genoux de ce monsieur en s’écriant :
– Dites donc, cher ami, est-ce que vous avez des fourmis dans les jambes ?… Tâchez donc de ne pas tant frotter vos genoux sur mon châle ; je suis chatouilleuse, voyez-vous.
Le monsieur chauve devient rouge comme un homard ; il balbutie quelques mots, puis se lève, et se tient debout pendant toute la durée de l’acte, après lequel il sort et ne revient plus, étant probablement allé talonner ailleurs. Le premier acte s’achève au bruit de deux cents mains qui frappent les unes contre les autres.
– Les claqueurs sont toujours là, dit le petit maître en haussant les épaules et en m’adressant la parole. Ces théâtres-ci sont insupportables pour cela.
– Ces théâtres-ci, monsieur, n’en ont pas plus que les grands. Pourquoi voulez-vous que les auteurs des petits spectacles se privent d’au moyen de succès exploité par leurs confrères des grands théâtres ? Sans doute il est malheureux de penser que ce sont maintenant les claqueurs et non pas le vrai public qui assurent le succès des pièces… Aussi l’auteur qui a le moyen de payer le plus de mains d’œuvre est-il certain d’avoir les plus beaux succès !… Si vous voulez détruire un abus, faites que la reforme soit générale ; mais non, lorsqu’on crie au scandale, c’est toujours aux pauvres diables que l’on s’adresse, et on laisse en paix les grands seigneurs faire des sottises.