CHAPITRE IV - Nickel

1263 Words
CHAPITRE IVNickelJe ne répondrais pas que Georges eût écouté mon histoire jusqu’au bout, mais j’avais derrière moi deux oreilles qui n’en avaient pas perdu un mot. C’étaient celles du garçon de la Bastei, que je croyais bien loin. La bonne opinion que j’avais exprimée pour les gens de sa profession me parut l’avoir attendri. – Si monsieur revient à la Bastei et que j’y sois encore, me dit-il, il peut être sûr d’être bien servi par Nickel. – Tiens ! lui dit Georges, vous êtes encore là, vous ? mais nous n’avions plus besoin de rien, mon ami ; vous pouviez vous retirer. – C’est que, dit Nickel en s’adressant plus spécialement à moi, qui avais visiblement pris le pas sur Georges dans ses faveurs, c’est que je voulais demander à monsieur s’il faut lui retenir un lit. – Un lit ! m’écriai-je, et pourquoi faire ? Nous comptons coucher à Dresde, mon garçon. – On ne redescend pas la nuit de la Bastei quand il a plu, me répondit M. Nickel ; l’orage a grossi les ruisseaux, et cela serait impossible même à mylord. – Comment, mylord ? dit Georges. – Si ce garçon tient à ce que tu sois Anglais, dis-je à Georges, laisse-le faire. – Au fait… dit Georges. – Nous n’avons que trois lits, reprit le kellner sans se déferrer. – Eh bien ! dit Georges, trois lits pour deux, cela n’a rien d’inquiétant. – Pour deux, non, dit le kellner, mais pour dix ! Si mylord m’avait laissé dire, il saurait déjà qu’une demi-heure avant son arrivée nous avions ici huit personnes. Ces personnes ont été faire un tour dans les rochers ; dès que l’orage le leur permettra, elles rentreront ; elles ne redescendront pas plus que ces messieurs de la Bastei, et les lits seront pour ceux qui les auront demandés les premiers. – Diable ! dit Georges, cela change la thèse. Retenez-nous deux chambres, monsieur le garçon ; deux belles, qui aient la vue de ce côté… et appelez-moi mylord tant que vous voudrez. Je commence à me sentir pour les garçons de café en général, et pour le kellner de la Bastei en particulier, la même sympathie que mon ami Maurice. Le kellner salua Georges d’un air satisfait, il me fit un signe de tête particulièrement amical, et nous laissa seuls devant les cieux déchaînés. – Rester ici ne serait rien, dit Georges, après quelques minutes d’une muette contemplation, car voir le soleil se lever sur la Bastei après l’y avoir vu ce soir disparaître dans un orage n’a rien en soi de désobligeant ; mais ce qui me chiffonne, c’est que si la société que nous a prédite votre Nickel n’est pas noyée tout entière par cette inondation, nous ne serons plus seuls dans ce cabaret. Vous verrez, Maurice, que tout ce monde-là va nous gâter notre tempête de ce soir et notre aurore de demain : trop heureux si notre nuit ne s’en ressent pas ! – Bah ! dis-je à Georges, la maison est grande. – Oui, me répondit Georges ; mais trois lits ne sont toujours que trois lits, et il ne faudrait pas trop nous étonner si, dans un pays où c’est une politesse à se faire que de boire dans le même pot, quelque bon Allemand, effrayé de la perspective d’un gros rhume, nous demandait sans façon la permission de partager nos chambres et peut-être nos lits ! Nous sommes dans une contrée patriarcale, ô Maurice ! – Partager nos lits !… m’écriai-je consterné, nos lits ! mais j’aimerais mille fois mieux les donner tout à fait et coucher sur cette table. – Vous n’êtes pas dégoûté, répliqua Georges. La nappe est presque blanche, et elle vaudrait toujours mieux, pour nous couvrir cette nuit, que les mouchoirs de poche et les damnés plumeaux qui nous sont probablement réservés. – Ah ! Georges, m’écriai-je douloureusement, mon cher Georges, pourquoi m’avez-vous amené ici ? – Ingrat ! répliqua Georges ; mais regardez donc ces splendides éclairs ! mais écoutez donc ce vacarme ! mais admirez donc ce ciel bouleversé ! Je me dressai subitement sur mes pieds. – Ah çà ! qu’est-ce qui vous prend ? dit Georges. J’ai cru, Dieu me pardonne, que vous aviez avalé ce coup de tonnerre. – Ce qui me prend, m’écriai-je, ce qui me prend !… Ah ! comment ai-je pu l’oublier ? Si je ne suis pas à Dresde ce soir, à minuit, ni avant ni après, je suis un homme perdu, déshonoré, et, qui pis est, désespéré, Georges. – Allons, bon ! dit Georges avec un flegme qui redoubla ma colère, voilà bien une autre histoire ! Mais calmez-vous, Maurice ; le sage est celui qui sait prendre son parti de ce qu’il ne peut empêcher. Le garçon que vous aimez a dit vrai : retourner à Dresde est aussi impossible que de monter dans la lune. Vous ne pouvez arriver ce soir, ni vivant ni mort, à l’hôtel de Bellevue. Et cela étant ainsi, maudissez-moi, mais asseyez-vous ! – M’asseoir ! dis-je à Georges, vous n’y pensez pas. J’ai du feu dans les veines, et je ne m’assoirai de ma vie. – Que diable ! me dit Georges, je n’imagine pas qu’un galant homme puisse jamais être déshonoré parce que la terre lui manque sous les pieds. Vous deviez être à minuit à Dresde ; mais par une circonstance plus forte que toutes les volontés humaines, vous n’y pouvez rentrer que demain matin. Eh bien ! vous en serez quitte pour dire demain à la nécessité quelconque qui vous y appelait ce soir, qu’attendu que vous n’êtes ni un nuage ni un ballon, qu’attendu que vous n’êtes qu’un bipède, vous n’avez pu fendre les airs et vous y rendre. Vous le direz, je le dirai ; et ceux qui ne le croiront pas sur notre double affirmation, eh bien ! que le plus grand des diables d’Allemagne les emporte ! Mais nous trouverons bien, je vous le jure, quelque moyen d’avoir raison de leur incrédulité. Je me promenais de long en large, fort agité. – De par tous les saints du paradis, me dit Georges, dites-moi quelle mouche vous pique ; dites-moi ce que vous aviez à faire à Dresde, à minuit. Minuit, ce n’est l’heure de rien qui ne puisse se remettre. On ne se bat pas à minuit, que je sache ; ce n’est donc pas d’une affaire d’honneur qu’il s’agit, et, fût-ce une affaire d’honneur, le coup d’épée le plus mérité peut attendre. Parlez, mon bon Maurice, ou cela va être à mon tour de devenir enragé. Je m’étais assis sans répondre, et les dents très serrées. – Êtes-vous muet ? me dit Georges. – Non… – Êtes-vous fou ? me cria-t-il. – On le serait à moins… – Pour cette fois, j’y suis, reprit Georges en se frappant le front. Ah ! mon pauvre ami, pardonnez-moi ; il y a là-dessous une affaire de cœur, je le vois. Il n’y a qu’une femme, il n’y a qu’une folie d’amour qui puisse mettre un homme raisonnable dans l’état déplorable où vous êtes. – Eh bien ! dis-je à Georges en poussant un gémissement à côté duquel ceux de la tempête n’étaient qu’un zéphyr, mettez qu’il y ait une femme en effet au fond de mon chagrin. – Diable ! dit Georges en se grattant la tête, diable ! Mais enfin, Maurice, une affaire de cœur, c’est un duel aussi, et, comme un duel, cela peut se retrouver sans doute. Allons, mon ami, ayez confiance en moi, et, dussé-je faire cent lieues à pied pour réparer la sottise dont je suis la cause involontaire, je les ferai. J’irai demain trouver celle qui vous attend ce soir, je me jetterai à ses genoux… – Non pas ! m’écriai-je. – Mais… reprit Georges, souriant de la vivacité de ma réplique. – Ne m’interrogez pas davantage, lui répondis-je ; ce qui est fait est fait, et c’est irréparable. Il y a deux ans, deux siècles ! que je cours après le rêve que j’allais atteindre aujourd’hui, et ce rêve est perdu à jamais ; et si je dis à jamais, c’est que c’est à jamais en effet. Voyons, Georges, supposez que, par une bonne fortune inouïe, une bulle d’air quelconque, quelque chose d’impalpable comme un sylphe, un oiseau rare, un être insaisissable, par vous longtemps et ardemment poursuivi, supposez que cet être unique, que ce phénix soit dans votre main… je vous distrais un instant, votre main s’ouvre, l’oiseau s’envole et disparaît dans les nuées ; croyez-vous que je pourrais vous le ramener en me jetant à ses genoux ?… Georges courba la tête. – Je suis un scélérat, me dit-il ; vous devez avoir envie de me tuer ; tuez-moi… Je ne sais ce que j’allais lui répondre, quand une espèce de fantôme, se dressant tout à coup sous ma fenêtre, l’enjamba sans plus de façon.
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