CHAPITRE VLe radeau de la Méduse– Qui êtes-vous ? dit Georges en se jetant au-devant de ce singulier visiteur.
– Je suis un naufragé de la Méduse, répondit le fantôme ; je suis un noyé, je suis le flot battu par la tempête, je suis l’eau et la boue, je suis le froid et la faim. C’est à la nage que j’arrive, comme une épave, et à travers mille récifs. Je suis, pour tout dire, fait comme un voleur et trempé comme une soupe, mais ravi d’être au port. Au diable les parties de montagne ! au diable l’Allemagne et les Allemands ! et au diable les monts et les vaux ! au diable tout ce qui n’est pas Paris ! Peste soit de la végétation et du printemps ! Je suis de l’avis de je ne sais qui, un grand poète, lequel soutenait que les forêts et les prairies ne sont que la m********e de la terre. Je donnerais deux sous pour être à la broche, pour rôtir devant un bon feu, et quatre pour être sur le boulevard des Italiens, qu’un mauvais génie m’a seul pu faire abandonner il y a tantôt huit jours, dont je fais vœu de ne pas m’écarter à l’avenir d’une semelle. Au diable la lubie qui m’a poussé jusqu’ici, loin des fiacres généreux qui pour trente sous vous ramènent à votre lit ; loin du tiroir où l’on trouve son linge blanc ; loin de ma robe de chambre bien ouatée ; loin de mes pantoufles vénérées ; loin des chenets de mes pères, loin de tout ce qui est le bonheur ici-bas !
– Eh quoi ! Raymond, mon brave Raymond, c’est vous ! s’écria Georges qui reconnut, non sans surprise, dans le fantôme, un de ses amis de Paris. Par quel miracle vous trouvez-vous ici, vous, le Parisien le plus forcené, et dans ce pitoyable équipage ?
– Un miracle ! vous appelez cela un miracle ? répliqua l’homme mouillé ; pardieu, Georges, vous n’êtes pas difficile ! Quand je me serai secoué, égoutté, séché, restauré, réchauffé et dépouillé, je répondrai peut-être à votre question. Pour le moment, sonnez la cloche d’alarme, appelez toute la maison, déshabillez-moi, faites-moi trop de feu, brûlez tout et suppliez tout ce qui respire dans cette baraque, car il ne faut pas être un égoïste, de lâcher sans plus tarder à travers ces rochers maudits les chiens du mont Saint-Bernard. J’ai laissé derrière moi, par-delà le pont des rochers, dans un gouffre fréquenté par un torrent, sept hommes, sept créatures infortunées, naguère l’orgueil de Paris, qui rendront, comme cela vient de m’arriver, le dernier soupir dans moins de cinq minutes, si l’on n’entreprend pas incontinent leur sauvetage… Je me suis perdu, ils se sont perdus, nous nous sommes perdus dans les ignobles fondrières de cette butte infâme, et voilà !
Georges sonnait comme pour un incendie. Notre ami Nickel arriva tout effaré, un manteau de toile cirée sur le dos, une lanterne à la main.
– Je l’avais bien dit à mylord, fit-il en montrant à Georges, d’un air triomphant, le malheureux Raymond ; en voilà déjà un.
– Garçon, mon ami, s’écria Raymond en le secouant par le bras, ne perds pas un mot de mes discours ! Si tu ne tiens pas à ce que je meure à l’état de gouttière, allons, vite, du feu et des habits ! N’importe quel feu, pourvu qu’il brûle ; n’importe quels habits, pourvu qu’ils soient chauds. Va me chercher du bois et ta garde-robe ; je te la ferai remplacer par Dusautoy ; il a des habits de sénateurs qui t’iront à merveille. Voilà vingt francs ; cours, vole, ne perds pas la tête, n’éteins pas ta lanterne, et je te ferai des rentes ; je te donnerai des actions du Nord, ou même des Docks, si tu reviens avec ce que je te demande !
– Et les autres ?… dit le garçon.
– Les autres sont morts, lui répondit Raymond ; mais ils t’assureront un sort, si tu les ressuscites et si tu parviens à rapporter pour chacun d’eux ce que tout naturellement je désire d’abord pour moi-même.
Le garçon, électrisé par cette véhémente apostrophe et par la pièce de vingt francs de Raymond, prit son élan…
Raymond l’arrêta au vol, comme il allait franchir la porte :
– Encore un mot, dit-il. Si tu ne trouves pas assez de culottes propres dans tes malles et dans celles de tes maîtres, ô garçon de la montagne, mets à sec les tiroirs de tes maîtresses ; apporte-nous, sans choisir, des robes, des jupons, des corsets, des crinolines, des bonnets de coton, des couvertures, des rideaux, des matelas. Tout nous paraîtra bon qui nous aidera à ne pas laisser nos os sur cette roche inhospitalière.
Cette pathétique prosopopée produisit sur nos nerfs un effet sur lequel n’avait pas compté son auteur. Oubliant tout, et mon légitime désespoir, et le respect dû au malheur, Georges et moi nous nous laissâmes soudain gagner par un fou rire.
– Vous riez, cœurs de pierre ! s’écria Raymond scandalisé ; tu ris, Georges, quand ton ami grelotte, quand ses dents claquent comme des castagnettes, quand le frisson de la dernière heure secoue chacun de ses membres ! Mais tu te crois donc au théâtre de la Gaîté, misérable ?
Ce s******t reproche nous alla jusqu’à l’âme. La pitié nous revint. Georges prit Raymond par les bras, je m’emparai de ses jambes, et, après des efforts héroïques, nous parvînmes à le débarrasser de ses vêtements que la pluie avait hermétiquement collés sur son corps. Quand il ne lui resta plus que la peau, notre idée de la nappe nous revint et nous l’y roulâmes sans façon, comme nous eussions fait d’un enfant au maillot.
– Georges, dit Raymond après que nous l’eûmes couché tout de son long sur la grande table, oublie mes vivacités de tout à l’heure, bien qu’elles fussent méritées. Je jure, moi, de n’oublier jamais ce que tu viens de faire ici pour moi. Georges, tu es mon bienfaiteur et mon père, que dis-je ? tu es ma nourrice ! Et vous, ajouta-t-il en jetant sur moi un regard tout rempli d’une touchante langueur, vous, compatissant inconnu, qui avez noblement sacrifié une paire de gants pour m’arracher mes bottes, soyez béni, ou plutôt soyez mon père aussi. Sachez qu’en obligeant Raymond de L… vous n’avez point obligé un ingrat, et que si jamais je vous rencontre à Paris, mes cigares de choix seront à vous.