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Les bonnes fortunes parisiennes

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Extrait : "Vous avez tous connu Georges Turner, un peintre, plus qu'un peintre, un poète, une de ces natures à la fois chevaleresques et mélancoliques qu'embrase l'amour du beau, qui ont le culte de ce dieu invisible qu'elles appellent l'idéal, et qui cherchent partout, même en ce monde, des preuves de la présence de leur dieu. Je le rencontrai un jour sortant du musée de Dresde."

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CHAPITRE PREMIER - De Dresde à la Bastei
CHAPITRE PREMIERDe Dresde à la BasteiVous avez tous connu Georges Turner, un peintre, plus qu’un peintre, un poète, une de ces natures à la fois chevaleresques et mélancoliques qu’embrase l’amour du beau qui ont le culte de ce dieu invisible qu’elles appellent l’idéal, et qui cherchent partout, même en ce monde, des preuves de la présence de leur dieu. Je le rencontrai un jour sortant du musée de Dresde. La vue des chefs-d’œuvre qui abondent dans ce musée, un des plus riches en trésors de toute sorte qu’il soit donné aux hommes de rassembler, cette vue l’avait transporté. Il avait le front comme illuminé. Sa parole vibrait. On sentait qu’il s’était rempli jusqu’au bord d’un saint enthousiasme. – Que c’est bon ce qui est beau, me dit-il, et qu’il est doux d’admirer ! – Comme vos yeux brillent, mon ami ! On dirait que vous avez pleuré. – Si j’ai pleuré ! me répondit-il ; oui, certes, et j’espère bien pleurer encore. J’ai pleuré devant ces grandes, devant ces nobles toiles. Que je suis heureux d’être peintre, d’avoir des yeux pour ouvrir à mon âme ce pur ciel de l’art où l’on voit réalisés par d’autres les rêves qu’on n’a pu atteindre encore soi-même, mais qu’on atteindra peut-être à son tour ! Tout est dans ces inappréciables galeries. C’est un monde, un univers toujours réussi, plein d’une vie et d’un mouvement que rien n’égale dans la vie réelle. C’est plus beau que la nature elle-même, car c’est la nature choisie par ses plus respectueux enfants. Entrez là-dedans, mon cher Maurice : fussiez-vous mort à toutes les émotions, vous en reviendrez ranimé. Tout y brille, tout y rayonne, tout y parle. Il y a dans ce temple vingt tableaux qui sont tout à la fois des poèmes et des symphonies. Je vous défie, quand ces miracles auront passé sous vos yeux, de me dire qu’ils sont muets, qu’ils ne vous ont rien raconté, qu’en les contemplant votre âme n’a fait que voir et n’a rien entendu. Vous sortirez de ce saint lieu comme d’un concert sacré, écoutant encore, comprenant que ce qui est radieux ne se tait pas, que les couleurs chantent, qu’elles ont une voix, et qu’il n’y a, pour tout dire, que les sourds et les aveugles qui séparent l’harmonie des tons de l’harmonie des sons. Il est douloureux, sans doute, d’avoir contemplé ces merveilles et de n’être que ce qu’on est, mais il est plus triste encore d’être contraint de les quitter et de rentrer, en se séparant de cette foule de génies, dans le néant des rues. Où vais-je aller pour garder complète la mémoire de cette fête de mes yeux ? où vais-je promener mon souvenir ? Tenez, mon cher Maurice, si vous êtes un bon ami, vous ne me quitterez pas, vous vous emparerez de moi et vous me conduirez dans quelque beau lieu, à la Bastei, par exemple. Cela vous va-t-il ? en cinq quarts d’heure, nous serons en pleine Suisse saxonne, et nous aurons échappé aux vulgarités des villes. Il n’y a que les splendeurs écloses sous la main de Dieu qui puissent répondre à tout ce que viennent de me dire les splendeurs de l’art. Partons. – Partons, lui dis-je ; les montagnes et les rochers, les eaux vives et les forêts profondes, ce sont mes tableaux à moi. L’univers est mon musée. Pourquoi croyez-vous donc que je cours sans trêve ni repos, si ce n’est pour rencontrer l’occasion de pleurer de temps en temps, tout seul, une de ces larmes que vous venez de répandre ? D’ailleurs, je ne cherchais, en ce moment, qu’à user une journée d’impatiente attente. Avec vous, dans le beau pays que vous me promettez, elle passera plus vite. Grâce au chemin de fer plus prompt que le bateau à vapeur, nous laissâmes bientôt derrière nous la vallée de Dresde et ses guinguettes fameuses. Loschwitz et Blasewitz, où Schiller prit sa Guttel pour sa tragédie de Wallenstein ; les tourelles du palais romano-chinois de Pilnitz, où fut signé le traité qui ramena la légitimité en France ; Gross Sedlitz et Kopitz, célèbre par son tir au papegai ; Pirna et la forteresse de Sonnenstein défilèrent successivement sous nos yeux. La station de Potzscha apparut. Nous n’avions plus qu’à traverser l’Elbe pour nous trouver à Vehlen, au pied de la Bastei. La Suisse a des beautés d’un autre ordre ; elle n’a rien qui ressemble à cet étrange lieu. Le long et bizarre défilé d’Uttewalder-Grund, qui, à travers mille surprises, conduit des bords de l’Elbe au sommet de la Bastei, est comme ces préludes des belles œuvres qui déjà annoncent la pensée de leur auteur. Quoi qu’en ait dit le proverbe, tout chemin ne mène pas à Rome. Il y a chemins et chemins ; et Dieu, en maître habile, n’a jamais fait une préface vulgaire aux grands chapitres de son livre. Un chemin comme celui de la Bastei ne saurait donc conduire à quelque chose de banal. On sent qu’il vous mène à la découverte d’un des secrets de la nature. C’est comme une initiation, comme une préparation, que cette ascension mystérieuse et charmante à travers les monts déchirés. Le jour ne semble se faire que peu à peu dans ces gorges étranglées, et riantes cependant, que dominent et surplombent parfois tout à coup d’énormes blocs de noirs rochers. On sort de tunnels comme Dieu seul en sait faire par des échappées qu’aucun pinceau n’aurait osées. L’herbe la plus menue, les fleurettes les plus gaies, la mousse la plus tendre, les bruyères les plus roses, les fougères les plus actives, le sable le plus fin, la terre la plus vierge, les fruits les plus naïfs, les ruisseaux les plus fous, les torrents les plus brusques se trouvent sous vos pas, sous vos yeux, sous vos mains, avec une profusion, avec une diversité telle que, n’était la note toujours grave qui sert de dessous à ces mille variations et qui ne vous laisse pas oublier que tout cela n’est encore qu’une broderie, que l’introduction d’un bien autre morceau, vous seriez tenté à chaque instant de dire « N’allons pas plus loin. Nous sommes bien ici ; restons-y pour l’éternité. » Mais quel amant de la terre, digne de ce bel amour, est jamais resté à mi-chemin d’une montagne ou d’un précipice ? La pointe extrême des cimes et le fond même des gouffres, n’est-ce pas ce que veut toucher quiconque est possédé de la curiosité, de la passion du beau ? Vous montez donc, laissant tomber çà et là, partout, un regret ; disant du regard à tout ce qui vous ravit : « Je reviendrai. » Quand vous êtes presque en haut, cela s’élargit. C’est une forêt d’abord ; c’est un plateau lumineux ensuite. Le blé y pousse. Vous vous croyez sur un roc : c’est presque une plaine qui s’étale devant vous. Mais vous n’êtes pas au but. Ceci n’est qu’un repos ménagé comme à dessein pour vos yeux, avant que la toile se lève pour leur dévoiler le fantastique décor dont le reste n’était que l’annonce. À gauche, tout au bord de la route carrossable que vous n’avez pas prise, bien entendu, un petit sentier sous bois vous conduit innocemment, sournoisement, près d’une rustique barrière ; un arbre mal équarri, sur deux supports quelconques, c’est tout ce qui vous sépare du spectacle prestigieux qui vous attend. Si vous êtes sujet au vertige, tenez-vous bien. La scène est à pic sous vos pieds, aussi bas, dans la profondeur, que puisse descendre votre vue. Que dites-vous de cet antre, de cette fosse immense, de cette caverne à ciel ouvert, de ce cirque formidable ? Est-ce assez inquiétant, assez solennel ? Avez-vous jamais rêvé rien de pareil dans le plus puissant, dans le plus fiévreux de vos songes ? Comment décrire cette nation assemblée de géants de pierre, ce conciliabule de rochers, ce sénat de colonnes vermoulues, ces rangées de Titans morts et restés droits dans l’attitude d’une délibération suprême ? Que dites-vous de ces pleurs de soufre que les siècles ont séchés dans les yeux, dans les blessures de ces vieillards de granit ? Que dites-vous de cette sombre prairie de sapins, de ces altiers sapins du Nord qui partout menacent le ciel, et qui, d’où vous les apercevez, semblent étendus sous les pieds de ces colosses comme un tapis de brins d’herbe ? Je n’ai rien vu de plus majestueux que cette pétrification colossale. On dirait les restes d’un temple antédiluvien. Les sphinx gigantesques de la grande Égypte n’eussent pu ramper qu’à l’état d’insectes autour de ces formidables débris. On domine toutes ces hauteurs, on a tous ces sommets sous les pieds ; mais, de si haut qu’on les contemple, on les sent debout, on les voit énormes, ils vous apparaissent menaçants comme s’ils se dressaient au-dessus de vos têtes. On se dit qu’on n’est que le brin de paille qu’un caprice du vent a emporté par-delà les monts, et que, si élevé qu’on soit au-dessus de ces abîmes, la grandeur est en bas. Mais il faut s’arracher à ce spectacle. Il n’est lui-même que le plus grand des accidents de la route. Vous faites cent pas encore. Vous quittez les arbres. Vous vous arrêtez : quelle est la surprise nouvelle, et comment va s’appeler votre étonnement ?

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