Milady sonna.
Un domestique parut.
– Qu’y a-t-il, milady ?
– Où est Katty ? où l’avez-vous laissée ? je ne l’entends pas.
– Elle est au jardin, milady ; là, sous vos croisées.
– C’est bien.
– Tenez ! regardez, milord, dit lady Brady en tirant les rideaux et en indiquant à son mari la petite fille qui se roulait sur le gazon ; voyez-vous comme elle est heureuse de jouer avec son angora ? voyez-vous comme elle est forte et souple, et fine dans ses mouvements ?
C’était joyeux à voir cette lutte entre Katty et le gros angora noir de la maison, velu comme un petit ours ; allongeant sa griffe matoise le long du gazon pour saisir la main de l’enfant, il bondissait et donnait de la tête contre Katty adroite à l’éviter ; celle-ci le laissait passer de l’autre côté et tomber sur ses quatre pattes élargies, la menaçant de ses yeux verts tout ronds et tout feu, de ses moustaches droites et de son dos en montagne.
Tout à coup milord et milady poussèrent un cri.
Le chat avait renversé Katty qu’il couvrait tout entière de son corps ; il semblait vouloir l’étouffer en pesant sur elle lourd et velu, étreignant et ronflant, faisant flamboyer sa queue. Katty se débattait vainement sous l’angora ; elle était engloutie.
Sa mère effrayée avait à peine ouvert la croisée pour appeler du secours, que lord Brady accourait armé d’un pistolet pour tuer le chat ; mais le chat avait quitté la petite-fille, et il sommeillait au soleil, léchant le beau velours noir de ses pattes. Katty était prête à recommencer le jeu.
– N’avez-vous pas cru voir, milady, l’emblème exécrable du croup dans cet animal étranglant Katty ? Je regrette de ne l’avoir pas étendu roide mort sur le gazon.
– Vous voyez pourtant, milord, qu’elle n’a rien à craindre, et que le ciel la protège.
– Il faut qu’il en soit ainsi, Hanna ; reste à savoir s’il entre dans les décrets célestes que l’existence de Katty soit toujours pareillement protégée.
– N’en doutez pas, lord Brady ; c’est forte de cette pensée que je me rendais auprès de vous pour solliciter votre consentement à une résolution que j’ai prise.
– Laquelle, milady ? – car j’en ai arrêté une aussi de mon côté. Nous serions-nous rencontrés dans le même projet ; mais apprenez-moi le vôtre.
– Notre sainte religion, et vous en êtes le fidèle partisan, milord, veut qu’on croie au mérite des sacrifices. Il est des engagements qui sauvent, qui sont peut-être inscrits au livre du ciel où montent nos soupirs, puisque nos joies en descendent. Au fond des mines, sur les mers, pendant l’incendie, au moment de tout danger imminent, l’homme se tourne vers Dieu, l’échelle invisible du mineur, le niât d’airain dans la tempête, et il lui promet, non de l’or, mais une partie du temps et de la liberté dont il jouira le reste de sa vie, s’il est sauvé par lui.
– Après, milady ; – croyez-vous qu’un pèlerinage en terre sainte nous assurerait les jours de Katty ?
– Je n’ai pas songé, milord, à ce sacrifice ; mon inspiration est plus simple.
– Dites, Hanna !
– Dépouillons notre enfant de la livrée du monde, et habillons-la de la robe des anges. Le blanc plaît à la Vierge. Soyez de moitié, lord Brady, dans le serment que je ferai à Dieu de laisser Katty revêtue d’une robe blanche jusqu’à l’âge de quinze ans.
– Jusqu’à quinze ans, Hanna ! – mais celle robe blanche sera son linceul ! – Notre fille mourra à huit ans, vous le savez.
– La Vierge, la seconde mère que nous lui donnons, milord, voudra sans doute que notre enfant demeure plus longtemps sur la terre. Katty ne nous appartiendra plus jusqu’à quinze ans ; mais si elle parvient à cet âge, elle sera tout à nous. Vous associez-vous au vœu de sa mère ; le permettez-vous ?
– Illusions d’une âme tendre et confiante, et que ma foi défend de briser ! Faites, milady. Moi qui irais aux confins de la terre, au fond des mers, chercher, si je l’y savais, l’homme, le secret capable d’arracher ma fille à la mort prévue où elle court, je ne refuserai pas à votre maternelle crédulité d’essayer de la prière et du sacrifice, ces deux remèdes placés si près du cœur. Vouez au blanc notre chère Katty, je ne m’y oppose pas.
– Ai-je besoin de vous remercier, milord ? n’étais-je pas sûre que vous feriez tout pour moi à cause de notre fille ?
– Ou tout pour votre fille, Hanna, à cause de vous.
Hanna Brady rayonnait de joie sous ses larmes. Elle croyait au salut de sa fille parce qu’une ressource pieuse lui était permise. Pour les âmes pleines d’amour et de foi, espérer c’est tenir ; c’est plus que tenir, c’est être déjà reconnaissant.
– Écoutez-moi maintenant, milady ; je vous ai annoncé aussi une confidence.
– Milord, j’écoute.
– Vous avez cru, il n’y a qu’un instant, que je vous accusais d’attirer sur vos filles leur mauvaise destinée. Ces sortes de reproches ne sont ni d’un chrétien, ni d’un Irlandais, ni d’un gentilhomme ; et je suis tout cela, grâce à Dieu et à mon père. Vous vous trompiez ; mais, milady, je suis fermement convaincu que Dieu ne veut pas qu’on l’éprouve. N’est-ce pas l’éprouver, lorsqu’on a autant de terres qu’un lièvre peut en mesurer en un jour, tant de titres que la mémoire s’en effraye, que de se montrer avide encore des joies du ménage ? C’est éprouver Dieu, milady, dans sa générosité, qui est infinie, mais qui est juste. Je suis trop content de la raison avec laquelle va le monde, pour empoisonner la mienne de paradoxes ; mais c’est par expérience que je l’atteste ; il est peu de princes, peu de rois qui n’aient payé les voluptés satisfaites de l’ambition par le tourment domestique du foyer. Le père expie le maître ; au rebours des pauvres auxquels j’enlevais tout à l’heure leur unique consolation ; au contraire des pauvres qui ont des baronnies, des duchés, des couronnes ; milady, dans leur paternité qui les venge-de toutes leurs misères. J’avais cette fatale science, de la vie avant mon mariage, et c’est elle qui m’avait rendu, par prévision, si amer et si sombre aux premiers jours de notre union. J’avais peur d’ajouter à tous mes titres d’honneur et de contentement celui de père, qui les a broyés, et qui est resté seul comme le meurtrier des autres. Le mal est consommé ; je suis père ; mais je ne veux plus l’être pour pleurer l’enfant qui me reste ; je ne veux plus l’être uniquement pour rester froid à la déception de la voir mourir comme les autres ; je cesse d’être spectateur impassible, de l’assassinat de mes filles ; je me révolte, oui, à la fin contre cette loi qui nous oblige à défrayer la mort de notre sang.
– Mais que, prétendez-vous, milord ? savez-vous un moyen meilleur que la résignation ?
– J’en connais un, Hanna.
– Parlez, milord.
– Plus d’union entre nous.
La femme de lord Brady porta son mouchoir à ses yeux ; elle se leva pour se retirer, croyant avoir reçu le mépris, d’un soufflet sur la joue. Jamais gentilhomme irlandais, excepté dans l’ivresse ou dans la folie, n’avait ténu un pareil langage à sa femme.
– Asseyez-vous, milady. – Oui, plus d’union entre nous ; car je partirai, et je défendrai qu’on vous apprenne, comme je défendrai qu’on me dise l’endroit de la terre où sera notre enfant. Allez où votre cœur votre dira ; j’irai loin, moi !
– Quoi ! nous séparer tous les trois !
– Voyez-vous, milady ; dans le coin du monde où je me retirerai, où je Vieillirai, il me sera toujours permis de croire que ma fille est vivante. Rien, dans mon isolement, sans relations avec l’Europe, rien, si ce n’est mon imagination, ne me démentira, ne me désenchantera sur le compte de ma Katty. Dans quatre ans, je me dirai : elle en a douze ; dans sept ans, je me dirai : elle en a quinze. – Quinze ! milady ; – ma fille sera sauvée ; je me persuaderai qu’elle est sauvée. Pourquoi cela serait-il un mensonge ? Après tout, quand personne n’est-sûr de vivre l’heure qui suit, personne non plus n’est pas sûr de ne pas vivre. Je m’habituerai à cette séparation qui ne sera, au fond, qu’une absence que je pourrai rompre, mais que je ne romprai jamais. Je remettrai toujours à l’année suivante pour aller la voir, et d’année en année, je n’irai pas. Et d’ailleurs, où aller la voir ? Je ne saurai plus où elle est. Après vingt ans d’éloignement chercher un enfant dans le monde, où il en naît, où il en meurt trois cent mille par jour !… Voilà la vie que je veux me créer. Dans mon doute, dans mes rêves, dans ma pensée, Katty sera pour moi toujours un enfant, – toujours belle, puisqu’elle sera toujours enfant ! toujours à sept ans ! et toujours vivante, milady, toujours vivante !
Et ce que je m’impose, je vous l’impose, milady. Auriez-vous le courage que je n’ai pas ? D’ailleurs, ce n’est pas du courage, que d’attendre, par une débilité d’âme, par une soumission à l’habitude, un accident que vos larmes, votre désespoir, vos prières, si elles devaient être impuissantes, n’écarteraient pas plus que votre énergie, supposé que vous en eussiez. Quoi ! se roidir contre la montagne qui tombe, c’est là du courage ? C’est du suicide, mais du courage, non ! Mais songez, – milady, – que l’année que je ne veux pas vous laisser passer auprès de notre fille, serait tout à la fois, par une contradiction où votre raison courrait le risque de se perdre, une année pesante d’un siècle et une année insaisissable d’une minute. Vous souffririez goutte à goutte, sans relâche. Le temps c’est l’activité de la pensée ; la même pensée, car vous n’en auriez qu’une, hachée, pulvérisée par le cœur, meule qui se broie elle-même quand elle n’a plus rien à broyer, vous envahirait tout entière de son inexpugnable obsession ; cette pensée cancéreuse vous dévorerait. Après elle, ce serait encore elle, toujours elle ; vous compteriez plutôt un à un les grains de sable du désert, que vous n’en seriez quitte avec cette infinité d’atomes sur chacun desquels vous liriez sans fin le mot imperceptible et corrosif : mort ! mort ! mort ! Et pourtant cette même année d’un siècle ne sera qu’une minute, je vous l’ai dit, Hanna, parce que jamais votre fille n’aura, illuminé vos regards par plus de charmes. Elle grandira entre vos doigts ; – vous le verrez, – tout comme ses sœurs à cette sinistre période ; – ses cheveux d’or ne seront jamais descendus plus abondants sur ses épaules, – tout comme ses sœurs ; son intelligence, étoile mourante, radieuse à son déclin, ne vous aura jamais plus étonnée, – tout comme ses sœurs. Puis le siècle de la souffrance et le jour d’ivresse auront une même fin. Vous resterez avec un cadavre, – tout comme ses sœurs ! Hanna ! Hanna !
– Vous m’épouvantez, milord, plus que vous ne me persuadez. Moi, sa mère, je l’abandonnerai ! elle m’appellera et je ne répondrai pas ! Mais pour qui vivra-t-elle ? qui l’aimera ? qui en aura soin ? qui m’aimera ?
– Vos soins l’empêcheront-ils de mourir ? n’aimez-vous pas mieux pleurer sur une séparation que de pleurer sur une mort ? Est-ce que vous ne vous donnez pas un doute en échange d’une affreuse certitude en la quittant ; une espérance pour un désespoir ? Si, au lieu d’avoir vu mourir Nelly et Glorvina sous notre souffle, nous les eussions laissées dans quelque pays, lointain, sous la protection d’un parent, dans quelque pays sans communication pendant dix ans avec le nôtre, par suite de la guerre, penserions-nous aujourd’hui qu’elles sont mortes ? Non.
– Non ! milord, répondit, noyée de larmes, l’attentive et désespérée Hanna.
– Toutes deux, milady, existeraient pour nous. Qu’au lieu de la guerre ou de toute autre cause, ce soit l’exil qui nous éloigne de Katty, et Katty vivra pour nous dix ans, vingt ans, toujours, jusqu’à la fin de notre vie. Allons, du courage, milady ! du courage, Hanna !
Lord Brady tremblait autant que sa femme ; appuyé sur son épaule, il ajouta :
– Après l’hommage que vous allez faire à Dieu de notre enfant, après qu’elle aura pris le signe qui la rendra esclave de vos vœux, nous partirons l’un et l’autre. La moitié de notre fortune sera mise à la disposition d’une personne probe qui en rendra compte à l’enfant à l’époque de sa majorité ; qui n’en rendra compte à personne, si, comme tout nous impose la triste obligation de le croire, Katty n’atteint pas cette époque de salut.
– Milord ! Dieu m’est témoin que je désapprouve votre résolution ; vos raisons m’ont brisée, mais elles ne m’ont pas convaincue que je dusse abandonner ma fille. Vous êtes mon seigneur et maître. Faites parler vos droits et j’y obéirai. J’ai besoin, milord, que vous me disiez votre volonté à haute voix, pour que jamais ma conscience ne me reproche l’abandon de mon enfant. – Que Dieu vous entende ! Criez, lord Brady : Je veux cela, milady !
Lord Brady se leva et cria :
– Je le veux ! – Amen !
Ici le révérend Anderson quitta sa place et parcourut à grands pas l’appartement.
Il n’est pas bien que les hommes pleurent ; les docteurs en théologie, surtout.
Au bout d’une demi-heure il reprit son récit.
Il avait été décidé que le jour où lord Brady et sa femme se sépareraient de Katty, serait celui qui verrait la jeune miss adopter solennellement le blanc.
La cérémonie eut lieu dans une chapelle du faubourg Montmartre, et l’on y invita tous les enfants qui avaient figuré à la fête de Boulogne. Enfants, on leur demandait des prières pour une enfant de leur âge et de leur pays.
Dans la chapelle il y avait une foule de gens qui avaient suivi les voitures du cortège, de ceux qui suivent toujours, allât-on se noyer.
Marchant entre son père et sa mère, Katty s’avança vers l’autel où l’attendait le prêtre, accompagnée par devoir et par affection de toute la livrée de sa maison. Ces domestiques portaient de gros flambeaux de cire chargés à la poignée d’écussons armoriés, une corbeille de satin blanc en forme d’urne, et trois coussins.
Les enfants s’informaient tout bas, les uns les autres, si cette corbeille contenait des dragées ou des fleurs, des cerceaux ou des cordes.
Un d’entre eux qui laissait pendre un cordon de toupie de sa poche de côté, soutint que la corbeille enfermait tout cela.
Pour que le sacrifice fût plus éclatant, Katty avait été parée pour la dernière fois de sa vie du plus riche et du plus élégant costume de son pays. C’était presque une dérision douloureuse que le soin particulier de cette parure en opposition avec le visage triste des assistants. Il est vrai que tous les assistants ne sachant pas le motif de la cérémonie, ils n’en étaient pas tous également touchés. Parmi ceux qui l’ignoraient, attirés dans la chapelle par une curiosité étourdie, il s’en trouvait qui cherchaient naïvement pourquoi ils y étaient venus. Était-ce pour un baptême ? mais le nouveau-né aurait déjà sept ans ; pour un mariage ? mais la mariée n’aurait donc que sept ans ; pour un enterrement ? mais il n’y avait pas de mort. – Qu’était-ce donc ?
L’intelligence de la chose échappait au Parisien ; et cela se conçoit : le Parisien voue peu d’ordinaire ses enfants au blanc ; il les voue à tout, excepté au blanc ; d’abord parce que le blanchissage serait énorme.
L’autel s’illumina de degré, en degré, et les orgues jouèrent ; l’encens parfuma les paroles des jeunes filles qui chantaient dans le chœur.
Lord Brady, sa femme et Katty leur fille, étaient tous trois à genoux. Katty était ravie ; elle s’imagina que ces bougies allumées, et cette foule et ces enfants aussi à genoux, en cercle derrière elle, étaient là pour lui faire fête. La corbeille surtout l’intriguait extraordinairement. Elle aurait bien voulu qu’on la mît dedans.
Du même âge que Katty, ou à peu près, les autres enfants étaient envieux de son bonheur.
Mais elle leur souriait familièrement du coin de l’œil, afin de leur inspirer de l’indulgence pour une préférence de hasard, pour un hommage public dont elle n’aurait pas refusé de partager l’honneur. Qu’y faire ? semblait-elle leur dire avec résignation, tout le monde ne saurait être reine à la fois.
Cependant, au sein de son triomphe, Katty ne comprenait pas trop pourquoi son père et sa mère pleuraient ; pourquoi ses domestiques pleuraient aussi, et beaucoup d’autres encore.
La réflexion ne la chagrina pas davantage. Une petite fille s’était peu à peu détachée du cercle de ses compagnes, et les yeux baissés, et se traînant sur les genoux, elle s’était avancée vers Katty, pour lui dire tout bas :
– Vos petites amies et moi, vous demandons, mademoiselle, si vous ne nous donnerez pas notre part de ce qu’il y a dans la corbeille.
– Vous en aurez votre part, je vous le promets.
– À la bonne heure : ce serait fort mal sans cela, Katty.
Tous ces enfants auraient bientôt un à un envahi les abords de l’autel autour de Katty, si un coup de sonnette n’eût averti que le prêtre, sorti de son oraison, allait commencer la cérémonie, attendue.
La prière particulière à ces sortes de cérémonies est fort courte.
Ce qui la suivit ne fut pas long, mais pénible.
On dépouilla l’enfant de son bonnet de velours écarlate brodé d’or ; et ses beaux cheveux coulèrent sur ses épaules. Elle sourit à se voir ainsi.
Du visage de sa mère, une pâleur mortelle passa sur celui de son père. On : eût dit un éclair dans un miroir ; double lueur.
On enleva à Katty l’écharpe à fleurs jaunes qui couvrait ses épaules ; et ses petites épaules nues parurent.
Sa mère les couvrit de baisers.
Lord Brady prit un flambeau de la main d’un de ses domestiques et regarda fixement à l’écusson de la poignée les armes de sa famille. Ceci lui donna du courage.
Katty était étonnée des objets que contenait la corbeille ; elle avait compté sur mieux que le bonnet de satin blanc et la tunique blanche qu’on en tira et dont elle fut parée. Quand elle eut complètement changé pièce à pièce un vêtement de couleur pour un vêtement blanc, elle ressembla à une pervenche poudrée par la neige, ou plutôt à un beau camélia.
Le prêtre demanda ensuite au père et à la mère s’ils prenaient devant Dieu l’engagement de conserver à leur fille, sous peine de la damnation de leur âme, jusqu’à l’âge de quinze ans, le costume blanc dont elle venait d’être revêtue.
Ils répondirent oui tous les deux.
Alors le prêtre bénit l’enfant qui désormais n’appartenait plus au monde.
Et comme Katty voulut aussitôt courir vers sa mère pour l’embrasser, le prêtre l’en empêcha doucement et l’emmena avec lui jusqu’aux pieds de l’autel de la Vierge.
Lord Brady et sa femme croyaient déjà n’avoir plus de fille. Ils se regardèrent dans la solitude de leur âme, et ce ; regard ne se peint pas.
La cérémonie étant finie, et l’enfant consacré, ses parents rentrèrent chez eux.
Deux chaises de poste attendaient dans la cour.
Cette nuit fut sombre dans l’hôtel. Aucun domestique ne dormit. Quelques-uns se souvinrent d’une nuit, à quatre ans de distance, au château d’Irlande ; les moins vieux au service de la maison se rappelèrent une autre nuit non moins sinistre, mais plus rapprochée, la nuit de la fête à Boulogne.
En ma qualité de chapelain, à titre d’homme de consolation, j’entrai dans l’appartement, où lord Brady s’était retiré avec sa femme. J’avais hésité pendant huit heures si j’y pénétrerais sans être appelé. Un silence dont je fus effrayé enleva ma résolution.
Lord Brady avait les yeux rouges ; il écrivait.
Debout contre un berceau, sa femme était penchée sur le visage de Katty dont elle semblait vouloir emporter le souffle, l’empreinte et la vie ; il y avait huit heures qu’elle aspirait ainsi son enfant ; elle en prenait le plus qu’elle pouvait.
Quand l’heure de l’éternelle séparation eut sonné, je fus obligé de soulever la bonne lady dans mes bras et de la descendre dans la cour, ainsi ployée. Ses mains crispées paraissaient toujours s’attacher à un berceau, et ses yeux regarder ce qu’il y avait dedans.
Ayant fini d’écrire, lord Brady me serra la main, et d’un accent qui fait mal dans la voix des hommes, il me dit en tirant les rideaux du berceau de sa fille.
– Anderson ! que son convoi soit digne de sa race.
Jamais enfant n’avait été plus beau dans le sommeil.
Voici ce qu’avait écrit lord Brady, la nuit du départ.
Le docteur tira une lettre de sa poche.
Mon cher monsieur Anderson,
Cette enfant est sous votre protection jusqu’au moment de sa mort. Je lui laisse soixante mille livres de revenu dont vous dirigerez l’emploi aussi longtemps que la Providence le-permettra. Élevez-la selon son rang, sa fortune, qui est à l’abri de toutes les vicissitudes possibles à prévoir, et selon sa naissance sans tache. Je crois inutile de vous recommander le plus grand soin à ne nous donner ni à moi ai à sa mère aucune nouvelle directe ou indirecte de Katty. D’ailleurs vous ne pourriez guère v****r cet ordre à mon égard, car vous ignorerez toujours la contrée où je vivrai caché. Vous savez que je pars avec la résolution et sous le serment de ne jamais m’informer d’elle. Moins sûr de la fidélité à tenir un semblable engagement de la part de sa mère, je vous impose l’obligation de quitter Paris dans six mois après avoir changé, sans aucune exception, tout le personnel de la maison. Anderson, vous m’avez juré de votre côté de ne jamais divulguer la retraite où, sous un autre nom que celui que vous portez aujourd’hui, vous vous serez retiré avec ma fille. Ainsi, c’en est fait pour la vie et pour l’éternité, mon cher Anderson. Je me renferme dans cet ordre. Vous ne devrez jamais compte à qui que ce soit, songez-y bien, ni de la fortune, ni de la vie, ni de la mort de Katty.
Adieu !
BRADY.
P.S.Après la mort de ma fille, les soixante mille livres de revenu dont elle aura joui vous appartiendront. »
Et je restai seul avec miss Katty, monsieur, acheva le révérend Anderson. Voilà trois mois que, je lui sers de père. Voilà trois mois, ainsi qu’ils se l’étaient juré, que je n’ai rien appris sur lord ni sur lady Brady. Dans trois mois j’emmènerai miss Katty loin de Paris. Où ? je l’ignore.
– Mais, monsieur, m’écriai-je, ne me contenant plus, vous qui êtes l’homme de l’expérience, le savant dont l’esprit n’est pas offusqué par les terreurs de l’amour paternel, cette enfant vivra-t-elle ?
– Oui ! me répondit le chapelain.
– Est-ce qu’elle ne mourra pas à huit ans comme ses deux sœurs ?
– Non !
– Consolant espoir ! lui dis-je. Ce non vaut un million de contentements inexprimables pour moi, pour moi à qui cette enfant n’est rien. – Rien par le sang. Tout, par ce que vous m’en avez appris.
– N’est-ce pas, me dit-il en se levant, que demain il y aura un couvert de plus à la table de milady Katty ?
J’acceptai.