II-1

3098 Words
IIDepuis dix jours j’avais cessé de me rendre au-boulevard des Italiens. Ma promenade avait changé de but. Vous en devinez la raison. Un matin on m’annonce la visite d’un étranger. On me dit son nom : le révérend William Anderson. Il entre ; c’était le chapelain de la petite Irlandaise. – Asseyez-vous, monsieur Anderson. – Vous excuserez ma visite ; je viens vous remercier plus cordialement que la circonstance ne permettait de le faire l’autre jour sur les boulevards, quand votre promptitude nous eut préservés d’un choc qui pouvait avoir des suites fâcheuses. La jeune lady et sa maison joignent leurs remerciements aux miens. – Faible service, monsieur ; devoir du premier passant. Après l’échange ordinaire des politesses usitées en pareil cas, la conversation, entre M. Anderson et moi s’arrêta ; je pressentis le moment où le docteur allait se lever pour me quitter. J’aurais craint d’embarrasser sa visite, dont la tâche était remplie, une fois ses remerciements reçus, en cherchant à renouer la conversation à d’autres sujets. Il me tendit la main. Je crus qu’il me disait adieu à la libre manière de son pays ; je lui tendis la mienne. – Cette enfant vous intéresse beaucoup, me dit-il ; et qui ne l’aimerait pas ? Il lui est échappé l’autre jour, à l’instant où nous vous quittions, une phrase bien cruelle ! bien cruelle pour nous, monsieur, quoiqu’elle l’ait assez souvent sur les lèvres depuis un an. – Depuis un an ! Monsieur ; elle est bien jeune pourtant lady Katty. – Vous savez donc son nom ? – Je l’ai retenu au passage, de vous-même, je crois. – Maintenant je me souviens, Lady Katty a sept ans, et je pourrais vous dire combien d’heures et combien de minutes. Pauvre enfant ! ajouta M. Anderson. Je n’interrompis pas son silence. Il soupira, et reprit : – On doit sa pensée à ses amis : je vous dirai… – Je n’exige que votre amitié. Le chepelain poursuivit : – La famille de lady Katty descend des anciens rois d’Irlande, cette île généreuse et fière, soumise, jamais esclave ; pardonnez, monsieur, mais je suis né en Irlande. En perdant sa souveraineté de fait, cette famille en soutint l’éclat sous le titre moins fastueux, mais aussi pur, de lord Brady, nom qu’elle porte aujourd’hui. Rassurez-vous, je n’ai pas à vous dérouler des évènements de famille bien extraordinaires. Fils aîné de la branche principale, des Brady, le père de lady Katty, lequel n’était, il y a seize ans, quand il en avait vingt, qu’un jeune homme destiné à prendre place, par son catholicisme ardent, parmi les défenseurs de notre émancipation sans cesse ajournée, se rendit au désir de sa famille en épousant miss Hanna O’Briant, issue également d’une des plus hautes maisons d’Irlande. Miss Hanna était d’une beauté remarquable et d’un caractère bienveillant ; mais, purement fondée sur des raisons de convenances, son union avec lord Brady revêtit aux-yeux des étrangers un aspect de réserve qui passa pour de la froideur, pour incompatibilité de goûts. Pénétrés eux-mêmes du danger toujours croissant d’une situation ouverte à tous les traits des interprétations, les nouveaux mariés se retirèrent du monde pour aller vivre dans un de leurs châteaux au bord de la mer. Des courses à cheval, sur les grèves, des parties de chasse avec ses vassaux, des entretiens graves avec le pasteur de l’endroit sur l’état malheureux de la population irlandaise : tels devinrent les travaux et les délassements d’esprit de lord Brady au fond de ses terres. Un évènement vint colorer cette vie heureuse, mais un peu monotone. Une fille naquit au lord, qui tout à coup trouva dans sa position de père des motifs inespérés pour s’attacher plus étroitement à sa femme, – à celle qui lui méritait ce beau titre. Ce n’est pas que jusque-là il ne l’eût aimée dans toute l’étendue de ses devoirs, mais son affection avait été plutôt la tâche acquittée d’une obligation, que le dévouement naturel d’une sympathie. À la naissance de sa fille, sa circonspection disparut ; la tendresse remplaça les égards ; elle anima ses moindres soins ; sa femme que dans sa délicatesse, même au milieu de sa retenue d’autrefois, il regardait comme sa supérieure, descendit, si cela s’appelle descendre, au beau rôle de sa compagne, de son amie, de sa plus intime confidente. Une enfant avait amené cette égalité aimante. Ce que le roi d’Angleterre, qui crée des ducs et des duchés, des barons et des baronnies, n’aurait pu faire, une petite fille l’avait obtenu. Son berceau fut le foyer où se concentrèrent les rayonnantes sollicitudes de deux maisons. Penchés sur le visage de leur fille, lord Brady et sa femme se sentirent sans doute entraînés, attirés l’un vers l’autre par cette ressemblance où le père met sa force et la mère sa grâce, afin qu’ils s’aiment tous deux dans leur image aimée. Nelly fut le Messie du château où elle descendit comme la colombe de l’arche avec la verte branche d’olivier. Quand on est deux à sourire au premier sourire d’un enfant ; quand on est deux pour attendre son réveil ; quand on est deux à s’alarmer de ses cris, on est bientôt heureux de la même joie, triste des mêmes peines. Il n’est pas jusqu’à l’antique château qui ne se ressentît de cette diversion. Son caractère grave, comme celui de son maître, s’épanouit. Une héritière était née à ces vieilles tourelles, à ces lierres barbus qui enveloppaient les tourelles comme quatre troncs d’arbres morts, à ces vitraux derrière lesquels depuis bien longtemps n’avait couru une lampe de fête. Tout était joie et empressement à cause de cette naissance. Le soir, quand le soleil embrasait les rameaux de la forêt pour aller faire son lit dans les feuilles ; quand il teignait de pourpre les belles eaux des lacs, la cornemuse des paysans jouait à la porte du château et filait un doux sommeil à l’enfant. Plus tard, quand Nelly fut plus grande, sa mère la prenait dans ses bras, et lui enseignait à bénir de ses petites mains les paysans rassemblés sous le balcon ; et les paysans ployaient le genou et baissaient la tête devant cette protectrice ingénue. Car rien n’est respecté et ne fait chérir la puissance comme le droit mis sous la protection de la faiblesse. Quoi au monde aurait égalé la félicité dont jouissaient lord Brady et sa femme, si ce n’est une félicité semblable ? Deux ans après la naissance de Nelly, ils eurent une seconde fille, si belle et si blanche que, non seulement elle était le portrait de son aînée, mais qu’elle servit de modèle à une troisième sœur qui naquit à deux ans de là. Le rosier eut ses trois boulons. Mêmes formes, même éclat ; même richesse de santé, mêmes veux bleus au même reflet vierge et sauvage, chez les trois sœurs, Nelly, Glorvina et Katty. Nées loin de la société qui polit, mais qui émousse, quelque chose d’indompté comme chez les faons, dardait de leurs fauves regards quand un étranger les surprenait au milieu de leurs jeux. Elles bondissaient jusqu’auprès de leur mère, toutes trois sérieuses, boudant sous leurs chevelures blondes, effarées, comme si l’on eût cherché à les attaquer. Lord Brady se dévoua tout entier au soin de ses trois filles ; il se consacra à leur éducation, précieux devoir qui constitue une seconde paternité moins arbitraire que la première. D’Oxford, de Cambridge étaient attendus au château les meilleurs maîtres de la science, les esprits distingués et patients qui l’expriment sur les lèvres des enfants comme un lait savoureux. Les livres, les dessins, les belles harpes, les pianos d’ébène, étaient commandés. Ici la chapelle où l’on s’agenouillerait le matin devant le grand saint Patrice qui aurait donné trois Anglais pour un enfant irlandais, tant il les aimait ; là le cabinet de travail, dans une des tourelles, et-là le grand air sur la pelouse. Ne pouvant être Dieu le père, nous voudrions être lord Brady, disaient les paysans lorsqu’ils jetaient les yeux sur le château de leur maître. Si vous n’avez pas oublié, continua M. Anderson, les intervalles laissés entrera naissance de chacune des trois filles, en vous apprenant que Nelly, l’aînée, a déjà huit ans, vous trouvez que Glorvina, la seconde fille de lord Brady, atteint sa sixième année ; tandis que Katty, la plus jeune, a quatre ans seulement. Une nuit, la couverture d’un des trois berceaux s’agite ; le père est debout, la mère est déjà levée. Nelly parlait et rêvait son œil s’ouvrait ; et plus terne se refermait chaque fois. La tête de l’enfant est brûlante et lourde ; on la soulève, elle retombe ; son pouls bat fort, ses lèvres sont sèches. Ce ne sera rien. Le froid l’aura gagnée ; l’herbe était humide hier au soir, c’est un rhume ; l’enfant n’est qu’enrhumée. On appelle un médecin cependant : il arrive ; il ordonne ; on espère. L’oppression augmente ; la fièvre redouble. Quatre heures après Nelly était morte. Je priais auprès de Nelly. Ce n’était pas le médecin qui l’avait tuée ; C’était le croup. – Le croup, nom anglais d’une maladie infernale qui n’atteint que les enfants ; espèce d’ogre qui n’aime que les chairs tendres, qui cherche les enfants beaux et laiteux dans leur petit lit où ils dorment bien, et les étrangle en leur enfonçant ses griffes dans le cou, tandis qu’ils rêvent à des montagnes de biscuit et à des villes de sucre. Byron, le poète immortel de l’Angleterre, a dit avec autant de majesté que de tendresse : « C’est quand le soleil ne sera plus que l’on, oubliera ses vapeurs malfaisantes, pour ne se rappeler que sa chaleur féconde ; c’est quand l’épouse bien-aimée sera descendue au tombeau que l’on oubliera ses caprices pour ne se souvenir que de sa bonté et de sa grâce infinie. » Si vous ne vous figurez point le malheur, peu commun à la vérité, de perdre le soleil, et si vous n’êtes point, de ceux qui puissent être frappés de la mort d’une épouse, rappelez-vous ce qui est plus simple, l’oiseau chéri qui s’est envolé de vos mains mal jointes quand vous le couviez de vos baisers et le réchauffiez de votre haleine. Quelles brûlantes larmes vous avez répandues, en vous disant : « Combien déjà ses petites plumes étaient jolies ! combien sa petite tête était chaude et son petit bec mignon ! » Au lieu d’un oiseau, imaginez un enfant qui ne s’envole pas ; s’il s’envolait, il laisserait du moins l’espérance du retour ; mais un enfant qui meurt dans son nid ! Après les Andalous, on le sait, les Irlandais sont le peuple de la terre le plus enclin au style figuré. Je m’aperçus que M. Anderson était non seulement entraîné par la nature de son caractère à ne pas démentir ce type du langage national, mais qu’il présentait toujours en outre, sous le relief de l’action, des évènements destinés à être mis en simple récit. Il ne m’appartenait pas de me plaindre de cet excès d’animation dans la parole d’un étranger, d’un chapelain surtout, d’un docteur en théologie : il voulut bien poursuivre. Lady Brady fut inconsolable. Autrefois, quand elle ne voulait rendre jalouse aucune de ses filles accourant vers elle, luttant à qui la toucherait la première, elle était fort embarrassée dans sa justice maternelle. Car, lorsqu’elle avait placé Katty, la plus jeune, sur son bras droit, Glorvina sur son bras gauche, où placer Nelly ? mais à son cou. Nelly était le plus gênant des trois délicieux fardeaux qui la faisaient fléchir sous le poids des baisers. Eh bien, cette gêne, ce fardeau manquait à la pauvre mère. Quand Glorvina et Katty sautaient maintenant sur ses deux bras, elle se baissait toujours, toujours, pour que l’autre, toute caressante, pour que Nelly se suspendît à son cou. Si je m’étends moins sur la douleur de lord Brady que sur celle de sa femme, c’est qu’il l’avait cachée sous son ancien silence misanthropique. Des mois s’écoulèrent et quand il ranima sa vie à l’affection des deux enfants qui lui restaient, une partie de l’attachement qu’il avait voué si tard à leur mère se trouva affaibli. On eût dit qu’elle avait perdu pour lui un de ses attraits ; qu’elle était moins reine de son cœur depuis qu’un des diamants, de son diadème maternel était tombé. La naissance d’une enfant avait rapproché lord. Brady de sa femme, la mort de cette enfant sembla l’en écarter. Et comme le découragement, ainsi que la joie, fait voir la vie tout entière sous un jour particulier de prévention, sa femme ne fut pas à ses yeux le seul objet dont, le charme se ternît. Son ciel fut sombre ; sa forêt lui parut plus épaisse, ses lacs plus froids, son château noircit dans son imagination. L’ennui oxyda son âme. Aussi, à la première parole du médecin qui attribua à l’humidité du séjour au milieu des bois la cause possible de l’invasion du mal dont Nelly avait été victime, lord Brady ordonna au château que tout fût prêt dès le lendemain pour un voyage sur le continent. Il se persuada, que l’air tempéré de la France n’aurait jamais tué sa fille. On partit pour la France. Lord Brady s’établit dans une campagne près de Paris avec ses deux filles et sa docile compagne. Katty allait avoir bientôt six ans et Glorvina huit ans. Huit ans ! C’est à huit ans que Nelly était morte ! Glorvina était le portrait vivant de Nelly, comme Katty était celui de Glorvina. Chaque jour, qui rapprochait Glorvina de sa huitième année, rendait la similitude plus évidente. Son père confirmait l’analogie en restituant à lady Brady l’amitié dont il l’avait si capricieusement privée, capricieusement en apparence, depuis la mort de Nelly. Son sourire, sa démarche, sa voix, ses gestes, Nelly revivait dans Glorvina. Nous l’avons déjà exprimé, le bonheur est un grand coloriste ; il a des teintes séduisantes à répandre sur tout. Que la France parut une contrée d’enchantement aux Brady ! elle leur fut une seconde patrie ; car la patrie c’est un peu le cœur ; on appartient au pays qui le rend content. C’est dans une campagne voisine du bois de Boulogne que la famille Brady était venue se retirer, attirée en outre vers ce délicieux endroit par la réunion d’autres familles anglaises qui y passaient la belle saison. Voulant autant qu’il était en lui se montrer bon compatriote, sociable, sans morgue, malgré sa fortune peu ordinaire, lord Brady résolut, d’accord avec sa femme et sur le vœu de ses deux filles, de donner une fête pour inaugurer son arrivée en France, et son séjour au milieu de ses amis du bois de Boulogne. Mais ce sera une fête d’enfants, Hanna chérie, dit-il à sa femme, ils en feront les honneurs comme ils en seront les délices. Le bal, les jeux, la collation sous les arbres, le concert, le feu d’artifice, tout pour eux. On se peint aisément cinquante petites filles et autant de petits garçons bondissant, eux et leurs balles, sur le gazon ; montant et descendant à l’extrémité d’une escarpolette ; allant et venant dans l’air étourdi de leurs cris sur la corde balancée ; tournant et retournant sur des chevaux de bois ; on se figure leurs milliers de petits cris, de petits gestes, leurs petits yeux étincelants d’impatience et de feu ; il neigeait des enfants. Lord Brady et sa femme n’étaient pas les moins heureux de tous les parents qui se fondaient de ravissement à voir leurs fils et leurs filles si joyeux, si infatigables, si rouges, sous les marronniers. Après la promenade et les jeux, il y eut concert ; après le concert on sonna le dîner. Les domestiques étaient déjà rangés autour de la table et derrière les enfants pour les servir, quand Glorvina demanda à sa mère la permission de se retirer ; un v*****t mal de gorge venait de la saisir. Sa voix était rauque. Cet enrouement, qui paraissait, causé par une suspension momentanée de la transpiration, résista aux sirops qu’on fit boire à Glorvina ; il augmenta au point d’oppresser la petite fille dont on essuya la sueur glacée et qui fut couchée aussitôt. Ses compagnes tenaient encore la table, que le docteur Dupuytren écrivait quelques lignes sur le coin d’un guéridon : il avait écouté la respiration sifflante de lady Glorvina, et compris cette langue de l’agonie qu’il parlait si merveilleusement. Quand le docteur Dupuytren eut achevé d’écrire, il mit ses gants ; regarda sa montre, et dit à lord Brady : Si après l’application de quarante sangsues, l’enfant est dans le même état, demain au lever du soleil. Lord Brady serra la main du docteur Dupuytren. Le lever du soleil éclaira du gazon foulé, des branches d’arbre cassées, des papiers noircis, restes d’un feu d’artifice qui avait dû être superbe, des plumes éparpillées de volants, des fleurs flétries, et au fond d’un appartement un petit lit sur lequel une vieille femme rejetait un drap. Le drap était changé en linceul, le lit en tombeau. Je priais auprès de Glorvina. Depuis cette fête et depuis cette mort, les Brady, tristement réduits par deux morts successives au chef de cette famille, à sa femme et à sa fille Katty, n’habitaient plus Boulogne : ils s’étaient retirés à Paris. Un matin, pâle comme elle s’était montrée dans son château d’Irlande après la mort de sa fille aînée, lady Brady entra dans l’appartement de son mari, et s’asseyant près de lui, elle lui dit : – Nous ne sommes pas heureux, milord ; Dieu n’a pas béni notre union. Deux filles bien-aimées nous ont été enlevées en deux ans et par la même maladie. Ceci est désespérant à penser. – Oui, milady, désespérant à penser pour la troisième de nos filles. – C’est d’elle, de Katty, que je venais vous entretenir. – Serait-elle malade ! s’écria lord Brady en quittant sa place. Le démon de ma famille, le croup, serait-il ici ? La mort aurait-elle devancé son terme menaçant pour ma fille ? Elle me doit encore dix-huit mois et trois heures, la créancière des Brady. – Grâce au ciel, milord, je n’ai pas cette mauvaise nouvelle à vous apprendre. – Je crois, milady, sans calomnier la Providence, qu’elle nous a rarement fourni l’occasion de nous en communiquer de bonnes depuis notre fatal mariage. – Fatal ! milord, puisque vous l’appelez ainsi ; mais ce n’est pas ma faute du moins. J’aime mes enfants, et j’ai souffert pour eux comme vous : je mourrais pour celle qui nous reste s’il le fallait. – Mais c’est Dieu qui fait leur destinée. – Dieu fait leur destinée, reprit avec une sombre résignation et du repentir dans la voix, fâché d’avoir blessé la sensibilité de sa femme, le soucieux lord Brady. Oui, Dieu fait leur destinée. L’amour des parents, rien. Le meilleur des pères est impuissant à prolonger de la longueur d’un cheveu la vie de sa fille. C’est à faire douter de toute justice, savez-vous, milady, de voir des fils de matelots, des fils de bûcherons, des fils du peuple, qui n’ont que la mer et ses mille périls, que les forêts, la rue, la boue, pour demeure ; qui n’ont que du pain à manger, pas même du pain à manger souvent, eh bien ! grandir, vivre, exister sans maladie, sans douleur, et parvenir ainsi jusqu’à quatre-vingts cent ans, tandis que nos enfants, à nous, nos beaux enfants qui ont à souhait tout ce que leurs rêves sous des tentures d’or leur inspirent, nos enfants pâlissent, souffrent, s’éteignent, et meurent à dix ans, à huit ans, à heure fixe, comme nos deux filles sont mortes, comme notre fille mourra, comme notre Katty ! – Elle ne mourra pas, milord, ne dites pas cela. Y songez-vous ? Est-ce que nous pourrions rester seuls au monde, après avoir eu, après avoir perdu trois filles ? Vous et moi seuls, comme nous sommes là ? mais je ne le veux pas ; la chose n’est pas juste ; cela n’est pas selon nos forces. Oh ! c’est parce que j’ai tant souffert, c’est parce que j’ai tant pleuré, c’est parce que je ne comprends pas, tant elle me paraît infinie, la peine nouvelle dont vous me menacez, que je crois à un avenir différent. Nous avons payé notre lot au malheur, comme tout le monde ; mais nous ne payerons pas pour tout le monde. Katty, votre fille, la mienne, restera, vivra pour nous consoler et pour nous apprendre à ne pas douter de la clémence du ciel. D’ailleurs, elle est plus ravissante que jamais, sa santé n’inspire aucune crainte.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD