V

545 Words
VQuelque temps après cette scène, je me présentai à la porte de l’hôtel Brady que je trouvai fermée. L’herbe avait poussé sous la porte des écuries. L’hôtel ayant été loué pour cinq ans, le révérend Anderson en avait emporté les clefs avec lui. Je connaissais les réunions où se rendaient le dimanche les employés de la maison ; j’y allai, dans l’espoir de découvrir, d’information en information, la trace de quelque domestique qui, à son tour, m’aurait appris le dénouement du drame de famille que je n’avais pas eu le courage d’attendre. Ma course fut inutile ; aucun compatriote de ces domestiques ne les avait vus depuis une date antérieure à la maladie de la petite lady. J’en conclus qu’ils étaient tous partis pour l’Angleterre. Anderson, fidèle à son serment, avait parfaitement pris ses mesures en exilant les derniers témoins de l’évènement fatal. Il était même probable qu’ils avaient quitté l’hôtel avant d’en avoir connaissance. Les voisins m’en apprendraient sans doute davantage : Tel jour, telle heure, avez-vous remarqué, demandai-je à une fruitière logée à deux pas de l’hôtel Brady, un beau convoi traîné par des chevaux caparaçonnés d’argent, plumes blanches en tête ? – Il en passe tant, mon bon monsieur, de morts riches dans ce quartier, que votre mort à plumes a pu m’échapper. – Vous n’auriez pas vu passer non plus, le même jour, une petite bière d’enfant ? – C’est si mignon, mon bon monsieur, qu’on ne tient pas compte de ces convois-là. – Attendez, pourtant. N’y avait-il pas à votre convoi des petites demoiselles vêtues de blanc avec des roses blanches, des souliers de satin blanc, que c’était pitié par la c****e qu’il y avait ? – Katty est morte ! ce convoi était le sien. Me voyant pâlir, la fruitière me dit : – C’était donc votre parente, cette colombe ? Dame ! chacun son tour. J’en ai perdu une aussi de quarante-sept ans. Si vous tenez, du reste, à savoir les détails de la cérémonie, demandez à madame Dupré, la maîtresse de pension. L’enfant y était élevée et très bien élevée encore ; il faut voir comme on les fait courir sur des poutres à se casser les reins ; il est vrai de dire que ça ne les empêche pas de mourir. Il y avait longtemps que je n’écoutais plus la fruitière. Le convoi était celui de quelque jeune pensionnaire d’une maison d’éducation de la Chaussée d’Antin : que m’importait ? Fragilité de notre âme ! du moment où j’étais convaincu que mon effroi avait été une erreur, j’étais moins certain de la mort de Katty ; c’est à ce prix que je me consolais ; je comprenais mieux maintenant lord Brady, nourrissant volontairement sa vie d’un doute perpétuel. Nos propres douleurs ne sont pas éternelles ; celles qui nous viennent de causes étrangères doivent s’affaiblir ; la nature, la raison le veut ainsi. Après un an, deux ans de souvenirs pénibles, l’image de Katty s’envola de ma mémoire comme une fleur qu’on a placée entre les deux feuillets d’un livre. La fleur pâlit, se dessèche, se détache du livre, et un beau jour le vent l’emporte en poussière. Vous souvenez-vous de tous les papillons, qui vous ont charmé, par une douce matinée de printemps, à travers les hautes herbes, de toutes les ondulations du blé dans la plaine ? Nous ne gardons rien du trésor de nos joies et de nos douleurs. Nous sommes des tombes. Depuis cinq ans, bien d’autres pesantes histoires d’hommes avaient pris la place de cet épisode ailé d’un enfant dans le recueil de mon passé. Je n’avais plus que de vagues réminiscences de l’enfant, de sa figure, du docteur Anderson, de lady, de lord Brady ; personne ne m’en parlait, je n’en parlais à personne.
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